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Nature - Page 38

  • Aux Champs-Elysées

    « Mon ami Jacinto naquit dans un palais, avec cent neuf millions de réaux de rente en terres arables, vignoble, chênes-lièges et oliviers. » Ainsi commence 202, Champs-Elysées (A Cidade et as Serras), roman posthume de José Maria Eça de Queiroz (1845-1900), écrivain et diplomate portugais. La fabuleuse histoire d’un héritier né à Paris, protégé du mauvais sort par le fenouil et l’ambre répandus par sa grand-mère près de son berceau, doté de toutes les qualités du corps et de l’esprit, racontée par son meilleur ami, Zé Fernandez.

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    Eça de Queiroz caricaturé

    C’est au temps de l’université que celui-ci a rencontré « le Prince de Grande-Fortune », comme l’appelaient ses amis, chantre de la Civilisation : « Maximum de science x Maximum de pouvoir = Maximum de bonheur », voilà la formule de Jacinto, une idée inséparable de la Ville « dont tous les immenses organes fonctionneraient puissamment ».

    Rappelé par son vieil oncle à Guiães, Zé Fernandez y passe sept années de bonne vie campagnarde puis revient à Paris. Au numéro 202 de l’avenue des Champs-Elysées, le jardin n’a pas changé, mais à l’intérieur, que de nouveautés ! Jacinto y a fait installer un ascenseur, bien qu’il n’y ait que deux étages, avec divan, peau d’ours et étagères. Sa bibliothèque en ébène massif compte au moins vingt mille volumes reliés. Dans son cabinet de travail où tout est vert, Jacinto dispose de toutes sortes d’appareils modernes, de « pas mal de commodités » comme le téléphone et le télégraphe, un conférençophone et un théâtrophone, des plumes électriques… Eberlué, Zé observe qu’entretemps son ami a maigri, s’est un peu voûté, et a perdu l’appétit malgré son incroyable salle à manger.

     

    Après s’être installé au 202, Jacinto y tenait absolument, Zé Fernandez jouit de toutes les facilités du lieu et du service de Grillon, le valet noir de Jacinto. Jour après jour, il est initié à la vie supercivilisée et assiste aux rituels de la salle de bain équipée de toutes sortes de jets, aux coups de téléphone incessants, à la lecture d’innombrables journaux et, quand les obligations sociales de Jacinto le permettent, sort avec lui à pied dans Paris. « Quelle scie ! », répète à présent son ami, quelque peu las des « flétrissures » de la vie urbaine. Lui qui adorait « aller au Bois » se promène dans son coupé au Bois de Boulogne sans ferveur, sombre, insatisfait.

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    Paris (VIIIème arr.) L'avenue des Champs-Elysées, vers 1910 © ND / Roger-Viollet

    Eça de Queiroz, on l’a compris, propose dans 202, Champs-Elysées une satire de la vie parisienne à la fin du dix-neuvième siècle et de la foi dans le progrès technologique. Jacinto jouit de tous les privilèges, reçoit les dames du grand monde, mais un problème de canalisation, une inondation, une panne, et tout son bonheur s’écroule. Ainsi, la fête somptueuse pour son ami le grand-duc qui lui a fait livrer un poisson délicieux pêché en Dalmatie prend un tour dramatique quand Jacinto apprend que le monte-plats est bloqué, le fameux poisson inaccessible. Le grand-duc ne lui en tiendra pas rigueur, amusé par la séance de pêche improvisée (et vaine) et rassasié des mets les plus délectables. « La barbe, tout ça ! Et en plus rien ne marche ! » rugit Jacinto après coup. Et pour l’accabler encore, arrive du Portugal la nouvelle d’une catastrophe : un glissement de terrain sur ses terres a entraîné avec un pan de la montagne la vieille église où étaient enterrés ses aïeux – son régisseur attend les ordres de son seigneur. 

    Au printemps, tandis que de grands travaux sont entrepris au 202 pour le rétablir dans toute sa splendeur, Zé Fernandez, de son côté, tombe amoureux d’une « créature d’amour » stupide et triste, « Madame Colombe ». Sept semaines de fièvre. L’accablement de Jacinto le désole, il prouve à quel point la Ville, « anti-naturelle » dessèche, inquiète, détériore tout. « Et tout un peuple pleure de faim » pour l’orgueil de la Civilisation. Zé décide alors de faire un tour des villes européennes, visite cathédrales et musées – « Je dépensai six mille francs. J’avais voyagé. » A son retour, il découvre que Jacinto est passé de l’optimisme au pessimisme radical, se plaignant de tout.

     

    A la fin de l’hiver, le propriétaire du 202 usé jusqu’à la corde, « empêtré dans l’infime embarras de vivre », décide de retourner sur ses terres portugaises pour le transfert des restes de ses ancêtres dans la nouvelle chapelle qu’il y a fait construire. Les préparatifs du voyage – il faut aménager là-bas la vieille maison – provoquent un retour de passion pour la Ville et les plaisirs de la Civilisation. Malgré tous ses soins, après de fâcheux embarras de train, Jacinto et son ami arrivent à destination sans leurs bagages, égarés, dans une  maison où rien n’est prêt – les trente-trois caisses envoyées de Paris ne sont jamais arrivées.

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    La suite, on s’y attend… Dans la seconde partie du roman, Jacinto va ressusciter sur ses terres, la vie simple à la montagne va le réconcilier avec le monde. Eça de Queiroz, avec beaucoup d’humour et une plume allègre, reprend dans 202, Champs-Elysées le thème de la décadence urbaine opposée à la régénération par la nature qu’il avait déjà abordé dans une nouvelle, Civilisation. Nommé consul du Portugal à Paris en 1888, il y est resté jusqu’à sa mort. Cette satire « violemment ironique et très drôle, caricaturale » de la société parisienne fin de siècle, comme l’écrit la traductrice Marie-Hélène Piwnik dans l’introduction, et ensuite d’une campagne-modèle idyllique dans un paradis montagnard, parle encore aux lecteurs du XXIe siècle, qui peuvent y retrouver certaines de leurs préoccupations. Merci à Dominique d’avoir recommandé ce livre « incisif, enjoué, où la décadence a du charme et de l’esprit. »

  • La maison du lac

    « Cette maison qui s’intègre de façon harmonieuse au paysage est une bénédiction. Elle se fond avec le lac et offre une parfait continuité entre l’intérieur et l’extérieur. Je n’ai jamais habité un lieu si transparent. Bois clair, teintes pâles qui augmentent le volume des pièces, multiplication des sources d’éclairage. Le blanc de la neige se prolonge partout dans les pièces. Ce pourrait être désagréable étant donné que le dehors est frigorifiant. C’est tout le contraire, on est au spectacle, dans un rapport exceptionnel avec la nature qui permet de tout voir au-dehors. Inspirée de l’architecte finlandais Alvar Aalto, cette architecture très moderne, qui se revendique légitimement comme un art de vivre, pêche par un seul détail : la dimension de la cuisine. Une odeur subtile de bois neuf et d’embrocation, caractéristique du sauna, embaume l’air. »

    Jean-Paul Kauffmann, Courlande

    Alvar Aalto, Villa Mairea.jpg
    « Alvar Aalto e Villa Mairea » 
    ©  blog Giorgia Marani Urban Voids Saggio (3/5/2011)

     

     

     

  • Son pain

    « Quand on fait seul son pain, quand on est seul à le manger et quand ce n’est que du pain, pas de la transsubstantiation, on peut revendiquer une réelle solitude. Avoir voulu le partager avec le vieux à lunettes rondes était une hérésie, au moins une entorse à son dogme. Il le faisait le vendredi. Ce travail lui prenait beaucoup de temps, c’était donc un bon travail, puisque ses occupations n’avaient d’autre but que de combler ses journées avec un dérivatif corporel, sans lequel son esprit, s’il n’eût été occupé que de lui-même, se serait perdu. »

    Jean-Marie Chevrier, Une lointaine Arcadie

    Henri Horace Roland Delaporte, Nature morte aux fruits avec un pain.jpg
  • Chevrier en Arcadie

    Une lointaine Arcadie, le dernier roman de Jean-Marie Chevrier (chirurgien-dentiste et romancier), commence par une promenade parisienne en compagnie d’un cocker, Cassius, le chien de Matthieu, libraire spécialisé dans les livres de botanique anciens. « En somme, tu es mieux avec ton chien qu’avec moi »,  constate un jour son épouse. C’était avant la mort de Cassius et le départ de sa femme, avant la vente de sa librairie, la saisie de l'appartement.

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    André Cortès, Vaches à la mare

    « Poursuivre. Il se demandait comment. » Le divorce le laissant « seul et dans le plus grand dénuement », Matthieu se souvient de la bâtisse d’un vieil oncle, un ermite, au Puy de Gaudy, dans le nord du Massif central. Il la rachète à des cousins éloignés : la maison, l’étable, un pré d’un hectare, une parcelle boisée, un bout de terre à potager. Près de la maison à l’abandon depuis cinquante ans, il hume « le parfum d’une lointaine Arcadie » en rejoignant sa voiture laissée en contrebas, à la recherche d’une chambre à louer pendant les travaux.

    Matthieu s’aventure dans un autre espace-temps, celui de la solitude campagnarde que brise de temps à autre le passage d’un voisin qui promène au bout d’une corde son fils idiot, sourd et aveugle. Il abat des arbres pour gagner un peu de lumière, jardine. Lui revient un souvenir de vacances : il avait sept ans, sa tante l’avait envoyé chercher ses vaches pour la traite. Longs nuages dans le ciel bleu, les bêtes passent dans la mare, y boivent – « Il est trop petit pour savoir qu’il est en train de découvrir la peinture, qu’il voit là son premier tableau, celui dont il ne sait pas qu’il est déjà peint mais qu’il retrouvera toujours avec bonheur, plus tard, à Vienne, à Barbizon, au Louvre, à Amsterdam, dans tous les musées à vrai dire. »

    Huit jours de pluie en novembre lui rendent le besoin des autres. Il se coupe les cheveux, s’habille de clair, trouve une terrasse où s’asseoir à Guéret, observe. Déception : il ne se sent plus rien de commun avec ses semblables. Jusqu’à ce qu’une femme qui porte un étui à violon renverse son thé. Il peut alors lui proposer son aide et entrer en conversation. Mieux, elle l’invite à l’accompagner au théâtre ce soir-là, on joue L’île des esclaves de Marivaux . « Et ce fut le théâtre quand il est réussi, quand le propos, le jeu, le décor et les répliques, le mouvement et les lumières créent une autre réalité, faite de vrais hommes, de vraies femmes, de vrais objets, dans une dimension non pas virtuelle mais rêvée… »

    A Sonia, professeur de violon, il refuse son prénom, dans sa volonté farouche de n’être personne, de vivre le contraire de sa vie antérieure. « Il souhaitait revenir à la belle cruauté du monde laissé à lui-même pour se retrouver dans l’éternelle jeunesse des bêtes, inchangée depuis leur origine. » Son voisin lui suffit pour parler « des travaux et des jours », il cuit son pain, se chauffe au bois, se passe de télévision et de journaux même s’il a l’électricité et l’eau courante. Matthieu n’a emporté que quelques livres, essentiels : l’Iliade et l’Odyssée, les Géorgiques de Virgile, Malone meurt de Beckett.

    Une génisse aperçue en promenade, bientôt achetée, devient « Io », l’animal de compagnie du « fada de La Faye ». Sonia vient lui rendre visite un jour, mais il résiste : « C’est trop de douceur Sonia que vous me proposez. » Il apprivoise l’ennui, les plantes, les lombrics même, les personnages de l’Iliade lui deviennent familiers, un hérisson gelé lui est un memento mori. Brusquement, il se sent un homme âgé, envahi par le renoncement. L’arrivée impromptue, au mois d’août, d’un couple de randonneurs épuisés, ramène la vie dans sa maison et change la donne.

    Au fil de sa belle écriture, sobre, nuancée, Jean-Marie Chevrier réussit à nous immerger dans ce retour à la nature mû par un sentiment d’échec, voire de désespoir, mais éclairé par une culture littéraire et esthétique. Il nous dit les bois et les bêtes, l’esprit de solitude, la part des autres et le dialogue avec soi-même. Conte philosophique sur le rien, Une lointaine Arcadie débouche sur un « peut-être ».

  • Mariage

    A une Anversoise    

    « Le dégel a conduit ma cousine Elise au mariage.
    Les jeunes filles des grands ports de mer épousent souvent des étrangers. Une circonstance fortuite amène vers elles quelque marin, courtier ou marchand. Elles se marient, partent, et dans les contrées surprenantes où les mènent leurs époux, elles savent s’adapter à tout. »

    Marie Gevers, Plaisir des météores