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alexakis

  • Le fil de mes idées

    « Son visage m’a rappelé celui de la jeune femme que nous avions rencontrée dans le port de Tinos et dont nous étions tombés amoureux tous les deux. alexakis,la clarinette,roman,littérature française,grec,français,écriture,amitié,maladie,vieillesse,société,cultureSa présence m’était si agréable que j’ai parlé beaucoup plus longuement que d’habitude. J’évitais de trop la regarder pour ne pas perdre le fil de mes idées, je l’ai quand même perdu à deux ou trois reprises. J’ai expliqué pourquoi je considérais comme un avantage le fait d’écrire en deux langues, pourquoi mes rapports avec le français avaient toujours été plus détendus qu’avec le grec, je me suis souvenu que ma machine à écrire grecque croupissait sous ma table à l’époque de la dictature des colonels, j’ai comparé le travail du romancier à celui d’un menuisier en train de construire un meuble un peu compliqué, j’ai confessé qu’il me fallait deux ans environ pour écrire un livre, que j’avais passé la plus grande partie de mon existence entouré de personnages de fiction, que le roman occupait certainement plus de place dans ma vie que ma vie dans mes romans. »

     

    Vassilis Alexakis, La clarinette

  • Le son de ta voix

    « J’ai commencé à écrire ce texte en grec. Mon dernier livre, comme tu le sais, je l’ai d’abord écrit en français. » Ce sont les premiers mots de La Clarinette, dernier roman (2015) de Vassilis Alexakis, où l’auteur de Paris-Athènes semble très proche du narrateur, un écrivain vieillissant : celui-ci s’adresse à son éditeur et meilleur ami, très malade (Jean-Marc Roberts, dont il ne cite pas le nom, mais bien les livres, est décédé en mars 2013). 

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    http://www.jupiterinstrument.fr/jupiter-musique-france-instruments/

    Il lui raconte ses journées, ses observations, ses pensées, y compris lors des visites qu’il lui rend chez lui ou à l’hôpital. Les soucis de l’âge, de la maladie, l’appréhension de la mort planent sur ce roman-récit. Le titre, longtemps mis en balance avec « La minute de silence », vient d’un trou de mémoire qui inquiète le narrateur, incapable de retrouver le nom de l’instrument de musique qu’il connaît très bien, ni en français ni en grec (l’éditeur à la mémoire intacte le lui livrera).

     

    Mais sur cette thématique s’en greffent beaucoup d’autres : les allées et venues entre Paris et Athènes, entre le grec et le français, l’écriture et les activités littéraires, la crise grecque et les laissés pour compte de l’économie, les rencontres, les femmes, la famille, la mémoire et l’oubli. L’écrivain grec n’a plus le même enthousiasme pour Paris où il vit depuis quarante ans, ni la même envie d’observer les gens, les bruits, une indifférence prouvant peut-être qu’il est « devenu un vrai Parisien ». Chômeurs faisant la manche et SDF retiennent encore son attention et sa compassion. La crise grecque, la montée en puissance d’Aube Dorée le préoccupent, lui rappellent le temps de la dictature des colonels et de son installation en France.

     

    Juste avant qu’on lui découvre un cancer, son ami avait pu faire un voyage en Grèce, à Athènes d’abord, puis sur l’île de Tinos où l’écrivain l’avait reçu chez lui. L’éditeur écrit, lui aussi ; son dernier livre s’intitule « Deux vies valent mieux qu’une » : « Tu considérais l’écriture comme un jeu : oui, c’est un jeu, mais un peu particulier, où l’on pleure de temps en temps. »

     

    Celui-ci l’a écrit dans un appartement trop grand pour lui seul (il avait prévu d’y vivre avec Olga, sa dernière compagne, et son fils, ce qu’elle n’a pas voulu, et d’y recevoir ses propres enfants) : « Cela conforte aussi ma conviction que la qualité des livres dépend de la place qu’ils réservent au silence. La solitude a été ta dernière conquête. » Le narrateur a lui-même été hospitalisé à Aix, ce qui a modifié son rapport au temps. « Jusque-là le présent n’était qu’un pont qui reliait ma mémoire à mes projets et que je traversais à vive allure. »

     

    Le fonctionnement de la mémoire (« Mnêmê » en grec) devient un nouvel objet de sa curiosité. Un neurologue lui affirme que les souvenirs sont créés de toutes pièces et relèvent de l’affabulation romanesque. Il observe que dans « alétheia » (la vérité), l’a privatif précède « léthé » (l’oubli). Alors que son ami pense qu’il écrit ce livre en grec, l’auteur a choisi sa langue adoptive : « Le français s’est imposé à moi pour cette raison supplémentaire qu’il me restituera le son de ta voix. »

     

    Rentré à Athènes pour six mois, le temps de traduire son livre en grec, l’écrivain est à nouveau confronté à la crise, écrit une chronique contre l’église orthodoxe, constate la violence des membres d’Aube Dorée. Il retrouve intact le calme de la bibliothèque et du jardin de l’école française ; une amie lui trouve le nom grec du buis, quasi inconnu des Grecs (« pyxari ») –  « J’écris entouré d’une foule de fantômes bienveillants. »

     

    Des rencontres qu’il rapporte, la plus touchante est celle d’Eleni, sa nièce, âgée de 56 jours : « Sa bouche est un mot rare qui porte deux accents circonflexes » ; en grec il mettra « deux petites vagues ». En Grèce, tout le monde le reconnaît, « Athènes n’est une grande ville qu’en apparence, c’est un village où il est facile de se faire une réputation. » Pour sa fête d’anniversaire, il écrit un mot différent sur chaque verre pour que chacun reconnaisse le sien – discussions, musique, danse. Puis il participe à une distribution de soupe populaire, rue Sophocle.

     

    La clarinette est donc un roman à bâtons rompus, entre deux villes, deux pays, deux langues, deux amis. Les péripéties quotidiennes qu’il relate concernent aussi bien les détails triviaux (lorsqu’il empeste son compartiment de métro à cause d’une indigestion ou qu’une crise d’asthme l’inquiète au point d’appeler une amie pour ne pas rester seul, ou encore que son pantalon mis à sécher tombe dans la cour de son immeuble – il habite un cinquième étage sans ascenseur) que l’écriture.

     

    L’observation des autres et de lui-même, il s’efforce de la rendre sans faux-fuyant, avec précision, il se traite même de « métèque studieux ». Cela donne, comme l’écrit Nathalie Crom dans Télérama, « un livre tout ensemble méditatif et pugnace, mutin et mélancolique, tendre et navré, infiniment vivant quoique drapé d’ombre. » Quand son ami est transféré aux soins palliatifs, Vassilis Alexakis – ou son double – se promet « de raconter cette période sinon avec la même grâce, tout au moins avec la même légèreté » que l’éditeur retraçant ses « péripéties de santé » dans son dernier livre.

     

    Pour terminer, il me semble que la réponse d’Alexakis (ou du narrateur) à la question que posait Socrate aux passants sur le but de leur vie (il l’a relu dans un livre de Jacqueline de Romilly à qui il rend un bel hommage, en signalant qu’une petite place d’Athènes porte désormais son nom) résume parfaitement l’esprit de son roman : « Comprendre ».