Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Roman - Page 107

  • Résidence Cairo

    « Je rêve encore de Cairo ». Cairo, c’est le titre original de La compagnie des artistes (traduit de l’anglais par Valérie Malfoy), troisième roman de Chris Womersley, né en 1968 à Melbourne. « Les bons artistes copient, les grands artistes volent » (Pablo Picasso) : l’épigraphe convient parfaitement à ce récit d’apprentissage. Dans les rêves d’un homme mûr – « Toute autobiographie est une espèce de confession. Voici la mienne » – persiste le souvenir d’un formidable trio, « Max, Sally et moi ».

    Womersley couverture originale.jpg

    Tom Button a dix-sept ans quand il arrive à Melbourne en janvier 1986, dans l’appartement de sa tante Helen récemment décédée. Elle habitait une résidence moderne de 1936, célèbre pour ses studios et deux-pièces pour célibataires. Au lycée, les goûts littéraires de Tom le marginalisaient. Ses sœurs aînées étaient mariées, ses parents divorcés, il se faisait un peu d’argent comme serveur et rêvait avec un copain de quitter l’Australie ensemble. Mais celui-ci l’a lâché : « Ce ne sont que des rêves ! »

    Seule sa tante le traitait en adulte, Tom a souvent pensé qu’elle était sa vraie mère. Aussi l’accord passé avec son père l’enchante : il s’installe dans l’appartement de Melbourne pour sa première année en Arts & Lettres et le remet en état. Il n’y a plus mis les pieds depuis cinq ans, depuis la brouille entre ses parents et sa tante dont on ne lui a jamais expliqué la raison. Le premier matin, après avoir fait connaissance avec Eve, six ans, qui a poussé sa porte par curiosité, Tom trouve dans le courrier de sa tante une enveloppe adressée à un certain Max.

    Il se renseigne : une voisine lui indique l’appartement de Max Cheever – un homme peu recommandable. Quand Tom sonne chez lui, Cheever est ivre et méfiant, mais prend la lettre. Plus tard, Tom trouve les clés de la Mercedes bleue de sa tante, cherche la voiture et l’essaie – elle est en parfait état de marche. Pour se procurer un peu d’argent, il se fait engager dans un restaurant comme plongeur.

    Après avoir entendu de chez lui, sans le vouloir, une conversation énigmatique entre Max et un ami sur la passerelle, il tombe sur eux quand il monte sur le toit pour y planter des herbes aromatiques dans les jardinières de sa tante. Max et Edward jouent au rami tout en buvant du whisky dans des tasses dès le matin. Ils échangent quelques mots et le soir même, Tom reçoit un mot glissé sous sa porte : Cheever l’invite à dîner.

    Max et sa femme Sally vivent dans un grand appartement (qui en réunit deux) encombré d’objets, le dîner a lieu sur le toit ; Max se révèle un hôte charmant, et James, son ami peintre, explique à Tom tous les dessous de la conversation. Quand le jeune homme confie qu’il va s’inscrire à la faculté, Max se montre très critique et l’encourage, s’il veut devenir écrivain, à plutôt les fréquenter, eux et leurs amis.

    Womersley Cairo.jpg
    Photo Eugenia Lim http://assemblepapers.com.au/2012/06/18/the-cairo-romance-and-the-minimum-flat/

    Billard, cocktails, Max qui semble connu partout lui montre les endroits qu’il aime en ville, puis l’emmène au petit matin chez Edward et Gertrude Degraves, qui ont un atelier de peinture. Mais là tout se passe bizarrement : d’abord avec l’arrivée de « marchands d’art » à qui il faut cacher la présence de Tom, puis sa présentation à une certaine Anna Donatella surnommée « Le Cyclope », et enfin l’état lamentable dans lequel revient leur chien sur lequel quelqu’un a tiré. Tom ayant une voiture, on le réquisitionne pour aller chez le vétérinaire. Quand toute cette histoire se termine, Tom se rend compte qu’il a raté sa date d’inscription à l’université et est prêt à jeter son dossier d’inscription à la poubelle avant que surgisse une espèce de clocharde intéressée à qui il le donne.

    Le jeune homme passe ses premières semaines à Melbourne, « les plus belles » de sa vie, à découvrir le quartier, les gens, la « machine urbaine ». En dehors de son travail de nuit au restaurant, il est le quatrième membre d’un quatuor : Max et Sally, James et lui. Max est musicien, joue du piano, et quand la belle Sally chante pour eux, Tom tombe follement amoureux. James lui raconte le passé des Cheever, la fortune de Max qui n’a pas eu de formation scolaire traditionnelle, leurs problèmes. Quant à James, Tom découvrira qu’il est kleptomane.

    C’est alors (vers le milieu du roman) que Max vient lui rendre visite et le mettre dans le secret : ils ont l’intention de voler à la National Gallery of Victoria une nouvelle acquisition qui a beaucoup fait parler d’elle, une toile de Picasso. Le projet est double, qui devrait assurer la fortune de toute la bande : voler le tableau – ils ont déjà un commanditaire – et en faire une copie qu’ils restitueront à sa place. Ils ont besoin de Tom comme chauffeur. Puis ils partiraient tous en France, dans le Midi, mener la vie libre et facile dont ils rêvent.

    James lui conseille de se méfier de ces « timbrés » ; Edward et Gertrude, les apprentis faussaires, sont héroïnomanes. Quant à Sally, qu’on dit maltraitée par Max, terriblement jaloux, elle lui dira un jour : « Ne deviens pas comme nous ». Mais Tom est tellement fasciné par ces bohèmes et flatté de leur amitié pour lui qui n’a jamais connu ce genre d’attitude affectueuse, qu’il ne lui sera pas plus difficile de se laisser embrigader dans cette affaire que de tourner le dos aux études universitaires. La compagnie des artistes se mue alors en véritable suspense. Tom n’est pas au bout de ses surprises.

  • Paradis sur terre

    melandri,francesca,plus haut que la mer,roman,littérature italienne,prison,violence,culture« Ce fut alors que Paolo se mit à enseigner à son fils à ne pas se contenter du monde tel qu’il était, à le vouloir plus juste. A lui parler du philosophe de Trèves qui avait imaginé une société dans laquelle chacun recevrait selon ses besoins, et à laquelle chacun contribuerait selon ses capacités. Un monde où un fils intelligent de paysans pourrait étudier et faire fructifier son propre talent. Tous y auraient gagné : l’individu et la société. Que peut-on vouloir de plus beau, de plus humain ?
    Ce serait le paradis sur terre. Sauf que maintenant, en son nom, comme déjà tant d’autres fois au cours de ce maudit siècle, son fils et ses camarades étaient en train de créer un enfer.
    Et c’était Paolo qui lui avait appris à le vouloir, ce paradis. »

    Francesca Melandri, Plus haut que la mer

  • Deux visiteurs

    En donnant pour titre à son roman Plus haut que la mer (traduit de l’italien par Danièle Valin), Francesca Melandri voile subtilement son sujet, la visite de Paolo à son fils et celle de Luisa à son mari en prison. Le fils de l’un a été condamné pour terrorisme, le mari de l’autre est un meurtrier. Ils font partie des condamnés de « toutes les prisons d’Italie » emmenés en hélicoptère dans une prison de haute sécurité, sur l’Ile. La dernière des citations mises en épigraphe est d’Euripide : « La mer lave tous les maux de l’homme. »

    melandri,francesca,plus haut que la mer,roman,littérature italienne,prison,culture

    1979. « L’Ile n’était pas en pleine mer, mais c’était tout comme. » Seul le Détroit la sépare de la terre ferme, une grande île. Paolo y a débarqué du ferry avant de monter sur le bateau qui mène à l’Ile. Parmi les autres passagers, une femme qu’il avait remarquée sur le ferry ne quitte pas l’eau des yeux – Luisa voit la mer pour la première fois.

    Au début, l’un ou l’autre de leurs cinq enfants l’accompagnait, mais depuis la deuxième condamnation de leur père, c’est trop loin, trop difficile : la traite des vaches à deux heures du matin, un long voyage de presque vingt-quatre heures. « Compter, toujours compter. C’était plus fort qu’elle. Elle comptait tout le temps, surtout avant de dormir. » Elle s’interdit de compter les années de prison qui restent à son mari.

    Gardiens, détenus, visiteurs, Francesca Melandri multiplie les angles pour parler de la prison, attentive à la perception de chacun des personnages. Si la vision de l’eau et du ciel remplit Luisa d’un sentiment de paix, Paolo, lui, déteste revenir sur l’Ile : « Il détestait son odeur, les oursins noirs qui mouchetaient les rochers à fleur d’eau, les couleurs pastel des maisons. Était-il possible que les visiteurs d’une prison spéciale soient accueillis par la beauté de la nature ? Oui, c’était possible. Et ça, c’était une duperie, une cruauté, une aberration. »

    Emilia, sa femme, aimait la mer. Leur fils a grandi au milieu de parfums semblables. Dans son portefeuille, Paolo conserve la photo découpée dans le journal de la petite fille d’un homme que son fils a tué d’une balle dans la tête – ce n’est pas le seul. Si sa femme vivait encore, elle trouverait sans doute aussi que la femme du bateau « a un visage honnête ».

    Par erreur, Luisa est montée dans un minibus avec d’autres passagers, mais c’est un fourgon qui prend les visiteurs pour « la Spéciale ». Il ne reste de place pour elle qu’à l’arrière, les jambes pendantes à l’extérieur, exposée à la poussière. Paolo demande alors au chauffeur d’arrêter, échange sa place avec la sienne.

    Eberluée de découvrir une espèce de « maison coloniale mexicaine » en guise de prison, Luisa se voit confisquer les raviolis qu’elle a préparés pour son mari, il y en a trop pour les ouvrir tous, mais pas les saucissons fumés, éventrés pour vérification. Paolo a apporté un poulet rôti. Puis c’est la fouille complète des visiteurs, avant de les laisser entrer au parloir. Emilia, après la première visite à leur fils qui justifiait tous ses actes par « la révolution », avait commencé à mourir.

    Des circonstances inattendues (un accident, la météo) vont obliger les deux visiteurs à passer la nuit sur l’île. On les confie au gardien Nitti Pierfrancesco qui est censé les loger, leur apporter le minimum de confort nécessaire et garder l’œil sur eux – c’est la procédure contre les évasions. C’est ainsi que Luisa et Paolo, la campagnarde et le professeur de philosophie, vont se parler et faire connaissance, chacun prenant grand soin de ne pas gêner l’autre.

    Plus haut que la mer est le roman d’une rencontre, dans un contexte très inhabituel, entre un homme et une femme habitués à porter seuls leur souffrance, leurs souvenirs, leur solitude. Avec beaucoup de sensibilité, de délicatesse, Francesca Melandri fait leur portrait « à hauteur d’homme », comme l’écrit Geneviève Simon dans La Libre, et décrit un univers carcéral inattendu. Inspirée par les « années de plomb » du terrorisme en Italie, cette fiction (prix Stresa 2012) s’est nourrie des témoignages qu’elle a récoltés auprès de nombreuses personnes qui en portent encore « des traces douloureuses et indélébiles ».

    En ces nouvelles années noires – j’écris ce billet au lendemain des attentats à l’aéroport d’Istanbul, qui réveillent une fois de plus la douleur des victimes du terrorisme, à Bruxelles, à Orlando et ailleurs dans le monde –, ce roman qui cherche une voie vers l’apaisement trouve une tragique actualité.

  • Comme une idée

    Seethaler Folio.jpg« Certes, les premiers jours furent laborieux, mais Franz s’habitua bientôt au style alambiqué des journalistes et aux aspérités de leurs formules récurrentes, et, peu à peu, il parvint à dégager le sens des différents articles. Au bout de quelques semaines, il était à même de lire les journaux assez couramment, sinon de la première à la dernière page, du moins grosso modo. Et bien qu’il fût souvent passablement dérouté par les divergences – voire les contradictions radicales – qui séparaient les différents points de vue, la lecture ne lui en procurait pas moins un certain plaisir. De cette forêt de caractères imprimés émergeait, dans un bruit de papier froissé, comme une idée des possibilités du monde. »

    Robert Seethaler, Le tabac Tresniek

  • Un tabac à Vienne

    Le tabac Tresniek de Robert Seethaler a déjà fait le tour de la blogosphère. J’y poserai tout de même ma petite pierre à propos de ce roman (Der Trafikant, traduit de l’allemand (Autriche) par Elisabeth Landes) qui raconte l’histoire de Franz Huchel, un jeune homme de dix-sept ans qui quitte la cabane de pêcheur où il vit avec sa mère pour aller travailler au service d’un ami à elle, Otto Tresniek, qui tient un tabac dans le centre de la capitale autrichienne.

    seethaler,robert,le tabac triesnek,roman,littérature allemande,autriche,vienne,années 1930,nazisme,freud,apprentissage,culture

    Vienne, 1937. Dans la boutique minuscule bourrée de journaux, revues, cahiers, livres, cigares et cigarettes « et autres menus articles », le buraliste assis derrière le comptoir lui fait bon accueil. Pour faire le tour du magasin, il se déplace sur des béquilles (il lui manque une bonne partie de la jambe gauche), indique à Franz sa place – un tabouret près de l’entrée – et sa première activité : « aiguiser sa cervelle et (…) élargir son horizon, autrement dit, (…) lire les journaux » – selon Tresniek, « le fondement même de l’existence du buraliste ». Le garçon logera dans la remise à l’arrière.

    Depuis qu’on lui a attribué ce bureau de tabac en 1919, Tresniek est devenu « une institution » fréquentée par des clients de passage mais surtout par des habitués. Franz apprend à les observer, à retenir « leurs habitudes et leurs marottes », à connaître ceux qui demandent à jeter un coup d’œil dans le « tiroir » des « revues galantes ». Comme promis, il écrit chaque semaine une carte postale à sa mère.

    En octobre, le buraliste pense encore que l’engouement pour Hitler est une bonne chose pour le commerce des journaux et que tout cela n’empêche pas les gens de fumer. C’est alors que l’entrée d’un vieux monsieur à barbe blanche bien taillée dans le magasin fait se dresser Tresniek « comme un diable de sa boîte » pour servir à « monsieur le Professeur » ses cigares préférés et le journal : Sigmund Freud en personne.

    Le jeune Franz veut tout savoir de ce « docteur des fous » à qui Tresniek prévoit des ennuis (« c’est un youpin »). En ville, il a vu pour la première fois des Juifs en chair et en os et ne sait trop que penser à leur sujet, mais ce professeur célèbre l’attire et quand il voit qu’il a laissé son chapeau sur le comptoir, il se précipite pour le rattraper, le lui rendre et même lui porter son paquet jusque devant sa porte.

    Leur conversation en chemin sera la première d’une longue série. Voilà quelque chose d’intéressant à raconter à sa mère ! Sur les conseils du professeur, qu’il a interrogé sur l’amour, Franz se décide à sortir plus souvent en ville « pour tenter de trouver son bonheur avec une fille à son goût ».

    Au Prater, près de la Grande Roue, on peut boire une bière, visiter le palais des glaces, observer les attractions et les promeneurs du dimanche. Sur une balançoire, il voit le plus beau visage de fille qu’il ait jamais vu, « petite tache rose dans le bleu immense du ciel », celui d’une fille rieuse à l’accent de Bohême, vite d’accord pour qu’il l’accompagne au stand de tir où elle lui déclare effrontément : « T’sais pas tirer, mais t’as un beau p’tit cul ! »

    Voilà les ingrédients de cette histoire qui tient surtout par l’évocation de Vienne au temps de la montée du nazisme. On se doute que les personnages n’en sortiront pas indemnes. C’est le personnage du buraliste Tresniek qui m’a le plus touchée. Les naïvetés du garçon qui fait ici son apprentissage de la vie et de ses rencontres avec Freud ne sont pas tout à fait à la hauteur du sujet, mais Le tabac Tresniek de Robert Seethaler (né en 1966) est un roman agréable à lire, peut-être davantage pour de jeunes lecteurs.