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Roman - Page 129

  • Jean Rhys à Paris

    Le nom de Jean Rhys (1890-1979) vous dit-il quelque chose ? Née aux Antilles, elle a écrit quelques romans – La prisonnière des Sargasses ou l’enfance et l’adolescence d’une jeune créole à la Jamaïque – et des nouvelles. Bonjour minuit (1939, traduit de l’anglais par Jacqueline Bernard) vient d’être réédité, voici le début de la préface signée Fanny Ardant. 

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    « Vous la rencontrerez peut-être un après-midi dans le jardin du Luxembourg. Elle est blonde, elle a un manteau de fourrure, elle marche les mains dans les poches, le regard par terre, elle sait que les yeux des hommes sont cruels. Elle s’arrête et parle toute seule. Si elle dit : « Curieux comme cela peut être triste, le soleil de l’après-midi. » C’est elle. »

    Le titre est emprunté à un poème d’Emily Dickinson : « Bonjour, Minuit ! / Je rentre chez moi, / Le Jour s’est lassé de moi – / Comment pouvais-je me lasser de lui ? » Dans une chambre d’hôtel bon marché, une femme arrange son existence entre « un endroit pour manger à midi, un endroit pour manger le soir, un endroit pour boire après le dîner ».

    C’est une amie qui ne supportait pas de la voir « avec un air comme ça » qui lui a suggéré de se changer les idées, de retourner un peu à Paris, en lui prêtant de l’argent si nécessaire, pour s’acheter de nouvelles robes. A Paris, elle a partout des souvenirs. Dans les années vingt, elle avait choisi de s’y faire appeler « Sasha » – « J’ai pensé que mon sort changerait peut-être si je changeais de nom. » 

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    Du Gardénal pour dormir. Le matin, croiser sur le palier « ce foutu type » squelettique en robe de chambre qui occupe la chambre d’à côté. Son programme du jour ? « Ne pas trop boire, éviter certains cafés, certaines rues et certains endroits, et tout ira très bien. Ce qu’il faut c’est avoir un programme, ne rien laisser au hasard – pas de trous. »

    Un dimanche après-midi dans un cinéma des Champs-Elysées, et quand elle en sort, « il fait nuit et les réverbères sont allumés », Paris a un air pimpant. La voici à l’endroit d’où elle a vu passer le cortège funèbre d’Anatole France. Elle a travaillé autrefois dans ce quartier, elle accueillait les clientes d’une maison de couture. Elle raconte ses débuts, son renvoi, ses autres emplois.

    A l’hôtel, au restaurant, dans les bars, elle écoute les conversations, surveille les regards posés sur elle : elle tient à avoir l’air respectable, même s’il ne s’agit plus à présent d’être « aimée, belle, heureuse ou capable ». La tranquillité, avant tout. Elle a bien essayé de se tuer à force de boire, mais elle est toujours là, à lire les menus et observer les autres clients. Un soir, elle se laisse approcher par deux Russes, elle trouve le plus jeune « assez beau dans un genre doux et mélancolique ».

     « Jean Rhys disait de son roman : "Les gens le trouvent trop triste, je ne sais pas pourquoi. Je ne voulais pas montrer les choses sous un jour particulièrement noir. Il me faut reconnaître que mon livre en a vu de toutes les couleurs. On me conseille d'être moins sinistre alors que je veux simplement raconter quelques-unes des choses qui me sont arrivées, telles quelles". » (Au bonheur de lire)

    Chaque journée, pour Sasha, est une traversée périlleuse, mais elle s’accroche, entre souvenirs, résolutions et rencontres de hasard. Bonsoir minuit est le roman d’une errance au féminin, lucide et parfois drôle. « Champagne pour les perdants », titre Marie-Noël Rio dans Le Monde diplomatique. Un méli-mélo de désespoir et d’élégance dans le Paris bohême.

  • Comme une virgule

    hanf,verena,simon,anna,les lunes et les soleils,roman,littérature française,belgique,rencontre,couple,séparation,famille,solitude,culture« Nous marchons dans le blanc silencieux, nous longeons la rivière, le sentier est vierge et plat, nous ne nous fatiguons pas. Dans le village avoisinant, Anna s’arrête tout à coup. Elle pointe le doigt au-delà d’une clôture de bois.
    « Regardez, c’est la maison de ma mère. »
    La maison est coincée comme une virgule entre deux autres bien plus grandes, elle est étroite et tassée, les volets sont fermés, elle paraît abandonnée.
    « Vous voyez, c’est une toute petite maison avec des toutes petites fenêtres et un tout petit jardin au fond d’une petite rue. »
    Elle se tourne vers moi, avec son regard familier, ni bleu ni brun, teinté d’ironie. 
    « En revanche, quand j’étais petite, je rêvais tout en grand. »

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  • Nouvelle rencontre

    Avec Simon, Anna, les lunes et les soleils, Verena Hanf nous invite à nouveau au mystère des rencontres, et aux virages imprévus de la vie. Cela commence mal pour Simon Legrand, quitté par sa femme, « la déserteuse ». Après une semaine désastreuse à se saouler – il voudrait arrêter de rembobiner la scène du départ –, il décide de prendre une semaine de vacances en janvier, « épuisé de faire semblant que tout est comme toujours » au bureau. 

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    Guillaume Vogels, Chemin dans la neige

    L’envie lui vient d’aller en Alsace, où il allait jadis avec ses parents, « un bout du monde bien attachant », disait son père, sa mère aurait préféré la Méditerranée. Il retrouve à Munster le petit hôtel où ils s’installaient, à présent tenu par une jeune femme mince à l’accent alsacien. La chambre rénovée « dans le genre sobre, dépouillé » le déçoit, mais en ouvrant la fenêtre, il entend, « pointe de joie, le grondement du ruisseau ».

    La salle à manger est plus agréable qu’avant. Après un repas en solitaire, à part « Rouge cerise », comme il surnomme déjà l’hôtelière, vu son beau sourire, il observe l’entrée d’une femme, « silhouette élégante », pas vraiment belle mais une lueur dans le regard. Elle porte un collier de perles de corail – sa femme ne portait que des perles blanches, des bijoux sobres.

    Le lundi matin, il part comme prévu pour une randonnée en forêt, sans smartphone, juste un pique-nique. Après trois heures de marche, il lui a semblé apercevoir quelqu’un « plus haut sur la montagne ». Près du lac où il s’est arrêté pour manger – l’air est doux pour un mois de janvier –, il avale de travers quand il voit s’approcher « la femme corail », tousse et tousse à en perdre le souffle jusqu’à ce qu’elle vienne, après une seconde d’hésitation, le délivrer en lui tapant dans le dos.

    Comme il menace de neiger, ils rentrent à l’hôtel, échangent quelques mots. La randonneuse est originaire de la région, mais vit à Strasbourg, elle s’appelle Anna. Le trio du soir se reforme : Rouge cerise a opté pour un rouge fraise, Anna porte ses perles de corail, Simon a rasé sa barbe de huit jours. A la fin du dîner, Anna lui propose de prendre le café ensemble. Il apprend que sa mère était allemande, mais avait quitté son pays quand elle était jeune.

    Le lendemain, pour la première fois depuis des jours, Simon se sent reposé, « délaissé, mais droit debout ». La neige tombe en abondance, ce n’est pas du temps pour marcher, aussi la conversation reprend avec Anna au petit déjeuner, il lui décrit sa propre situation. Elle est venue vider la maison de sa mère, morte en octobre, sans trop savoir encore ce qu’elle compte en faire.

    Verena Hanf raconte les pas à pas de ces deux personnages, que la souffrance, le deuil, la solitude rendent curieux l’un de l’autre. Simon, Anna, les lunes et les soleils évite le pathétique et les dialogues convenus. Comme dans Tango tranquille, la romancière s’approche délicatement des personnages pour les écouter, sans en faire trop.

    Dans un style simple et clair, qui a gagné en musicalité, elle sème des indices, des cailloux de couleur, qui nous rendent curieux, à notre tour, de cet homme et de cette femme dont les vies s’effleurent prudemment, habités chacun par leurs souvenirs, par l’absence d’un proche, sans que nous sachions où cela les mène – « ni brun ni bleu », comme l’écrit Verena Hanf.

  • Liberté

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    « L’incapacité de Phyllida à réaliser ses rêves avait forgé ceux de Madeleine. La vie de sa mère était l’exemple à ne pas suivre. Elle incarnait l’injustice que Madeleine allait réparer. Entrer dans l’âge adulte en pleine poussée progressiste, grandir à l’époque de Betty Friedan, des manifestations pour l’égalité des droits entre les sexes et des chapeaux conquérants de Bella Azbug, affirmer son identité au moment où celle-ci connaissait une profonde mutation, était une liberté digne des plus grandes libertés américaines que Madeleine avait étudiées à l’école. »

    Jeffrey Eugenides, Le roman du mariage

  • Le roman de la vie

    Y a-t-il période plus propice aux rencontres que le temps des études sur un campus universitaire ? Le roman du mariage de Jeffrey Eugenides (The Marriage Plot, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Olivier Deparis) continue à captiver ses lecteurs en format de poche – un gros roman d’amour, mais pas seulement. 

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    Le titre renvoie d’abord à un cours choisi par Madeleine Hanna, étudiante en lettres : « Le roman du mariage : œuvres choisies d’Austen, d’Eliot et de James ». Le jour de la remise des diplômes à Providence, Rhode Island, le coup de sonnette de ses parents rappelle à Madeleine le petit-déjeuner qu’ils ont convenu de prendre ensemble, mais elle n’a pas du tout la tête à faire la fête après une nuit agitée et trop alcoolisée.

    Phyllida et Alton sont en pleine forme, eux, ravis de féliciter leur lauréate. Malgré les années et leurs prises de bec, Madeleine observe sa mère « une fois de plus en parfait accord avec les circonstances », soignée, enthousiaste, de quoi se sentir encore plus déphasée. Ses projets de vie commune avec Leonard Bankhead inquiètent sa mère, qui lui préfère Mitchell, « le genre de garçon dont elle aurait dû logiquement tomber amoureuse et devenir l’épouse, un garçon intelligent et sain qui plaisait à ses parents. » 

    Après ses études de théologie, Mitchell Grammaticus  (à moitié grec, comme l’auteur) a prévu de faire un grand voyage jusqu’en Inde avec un ami. Madeleine, sans réponse à sa demande de troisième cycle, se sent perdue, sans endroit où aller sinon chez ses parents. Elle vient de rompre avec Leonard, rencontré au cours de « Sémiotique 211 » (question de se mettre au courant des théories littéraires en vogue), un des dix étudiants sélectionnés pour ce programme.  

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    Bien qu’il se spécialise en biologie, Leonard a suivi ce cours « par intérêt philosophique », et dès leurs premières conversations, Madeleine a découvert quelqu’un d’étonnant, d’une intelligence fulgurante, très différent de ses petits amis précédents. A la même époque, elle lisait Fragments d’un discours amoureux de Barthes, qu’elle ne lâchait plus. Mais Leonard a ironisé lorsqu’elle lui a parlé d’amour, et elle a décidé alors de rompre.

    Mitchell a eu sa chance, quand Madeleine l’a invité chez ses parents pour Thanksgiving, pour ne pas le laisser seul sur le campus. C’est alors qu’il a charmé ses parents mais s’est montré trop timide avec elle – elle l’a laissé tomber, et pourtant lui ne pense qu’à l’épouser. Et voilà que juste avant la cérémonie des diplômés, un ami de Leonard téléphone à Madeleine pour lui apprendre que celui-ci est à l’hôpital, pour une grosse dépression.

    Furieuse que ses colocataires lui aient caché son état, Madeleine oublie la cérémonie, file à l’hôpital : Leonard, sous lithium, estime qu’elle a bien fait de quitter un « handicapé affectif », les unités de cours à récupérer pour obtenir son diplôme l’obsèdent,. Madeleine, qui n’a reçu aucune réponse positive à ses demandes de troisième cycle, se trouve un nouvel objectif : aider Leonard à s’en sortir. 

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    Sur près de six cents pages, Eugenides décortique les états d’âme des uns et des autres, suit chacun des personnages dans ses pérégrinations, Mitchell dans son voyage autour du monde et ses interrogations spirituelles, Leonard entre les hauts et les bas d’un maniaco-dépressif, Madeleine dans ses lectures et l’analyse de ses sentiments personnels. « Un remake de « Jules et Jim » transposé dans l’univers drolatique de David Lodge », titre André Clavel (Le Temps) 

    Dans Télérama, Nathalie Crom fait l’éloge d’un « récit d’apprentissage de facture classique, remarquablement intelligent et infiniment séduisant. » Fallait-il tant d’adverbes ? Il y a des longueurs dans Le roman du mariage. Eugenides, qui dédie son roman à ses « colocs », décrit d’abord les mœurs universitaires à Brown, dans les années 80, avec pas mal d’ironie quant aux effets du structuralisme sur les approches littéraires, mais fait surtout place ensuite aux interrogations existentielles. Une fois le campus quitté, il faut choisir sa vie – pour ou contre, avec ou sans – et interviennent alors l’éducation, le milieu, les sentiments, les réponses du monde à nos attentes, et les circonstances, imprévisibles.