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chevrier

  • Son pain

    « Quand on fait seul son pain, quand on est seul à le manger et quand ce n’est que du pain, pas de la transsubstantiation, on peut revendiquer une réelle solitude. Avoir voulu le partager avec le vieux à lunettes rondes était une hérésie, au moins une entorse à son dogme. Il le faisait le vendredi. Ce travail lui prenait beaucoup de temps, c’était donc un bon travail, puisque ses occupations n’avaient d’autre but que de combler ses journées avec un dérivatif corporel, sans lequel son esprit, s’il n’eût été occupé que de lui-même, se serait perdu. »

    Jean-Marie Chevrier, Une lointaine Arcadie

    Henri Horace Roland Delaporte, Nature morte aux fruits avec un pain.jpg
  • Chevrier en Arcadie

    Une lointaine Arcadie, le dernier roman de Jean-Marie Chevrier (chirurgien-dentiste et romancier), commence par une promenade parisienne en compagnie d’un cocker, Cassius, le chien de Matthieu, libraire spécialisé dans les livres de botanique anciens. « En somme, tu es mieux avec ton chien qu’avec moi »,  constate un jour son épouse. C’était avant la mort de Cassius et le départ de sa femme, avant la vente de sa librairie, la saisie de l'appartement.

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    André Cortès, Vaches à la mare

    « Poursuivre. Il se demandait comment. » Le divorce le laissant « seul et dans le plus grand dénuement », Matthieu se souvient de la bâtisse d’un vieil oncle, un ermite, au Puy de Gaudy, dans le nord du Massif central. Il la rachète à des cousins éloignés : la maison, l’étable, un pré d’un hectare, une parcelle boisée, un bout de terre à potager. Près de la maison à l’abandon depuis cinquante ans, il hume « le parfum d’une lointaine Arcadie » en rejoignant sa voiture laissée en contrebas, à la recherche d’une chambre à louer pendant les travaux.

    Matthieu s’aventure dans un autre espace-temps, celui de la solitude campagnarde que brise de temps à autre le passage d’un voisin qui promène au bout d’une corde son fils idiot, sourd et aveugle. Il abat des arbres pour gagner un peu de lumière, jardine. Lui revient un souvenir de vacances : il avait sept ans, sa tante l’avait envoyé chercher ses vaches pour la traite. Longs nuages dans le ciel bleu, les bêtes passent dans la mare, y boivent – « Il est trop petit pour savoir qu’il est en train de découvrir la peinture, qu’il voit là son premier tableau, celui dont il ne sait pas qu’il est déjà peint mais qu’il retrouvera toujours avec bonheur, plus tard, à Vienne, à Barbizon, au Louvre, à Amsterdam, dans tous les musées à vrai dire. »

    Huit jours de pluie en novembre lui rendent le besoin des autres. Il se coupe les cheveux, s’habille de clair, trouve une terrasse où s’asseoir à Guéret, observe. Déception : il ne se sent plus rien de commun avec ses semblables. Jusqu’à ce qu’une femme qui porte un étui à violon renverse son thé. Il peut alors lui proposer son aide et entrer en conversation. Mieux, elle l’invite à l’accompagner au théâtre ce soir-là, on joue L’île des esclaves de Marivaux . « Et ce fut le théâtre quand il est réussi, quand le propos, le jeu, le décor et les répliques, le mouvement et les lumières créent une autre réalité, faite de vrais hommes, de vraies femmes, de vrais objets, dans une dimension non pas virtuelle mais rêvée… »

    A Sonia, professeur de violon, il refuse son prénom, dans sa volonté farouche de n’être personne, de vivre le contraire de sa vie antérieure. « Il souhaitait revenir à la belle cruauté du monde laissé à lui-même pour se retrouver dans l’éternelle jeunesse des bêtes, inchangée depuis leur origine. » Son voisin lui suffit pour parler « des travaux et des jours », il cuit son pain, se chauffe au bois, se passe de télévision et de journaux même s’il a l’électricité et l’eau courante. Matthieu n’a emporté que quelques livres, essentiels : l’Iliade et l’Odyssée, les Géorgiques de Virgile, Malone meurt de Beckett.

    Une génisse aperçue en promenade, bientôt achetée, devient « Io », l’animal de compagnie du « fada de La Faye ». Sonia vient lui rendre visite un jour, mais il résiste : « C’est trop de douceur Sonia que vous me proposez. » Il apprivoise l’ennui, les plantes, les lombrics même, les personnages de l’Iliade lui deviennent familiers, un hérisson gelé lui est un memento mori. Brusquement, il se sent un homme âgé, envahi par le renoncement. L’arrivée impromptue, au mois d’août, d’un couple de randonneurs épuisés, ramène la vie dans sa maison et change la donne.

    Au fil de sa belle écriture, sobre, nuancée, Jean-Marie Chevrier réussit à nous immerger dans ce retour à la nature mû par un sentiment d’échec, voire de désespoir, mais éclairé par une culture littéraire et esthétique. Il nous dit les bois et les bêtes, l’esprit de solitude, la part des autres et le dialogue avec soi-même. Conte philosophique sur le rien, Une lointaine Arcadie débouche sur un « peut-être ».