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Roman - Page 125

  • Tirée de la boue

    Mudwoman : sous ce titre non traduit (« mud », boue), Joyce Carol Oates, « la peintre des âmes noires » (Le Point) déroule à nouveau un destin hors de l’ordinaire et terrifiant, celui de la petite Jedina Kraeck, laissée pour morte par sa mère, malade mentale obsédée par la Bible, et devenue M. R. Neukirchen, première femme présidente d’une université de l’Ivy League.

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    Pas vraiment une histoire de résilience, non. Mudwoman (2012, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban) tient souvent du cauchemar, malgré le parcours exemplaire de la petite « Mudgirl », que sa mère a poussée, après lui avoir coupé les cheveux, rasé le crâne jusqu’au sang, une nuit d’avril 1965, dans les marais boueux de la Black Snake River. 

    Dieu avait été mis au défi de sauver l’enfant, c’est le « Roi des corbeaux » qui a mené un trappeur simple d’esprit jusqu’à elle. Tirée de la boue, soignée, Janeda a été placée dans une famille d’accueil où elle devient Jewell, avant que se présentent Agatha et Konrad Neukirchen, inconsolables de la perte de leur petite Meredith Ruth de quatre ans. Ses parents adoptifs vont lui donner les mêmes prénoms, elle sera leur nouvelle « Merry ». Ce couple quaker l’élève dans l’amour des livres et la gentillesse – attitude toute nouvelle pour celle que sa mère maltraitait et qui n’a guère connu la tendresse dans sa famille d’accueil.  

     

    En octobre 2002, la Présidente Neukirchen se prépare à prononcer un discours au Congrès national de l’Association américaine des sociétés savantes. Elle a libéré son chauffeur qui l’a déposée bien en avance à l’hôtel d’Ithaca. Sa chambre n’étant pas encore disponible, elle cède à une impulsion : louer une voiture et rouler, rouler jusqu’à Carthage où elle a grandi – elle pense en avoir le temps et sinon, elle fera demi-tour pour rentrer à l’heure. 

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    « M.R. », comme elle se fait appeler, et comme elle signe ses articles, aime conduire, laisser filer ses pensées sur la route, se rappeler ses parents (qu’elle ne voit plus, bien qu’elle leur soit reconnaissante de l’éducation reçue), son amant intermittent, un homme marié, Andre Litovik, récapituler son parcours hors du commun. Mais elle n’a pas prévu d’être aussi bouleversée en passant sur le pont au-dessus de la Black Snake, ni de s’embourber plus loin dans le fossé d’une petite route impraticable d’où son téléphone ne capte aucun signal.

     

    Sur sa brillante trajectoire universitaire, cette absence au congrès pour cause d’accident de voiture est la première faille. Pourtant M.R. Neukirchen se tient sur ses gardes, elle sait qu’une partie de l’université était hostile à la nomination d’une femme à sa tête et guette ses faux pas. Mais elle prend des risques. Par compassion, en 2003, elle reçoit seule un étudiant victime d’une agression homophobe. Il lui fait une étrange impression. Elle comprend soudain qu’il enregistre leur conversation – ce pourrait bien être un coup monté par ce jeune ultraconservateur pour se poser en victime devant les médias. 

     

    Sous la plume ou le clavier de JCO, M.R. est une de ces âmes blessées, solitaires, tourmentées, pour qui chaque jour est une mise à l’épreuve. Au dehors, un masque de réussite, une volonté de fer. Une grande adresse à se protéger, une non moins grande maladresse à se laisser aimer. Cette philosophe dans la quarantaine s’étonne à chaque fois qu’on tente de se lier avec elle. Seul Andre fait exception (il ne quittera jamais sa femme). 

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    La romancière américaine nous entraîne dans les gouffres de l’anxiété et de la solitude à travers les péripéties dramatiques de ce « roman schizophrène » (Elle) qui nous captive parce que, même excessives, parfois surréelles, ces situations, ces rapports humains touchent notre propre expérience de la vie et des êtres. N’entendons-nous pas aussi une voix intérieure qui nous questionne dans nos moments de désarroi ? Ne nous réveillons-nous pas de cauchemars où nous sommes pris au piège ? « La personnalité humaine est énormément complexe. J’essaye de refléter cette complexité dans mon écriture – je ne voudrais pas simplifier la nature humaine, mais retranscrire son immense mystère », confie-t-elle dans un entretien.

     

    Avec des allers-retours entre 1965 et 2003, peu à peu, en dévoilant les conflits intérieurs de son héroïne, obsédée par son passé tragique, JCO nous rapproche de cette battante aux convictions idéalistes – elle a la guerre en horreur – que le pouvoir académique isole davantage encore, de cette femme aux rapports problématiques avec les autres : « Seule, M.R. vivait plus intensément que si elle avait vécu avec quelqu’un. Car la solitude est la grande fécondité de l’esprit, quand elle ne signe pas sa destruction. »

  • Incandescence

    bass,rick,toute la terre qui nous possède,roman,littérature anglaise,etats-unis,texas,géologie,forage,lac salé,désert,passions,culture« Surtout, il fallait être déjà là à attendre que le phénomène se produise et le voir naître ou arriver : entendre les petites vagues salées du lac s’entrelécher dans la nuit, remuées par le vent et la rotation dextrogyre d’une terre endormie ou somnolente ; assister ensuite à la conception même de l’idée d’incandescence dans la première lueur de l’aube, et observer l’approche de la lumière, tendant ses doigts au travers des carreaux craquelés du lac et de la moindre pépite de sel comme si elle les mitraillait ; la lumière et la couleur naissaient ensuite, sans un bruit, mais avec une beauté précipitée qui semblait émettre un chuintement, tandis que l’image du lac salé, aveuglant, embrasé, s’élançait vers l’esprit du spectateur. »

     

    Rick Bass, Toute la terre qui nous possède              Lac Juan Cordona ©  Sibley Nature Center 

     

     

     

  • Possédés de la terre

    Qui possède qui ? ou quoi ? On s’interroge devant le titre de Rick Bass, Toute la terre qui nous possède (All the Land to Hold Us, 2013, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Aurélie Tronchet). Autant vous prévenir : si son Journal des cinq saisons était un hymne à la beauté de la nature, ce roman-ci décrit la terre aussi dans ce qu’elle a de plus âpre et dans sa dévastation par l’homme. 

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    Richard est géologue, comme l’auteur qui décrit dans le prologue les paysages du Texas de l’Ouest, Castle Gap, la rivière Pecos, le lac salé intérieur, le désert où se déroulent plusieurs histoires à différentes époques, et deux principalement, dans le Livre I. La passion de Richard pour son métier – sonder la terre à la recherche de gisements de pétrole et de gaz, dans les années soixante, comme jadis les hommes y ont cherché de l’or – et pour une femme, Clarissa, à la peau « d’une pâleur parfaite », soucieuse de préserver sa beauté dans l’attente de son destin. Dans les années trente, la vie d’un autre couple, Marie et Max Omo.

     

    On trouve de tout dans les dunes autour du lac, des os humains, des armes, des vieilles roues de chariot enlisées dans les sables. Herbert Mix en fait collection, fasciné par ce que révèlent les fouilles et en particulier, par la découverte d’un convoi fantôme aux squelettes reconnaissables : des chevaux, un chariot, un homme endormi, une femme appuyée contre une roue.

     

    De jour, la belle Clarissa s’économise à « attendre et attendre jusqu’à ce qu’un portail ou une porte s’ouvre », mais le soir, la nuit, elle accompagne volontiers Richard dans sa curiosité pour ce que le vent, en déplaçant les dunes, fait réapparaître. Lui travaille « pour le mystère et le romanesque, pour être là-haut sur le plateau avec Clarissa, hors d’atteinte du monde ordinaire », elle fouille pour l’argent, vend ses trouvailles à Herbert Mix – elle veut quitter Odessa.

     

    Peu à peu, ils se rapprochent du lac, et en s’enduisant la peau d’oxyde de zinc pour se protéger du soleil, Clarissa partage de plus en plus la fascination de Richard pour ce paysage désertique où surgissent des visions surnaturelles, dues au mouvement des cristaux, des dunes : « les courbes et vagues de lumière n’étaient jamais les mêmes ». Au bord du lac, ils lisent de la poésie, écoutent de la musique folk, attendent le spectacle de l’aube quand le lac devient « bassin de couleur vivante ». Oublient-ils qu’ils risquent d’être pris au piège comme tant d’autres avant eux ?

     

    En 1933, Marie et Max Omo se sont d’abord installés à Odessa pour tenir une petite épicerie, non loin de « l’étrange musée d’Herbert Mix », puis Max a construit à l’étonnement de tous une maison sur le rivage du lac. C’est là que leurs fils vont grandir et être happés comme leurs parents par l’exploitation du sel – seule Marie, devenue une « harpie froide au visage tanné », s’échappe parfois de la routine et du travail en restant seule à regarder le passage des animaux et les métamorphoses du lac.

     

    « Un paysage étrange et puissant appelle des événements étranges et puissants ». Rick Bass raconte les visions extraordinaires de ses personnages, comme l’incroyable traversée d’un éléphant échappé d’un cirque. On retrouve Richard dans le Livre II, au milieu de l’enfer des maux engendrés par les forages à outrance au Mexique : pollution, animaux malades, boues toxiques, hommes dénaturés. Richard évolue parmi les exploitants du pétrole et du gaz qui apprécient son travail consciencieux. Lui se sent différent, mais tout de même « avalé » comme eux par les affaires. 

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    Rick Bass, à la fin du livre, remercie son père qui lui a appris « entre autres choses, comment trouver le pétrole et le gaz ». Après neuf ans de forage, quinze mois avant le terme de son engagement, Richard n’en peut plus, obsédé par les quatre mois de vie vraiment vécue à Odessa avec Clarissa. Il y retourne, mais pour y trouver quoi, sinon des questions ? Qui possède qui ? Où trouver de l’eau pure dans un pays dévasté ?

     

    Toute la terre qui nous possède multiplie les traversées du temps, des couches géologiques, d’un monde hostile. Les descriptions lyriques de Rick Bass expriment l’attirance que peut exercer un paysage « inhumain » sur des personnages qu’il pousse jusqu’aux limites d’eux-mêmes, mais le romancier américain montre aussi les effets du saccage de la nature : c’est bien la terre au bout du compte qui possède les hommes, ces êtres de passage.

  • Tapie

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    « Dans les familles de par le monde, en diverses langues, cette phrase finit tôt ou tard par être prononcée : « Je ne te reconnais plus. » Elle était toujours là, tapie dans un coin retirée de la maison, attendant son heure. Empilée avec les tasses ou coincée entre les DVD ou derrière quelque autre appareil électro-ménager : « Je ne te reconnais plus ! »

     

    Zadie Smith, Ceux du Nord-Ouest

  • Celles du Nord-Ouest

    Etonnant roman de Zadie Smith, Ceux du Nord-Ouest (NW, 2012, traduit de l’anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson), propose une immersion dans un quartier au NO de Londres, la cité de Caldwell où ont grandi ses personnages, et en particulier dans la vie de deux amies d’enfance, Leah et Keisha, d’où le féminin pour intituler ce billet. 

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    « Apparition », première des cinq parties, montre Leah étendue à l’ombre dans le hamac du jardin de son immeuble, à l’écoute de la radio où une phrase prononcée lui semble valoir la peine d’être notée : « je suis le seul auteur d’un dictionnaire qui me définit ». C’est alors qu’on sonne en insistant à sa porte. Derrière la vitre, quelqu’un hurle : « S’IL VOUS PLAIT, oh mon Dieu, aidez-moi, s’il vous plaît… »

     

    Une fille aux ongles sales s’engouffre dans l’ouverture de la porte malgré la chaîne de sécurité : elle tombe, supplie, elle s’appelle Shar, elle a besoin d’aide, sa mère a été transportée à l’hôpital, elle ne sait comment y aller, n’a pas d’argent... Leah la fait entrer, lui offre du thé, appelle un taxi. L’inconnue la reconnaît, elles ont toutes deux fréquenté le lycée Brayton. Shar s’en va, reconnaissante, avec la promesse de rembourser bientôt.

     

    Michel, d’origine africaine, le mari coiffeur de Leah, la juge très naïve d’avoir ainsi donné trente livres. Leah, trente-cinq ans, ne lui dit pas ce qui pourtant le rendrait heureux, à savoir qu’elle se sait enceinte depuis peu. La première fois que c’est arrivé, avant leur mariage, elle a avorté. Un jour où ils se promènent ensemble avec Olive, leur chienne, Leah aperçoit Shar dans un magasin et Michel la traite de voleuse avant qu’elle ne s’enfuie. Leah a épousé un homme bon, travailleur, « plein d’espoir ». Elle travaille dans l’aide sociale, un emploi où exercer ses facultés d’empathie dans ce que Zadie Smith appelle le « multivers ».

     

    Natalie et Frank, leurs amis les plus proches, ont deux enfants ; tout chez eux respire la réussite, sur tous les plans. Leah se demande comment Natalie, nouveau prénom de son amie Keisha, a fait pour devenir à ce point « adulte ». Elle les trouve embourgeoisés, condescendants vis-à-vis de Michel. Soucieuse d’envoyer ses enfants dans une bonne école, Natalie demande à Leah de l’accompagner à la vieille église que fréquente sa mère pour se renseigner, elles finissent par la découvrir dans un quartier improbable, et aussi une « Vierge en bois de tilleul couleur de jais » avec son bébé emmailloté, qui émeut Leah.

     

    Après un coup de téléphone menaçant, une voix d’homme sous laquelle Leah pense reconnaître la voix de Nathan, un dealer connu, lui intimant de laisser Shar tranquille, Leah et Michel vont apercevoir celui-ci dans une cabine : les deux hommes se bagarrent, la chienne reçoit de violents coups de pied… Leur histoire fait sensation le soir auprès des invités au dîner donné par Natalie, Leah et Michel en sortent accablés par la conversation des « bobos ». Le lendemain matin, leur chienne est morte. Bref, la tension monte, entre eux aussi puisque Leah a de nouveau avorté et cache à Michel qu’elle prend la pilule, tandis que celui-ci envisage de recourir à l’insémination artificielle.

     

    La deuxième partie (« convive ») est axée sur d’autres habitants du quartier : Felix, de passage chez son père qu’il ne voit quasi plus, un voisin blanc « toujours du côté du peuple » prenant des nouvelles de son petit frère (en prison) et de ses sœurs, des souvenirs de défonce aggravée avec les années qui passent, un marchandage autour d’une vieille MG rouge, une visite à une ancienne maîtresse…

     

    185 séquences numérotées composent la troisième partie – « hôte » : la vie de Keisha / Natalie, la meilleure amie de Leah, s’appliquant à étudier, devenant une avocate reconnue, l’épouse de Frank, la mère de Naomi et Spike. Derrière son parcours apparemment parfait, Natalie a soigneusement caché son moi profond, ses désirs, ses frustrations. Mais elle est au bord de l’explosion, comme on le lira dans la partie suivante – « traversée ».

     

    Les gens du Nord-Ouest ont leurs codes, leurs lignes de métro, leurs habitudes, certains vivent dans l’insécurité permanente. Zadie Smith rend compte des croisements entre vies faciles ou précaires, fait entrer dans la danse l’alcool, la drogue et la violence, le tout mêlé à des questions sur le sens à donner à sa vie, sur les rapports avec les autres, sur la famille, le couple, les enfants, la ville, la nature… L’amitié entre Leah, rousse d’origine irlandaise, et Natalie, jamaïquaine et sexy, semble leur vrai point d’ancrage, malgré les non-dits.

     

    La langue originale permet sans doute de mieux apprécier la diversité des tons, des voix, des langages dans ce roman où l’écriture et la structure offrent de multiples variations (le nombre « 37 » y joue un rôle particulier). « Zadie Smith s’infiltre dans les pensées, les souvenirs de ses personnages, pour dresser un portrait impressionniste du quartier de son enfance, à la manière d’une Virginia Woolf du XXIe siècle », peut-on lire en quatrième de couverture. En effet, le monologue intérieur est roi dans Ceux du Nord-Ouest, mais le récit présente aussi un versant plus réaliste, comme le souligne Zenga Longmore, dans The Daily Telegraph, qui la rapproche de Dickens.