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Roman - Page 106

  • Indéfinissable

    enquist,anna,quatuor,roman,littérature néerlandaise,musique,anticipation,amitié,deuil,souffrance,couple,vieillesse,culture« Comment définir un son ? »
    Jochem réfléchit.
    « On emprunte des mots qui existent déjà : chaud, pointu, riche. Ou bien on fait des comparaisons. Ici, la semaine dernière, il y avait un violoncelle qui sonnait comme un saxophone. J’ai aussi eu un alto pareil à une corne de brume, une viole qui toussait comme un canard enrhumé. Avec tout ça, je m’en sors. On est tellement obsédé par le verbe qu’on veut tout nommer, tout expliquer. Le son est indéfinissable. Il faut simplement l’entendre. »

    Anna Enquist, Quatuor

  • Quatuor inquiet

    Quatuor inquiet – ou d’un monde inquiet –, c’est dans un avenir indéterminé mais proche qu’Anna Enquist situe l’histoire de quatre musiciens amateurs. Quatuor (Kwartet, 2014, traduit du néerlandais par Emmanuelle Tardif) est un roman sur la musique et l’amitié, sur le deuil et la souffrance, sur le lien social, qui ne touche pas d’emblée, qui fait parfois froid dans le dos. Elle y dessine à petites touches des vies de femmes et d’hommes qui habitent une ville d’eau, Amsterdam peut-être, et y travaillent. On les découvre l’un après l’autre, sans transition. Leurs rendez-vous musicaux apportent à chacun d’eux quelque chose d’essentiel.

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    Le récit s’ouvre sur un vieil homme à la fenêtre de son jardin qu’il néglige « Personne ne lui a encore fait de reproches, mais ce n’est qu’une question de temps. » Un genou mal en point le fait souffrir à chaque déplacement, mais il passe outre pour sortir le violoncelle de son étui : il attend son unique élève, Caroline. Finis les voyages et les concerts, les cours aux élèves les plus doués du conservatoire. A présent, toute l’énergie de ce violoncelliste renommé passe dans l’effort pour paraître encore dynamique, une condition nécessaire pour qu’on le laisse vivre seul dans sa maison. Quand il sort son sac-poubelle, un gamin souriant, dont il se méfie d’abord, lui vient en aide. Est-ce par simple gentillesse ?

    Heleen travaille comme infirmière dans un cabinet médical où son amie Caroline exerce son métier de médecin généraliste. Pleine d’énergie, Heleen veille à tout, au travail et à la maison, elle correspond aussi avec des détenus de longue durée (écrire aux demandeurs d’asile est désormais interdit). Daniel, l’autre médecin du cabinet, s’intéresse au quatuor à cordes dont Caroline et Heleen font partie, comme violoncelle et second violon. Le premier violon est un cousin d’Heleen, Hugo, qui dirige un centre culturel dans l’ancien Palais de la musique ; Jochem, le mari de Caroline, joue de l’alto.

    Daniel aime aussi la musique et parle avec Caroline du Quatuor des dissonances, « le plus beau quatuor de Mozart ». Caroline le connaît bien, elle ne peut se passer de musique classique – « Les mots la fatiguent, la musique lui apporte le repos ». Quel dommage que celle-ci ait perdu son importance, que les enfants ne l’apprennent plus. Heureusement Jochem a du travail à son atelier de luthier, peu pour des instruments neufs, beaucoup de restauration, ça lui va – « C’est de l’ouvrage. Et de l’ouvrage, il en a envie et besoin. Travailler l’aide à rester debout. »

    Au cabinet, ses collègues la ménagent, mais Caroline a le visage fermé quand elle rentre le soir, ne s’intéresse guère au plat que Jochem lui a réchauffé pour manger avant son cours de violoncelle chez Van Aalst, elle chipote avec la nourriture. Lui contient sa colère : « Il est préférable de rester courtois, en reconnaissant que chacun de nous fait son possible et qu’il existe des divergences entre nous. » Quand Caroline propose de donner un mini-concert surprise pour les cinquante ans de Daniel, il n’est pas emballé, mais finit par acquiescer, pour elle.

    Convoqué par l’adjointe au maire chargée de la Culture et des Affaires économiques, Hugo se rend à l’hôtel de ville à vélo. Le bilan d’occupation du Centre est problématique depuis qu’on a dissous les ensembles, l’Orchestre de la Capitale, etc. Les bureaux sont loués à des sociétés, des avocats, et maintenant l’adjointe veut faire du Centre un espace de prestige, un lieu d’accueil pour les missions économiques. Quand il lui promet un devis, elle l’arrête : cet édifice a été bâti par la ville, elle veut en disposer gratuitement. Hugo a compris et n’a plus qu’une envie, sortir de là. Encore un lieu perdu pour la musique.

    Reinier Van Aalst a été le professeur de Caroline pendant trois ans au Conservatoire, jusqu’à ce qu’elle se décide pour la médecine – option qui présentait plus de sécurité, plus d’utilité à ses yeux. Aucune des difficultés du vieil homme ne lui échappe quand il lui ouvre la porte, mais elle ne dit rien. Il la fait rire en lui demandant si elle croit réussir « à maigrir encore » et résume sa philosophie : « accepter les choses telles qu’elles sont ». Alors elle ose s’inquiéter de son mal au genou, des médicaments qu’il prend, avec la grille d’évaluation « d’autonomie fonctionnelle » en tête : « Capacité à effectuer les travaux ménagers, à faire les commissions, mobilité, gestion, productivité, hygiène. » Trop de cases vides et on procède au « transfert » du patient qu’on ne reverra plus. Aussi le vieux professeur veille à masquer son infirmité au maximum et préfère entamer la leçon.

    « On peut être à la fois grosse et belle », dit son mari à Heleen, qui prend plaisir à bien les nourrir, lui et ses trois fils. Elle se dit une fois de plus qu’elle devrait « juste éviter de suivre leur rythme » et manger moins, plus lentement. Quand ils partent s’entraîner au club de foot, elle en profite pour écrire des lettres, en suivant les consignes de discrétion en ce qui la concerne, tout en parlant de ce qu’elle fait.

    C’est à la première répétition du quatuor que les drames personnels se précisent : la petite fille d’Hugo, divorcé, est chez sa mère. Il la confie parfois à Caroline et Jochem, avec un peu d’inquiétude – ils ont perdu leurs deux enfants dans un accident de car et, dévastés par le deuil, n’arrivent plus à communiquer entre eux. Anna Enquist sait de quoi elle parle, elle a perdu sa fille dans un accident en 2001. « Ça pourrait être du Bergman. C’est du Bergman. Une intrigue infime, des silences lourds de sens, des chagrins indéracinables, des âmes nues titubant de chagrin… » écrit Florence Noiville dans Le Monde des livres.

    « Musicienne, pianiste concertiste, Anna Enquist est aussi psychothérapeute, spécialité qu’elle a longtemps exercée en milieu hospitalier. » (Quatrième de couverture) Axé sur les relations entre les personnages, Quatuor aborde sans fioritures les aléas de l’existence dans une société qui ne donne plus la priorité à l’humain, où les responsables politiques sont incapables ou corrompus, et où chacun s’efforce de résister à sa façon. Une fois le décor planté, la romancière confronte le quatuor à une épreuve inattendue et le climat romanesque bascule. C’est très « tenu » et d’autant plus violent, dramatique.  

  • Couleur

    « Avant que nous puissions nommer la couleur que nous voyons, elle est en nous. »

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    « Devinette : qu’est-ce qui est si fragile que même dire son nom peut le briser ?

    Le silence… »

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    Siri Hustvedt, Un monde flamboyant

    Photos : Chapelle St Vincent au cimetière de Grignan,
    mise en lumière d'Ann Veronica Janssens, 2013

  • Artiste mais femme

    Jeu savant et passionnant, Le Monde flamboyant de Siri Hustvedt (2014, traduit de l’américain par Christine Le Bœuf) pourrait passer pour un essai, à lire l’avant-propos signé I. V. Hess sur Harriet Burden, une artiste new-yorkaise retirée du monde de l’art après avoir exposé dans les années 1970-1980. En 2003, une lettre de Richard Brickman à une revue d’art révélait qu’Harry était l’auteur véritable de « Masquages », une formidable expérience artistique sur la façon dont l’œuvre d’art est perçue et valorisée.

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    Trois hommes, de 1999 à 2003, ont accepté successivement d’exposer ses œuvres sous leur nom et de jouer le créateur pour le public et les médias : Anton Fish, Phinéas Q. Eldridge et Rune, avec un succès retentissant. Ainsi Harriet Burden a magistralement démontré le « préjugé antiféministe du monde de l’art » et les « rouages complexes de la perception humaine ». Nourrie de lectures philosophiques et théoriques, méconnue de ses contemporains, elle voyait en Margaret Cavendish, duchesse de Newcastle, intellectuelle excentrique du XVIIe siècle, son alter ego – d’où le titre du roman, que Siri Hustvedt lui a emprunté.

    Ce début sérieux pourrait rebuter, et la structure fragmentée de cette fiction, mais au fur et à mesure que le puzzle de Siri Hustvedt donne chair à la vie de femme et au destin d’artiste de Harry Burden, c’est un roman captivant, bouleversant même. On fait connaissance avec elle juste après la mort de son mari, un riche marchand d’art, qu’elle a rencontré dans sa galerie à vingt-six ans (lui en avait quarante-huit) et qui s’écroule brutalement un matin, à la table du petit déjeuner.

    Leurs enfants, Maisie et Ethan Lord, donnent leur point de vue de temps à autre dans le récit qui contient des lettres, des articles, des témoignages, et beaucoup de passages des carnets répertoriés alphabétiquement où Harry notait ses observations et réflexions. Dans la dépression du deuil, elle reprend goût à la vie grâce à une phrase du Dr Fertig qu’elle voit régulièrement : « Il est encore temps de changer les choses, Harriet. » A sa fille, après son déménagement à Brooklyn, elle dira : « Maisie, je me sens des ailes. »

    Ce qui est étonnant, c’est que personne n’ait soupçonné le jeu des pseudonymes. Même une critique qui avait apprécié ses débuts d’artiste n’a rien deviné et, quand on lui demande après coup si elle l’aurait exposée, « croit » qu’elle l’aurait fait, bien que son travail lui semblait « trop intense ». Grande, puissante, érudite, Harry faisait peur en tant qu’artiste, tout le monde la jugeait parfaite dans le rôle d’épouse du riche Felix Lord.

    Sa fille, en lisant ses notes après sa mort, se reprochera de n’avoir pas senti à quel point sa mère était malade de se savoir « affreusement incomprise » dans son métier. Les « poupées » que fabriquait Harry inquiétaient Maisie comme des signes de dépression, alors que sa mère donnait vie ainsi à son imaginaire : « Non existants, impossibles, les objets imaginaires habitent tout le temps nos pensées mais, en art, ils passent du dedans au dehors, mots et images franchissent la frontière. » (Carnet C)

    Après la tristesse de la séparation avec Felix, Burden sent que sa liberté est arrivée, que personne ne la bloque plus sauf elle-même. Et pour déjouer les préjugés à l’égard des femmes artistes, dont elle donne de nombreux exemples dans l’histoire de l’art, elle se donne pour défi de changer la manière dont on perçoit ses « métamorphes ». Anton Tish, son premier masque, rencontré dans un bar grâce à un des « assistants-réfugiés » qu’elle accueille dans sa grande maison, fera « un malheur avec son installation ».

    Son amie depuis douze ans, Rachel Briefman, a toujours vu en Harry une passionnée, « une omnivore animée d’une immense avidité de toutes les connaissances qu’il lui était possible d’ingérer. » Enfant, Harry admirait son père, « le philosophe-roi » dont le bureau lui était interdit. Vers seize ans, le développement de son corps « magnifique, fort, voluptueux » l’avait terriblement embarrassée. Dans Frankenstein de Mary Shelley, le monstre était son personnage préféré.

    « Pourquoi les gens voient-ils ce qu’ils voient ? Il faut qu’il y ait des conventions. Il faut qu’il y ait des attentes. Sans cela, nous ne voyons rien ; tout serait chaos. Types, modes, catégories, concepts. » (Carnet A) La « grande Vénus » de Harry offre à Anton Fish, vingt-quatre ans, la reconnaissance en tant qu’artiste que n’aurait pas obtenue la mère de deux enfants adultes. Ensuite, avec Phineas Q. Eldridge qui se produit sur scène en tant que mi-homme mi-femme, mi-noir mi-blanc, la complicité est immédiate. Il l’aidera à fabriquer et exposer les « Chambres de suffocation ».

    Bruno Kleinfeld, un voisin subjugué par l’allure, les manteaux et les chapeaux de Harriet Burden, finit par oser l’inviter à dîner et devient son complice intime et attentionné. Bien qu’il la pousse à signer son travail, elle reste cachée et veut choisir le bon moment pour la révélation. Son troisième avatar masculin, Rune, déjà célèbre par ses vidéos égotistes avant leur collaboration pour « Au-dessous », va bouleverser les plans de Harry de manière inattendue.

    Un monde flamboyant multiplie les points de vue sur l’artiste, sur l’art, sur la réception des œuvres, entraînant le lecteur dans une exploration vertigineuse de la création et de la manière dont les autres la perçoivent. L’abondance des références littéraires et artistiques en fait une mine de sujets à méditer. Ceux qui connaissent un peu Siri Hustvedt, « intellectuelle vagabonde », fameuse épouse du non moins célèbre Paul Auster, s’amuseront de la voir mentionner brièvement son nom au passage comme celui d’« une obscure romancière et essayiste ».

    Coïncidence (une expérience que les lecteurs connaissent bien) : La femme qui pleure de Picasso rencontrée dans La compagnie des artistes, la Dora Maar du « petit Picasso ardent et énergique » qui aimait faire pleurer les femmes, y fait une apparition. « Tous, nous voulons nous croire résistants aux paroles et aux actions d’autrui », c’est une illusion.

  • Ma tribu perdue

    « Ce fut seulement en rencontrant Max et ses amis que je compris, avec une joie féroce, que c’étaient les gens que j’avais cherchés toute ma vie : ma tribu perdue.

    Womersley couverture française.jpgA mes yeux, c’étaient des êtres fabuleux, magiques, bourrés de talent. Ils ne pouvaient mal faire. Si, dans les moments d’angoisse, il m’arrivait de me demander pour quelle raison ils pouvaient bien vouloir fréquenter un péquenaud comme moi, je bannissais toujours très vite cette pensée. Il faut savoir se protéger soi-même, surtout quand on est jeune. Certes, il y avait le fait que je possédais une voiture, mais même aujourd’hui (plus par entêtement que par naïveté), je refuse de croire qu’ils s’intéressaient à moi uniquement à cause du rôle qu’ils espéraient me voir jouer dans leur sinistre et dangereux complot. »

    Chris Womersley, La compagnie des artistes