Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

l'antiquaire de zurich

  • Doute

    « Mais le doute grandit jusqu’à lui voler son sommeil. C’était un homme réaliste, et il savait qu’il n’avait jamais eu le choix – un petit garçon dans les bois pendant la guerre –, pourtant il était sûr qu’on ne pouvait se fier à quelqu’un
    qui prétend que la morale ne s’applique pas à son cas au motif qu’il n’a pas le choix. Année après année, il apprit à se défier de sa propre histoire, puis à se défier de lui-même. »

     

    Michael Pye, L’antiquaire de Zurich 

    Dumoulin Roméo 1883-1944 L'enfant à la chaise.JPG
  • Une table marquetée

    Pas d’images de Zurich en tête avant de découvrir la ville, et pourtant j’avais lu il y a deux ans L’antiquaire de Zurich, le roman très prenant de Michael Pye (The Pieces from Berlin, 2003). Capricieuse mémoire (cf. Lire et relire) qui avait retenu l’histoire de l’antiquaire italo-suisse, Lucia Müller-Rossi, rentrée de Berlin en Suisse avec un convoi de belles choses « mises à l’abri », mais oublié le décor. Il faut dire que je n’avais alors jamais vu Zurich ni Berlin, les lieux marquants du récit. Le cas de Andreina Schwegler-Torré, dont l’auteur avait entendu parler dans un ouvrage sur le marché de l’art suisse durant la deuxième guerre mondiale, a inspiré cette fiction. 

    Zurich L'eau sous les ponts.JPG

     

    Nicholas Müller, le fils unique de Lucia, professeur retraité, ne se soucie pas du ventre rond qu’il arbore maintenant, enveloppé dans son loden vert, dévalant vers la ville dans le brouillard pour se rendre à la gare. Sa fille Helen le suit, en se cachant. Nicholas a décidé de se rendre à l’enterrement de son père, même si on ne l’a pas prévenu de sa mort – « Il appartenait à la première famille, la source du scandale, celle qu’il ne fallait pas mentionner. » Ses parents avaient divorcé en 1945.
    Pour la seconde famille, sa mère et lui étaient supposés morts à Berlin sous les bombardements. Puis quand l’essai de Nicholas sur Shakespeare avait été publié, la version avait été modifiée : on l’avait considéré « comme mort » et sa mère avait disparu de la biographie de son père.

     

    Un simple bouquet d’asters blancs à la main, il veut apercevoir une dernière fois dans le cercueil le visage de celui sans qui il a grandi : « lui-même, usé jusqu’à la corde ». L’autre famille l’ignore, déchire son mot de condoléances. « Et Nicholas se rappela avoir pensé : ils ne sont pas de ce siècle. Ils n’ont pas connu les bombes, la faim, la torture, le feu. L’atroce épreuve de changer et même de devenir adulte leur a été épargnée. Si bien que, quand la guerre s’est achevée, ils ne se souciaient que de rester très, très immobiles, comme des animaux acculés. »

     

    Lucia Rossi « avait toujours vécu entourée de filigranes dorés, de sols en mosaïque imitant des tapis persans, de sculptures et de tableaux. » A dix-huit, ses parents milanais l’envoient à Monza faire du ski, et là elle rencontre Hans Peter Müller, qu’elle épouse. Ses parents sont plutôt rassurés de la voir quitter l’Italie de Mussolini : « Au moins, elle avait présenté un comptable, qui pouvait avoir de l’ambition, et un Suisse, qui pouvait la faire sortir des rues infestées de drapeaux et des campagnes pleines de voyous, et lui offrir la sécurité. » Mais en Bavière où ils s’installent, un mari « doux et généreux » ne suffit pas à la jeune femme qui se nourrit de la rubrique mondaine et, pour s’échapper, prend des cours d’histoire de l’art et le Herr Doktor Professor pour amant. Puis Nicholas naît, un Müller sans aucun doute. Quand la guerre éclate, Hans est enrôlé dans l’armée suisse, Lucia emmène alors Nicholas à Berlin. Il a six ans.

     

    Le garçon apprend à vivre sans père, et souvent sans sa mère, toujours sortie. De plus en plus occupée, de plus en plus entourée – dans ce Berlin de guerre, elle est de plus en plus radieuse. Elle travaille d’abord à l’ambassade, puis aux studios de cinéma de
    la Ufa. Nicholas est confié à Katya, la bonne. Lucia ramène parfois de jolies choses à l’appartement, un tapis rouge et or, des plats, des fauteuils. Les lettres du père n’arrivent plus. Au printemps 1943, les bombardements touchent le cœur de Berlin. Nicholas, neuf ans, est seul avec son chat Gattopardo adopté en cachette de sa mère. « Assis près d’une fenêtre, il regardait une ville mourir. » Lucia rentre très tard, à onze heures « et lui dit : « Je fais tout ça pour toi. » Il savait que ce ne pouvait être vrai. »

     

    Il est temps de rentrer en Suisse. Les valises sont faites. L’enfant n’en revient pas de voir sept camions se garer dans la rue, en convoi. « Nicholas ne savait pas que sa mère possédait tant de biens, ou qu’ils nécessitaient de telles protections. » – « Surtout, ne regarde pas, disait toujours sa mère. Surtout, ne pose pas de questions. » Voyage inénarrable dans un pays en guerre, conduit d’une main de fer par une femme munie de tous les papiers nécessaires et d’un culot monstre.

     

    Helen ne comprend pas que son père n’ait jamais vraiment interrogé sa mère sur cet enrichissement, sur la manière dont elle s’y est prise pour tenir une boutique d’antiquités à Zurich et s’y construire une grande réputation. Mais Nicholas « s’inventa lui-même, par nécessité ». Quand il était tombé amoureux de Nora, « elle devint le principe directeur de toute sa vie », « chacun fut le souffle de l’autre » et puis il y eut leur fille, Helen. Aujourd’hui, celle-ci a un bel enfant, Henry, de son Jeremy toujours en voyage d’affaires. Et Nicholas adore les voir, les recevoir à Sonnenberg.

     

    Et cette table ? me direz-vous. J’y viens. Un jour, Helen remarque une femme en pleurs devant la vitrine du magasin de sa grand-mère. « La vieille dame dit : « C’était une table. Une petite table, avec des fleurs en marqueterie. Comme un jardin, d’encoignure. » » Helen lui propose d’aller prendre une tasse de thé. Sarah Freeman accepte. Quand elle connaissait Lucia, Sarah s’appelait Frau Lindemann. Avec l’aide d’Helen, qui veut savoir, et celle de Peter Clarke, un vieil Anglais qui s’intéresse à elle, Sarah Freeman va pouvoir raconter l’histoire de sa vie et forcer Lucia à retrouver la sienne derrière ce vernis de femme intouchable dont elle se pare encore, à quatre-vingt-douze ans.

    La Limmat, le Lac, le Lindenhof, les tramways bleus… Oui, nous sommes à Zurich, mais surtout au cœur de terribles affrontements, colères, souffrances dont chacun aura sa part. Dans L’antiquaire de Zurich, d’une structure assez lâche, Michael Pye ménage le suspense jusqu’au bout et pose à travers ses personnages singuliers de redoutables mais nécessaires questions.

  • Mémoire

    « Dans des circonstances ordinaires, il contribuait avec plaisir à l’officielle mémoire civique de la ville, qui voyait en James Joyce un homme aux yeux malades, en Wagner un plastronneur, et en Lénine un bon locataire tranquille, bien qu’il eût reçu des visiteurs le soir où le Palais d’Hiver tomba. Il aimait l’anesthésie de toutes ces conventions, se sentir chez lui dans une ville où la décoration des vitrines est le plus grand art, dont le poète attitré est encensé pour être un bon fonctionnaire du gouvernement, bien qu’il soit également un ivrogne.

     

    Mais les circonstances n’avaient rien d’ordinaire. Nicholas traversa la Limmat et s’engagea dans les allées piétonnes qui menaient à l’esplanade Lindenhof. Helen ralentit, bien que le froid lui mordît les jambes. Quelques allées seulement menaient à l’esplanade, qui était petite, et elle ne voulait pas qu’il la vît. »

     

    Michael Pye, L’antiquaire de Zurich (traduit de l’anglais par Maryse Leinaud) – Mercure de France/Folio, 2007.

     

    Zurich quartier des antiquaires.jpg