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Littérature française - Page 216

  • Makine et l'inconnu

    Dans La vie d’un homme inconnu (2009) d’Andreï Makine, il est difficile de ne pas imaginer l’auteur derrière Choutov, son personnage, un écrivain russe exilé à Paris qui vit les derniers temps de sa  liaison avec Léa « qui a l’âge d’être sa fille ». Hanté par le « Je vous aime, Nadenka » de Tchekhov dans une nouvelle (Plaisanterie), l’aveu timide d’un jeune homme à la jeune fille avec qui il dévale une pente neigeuse en luge,
    il mesure le fossé entre ses goûts littéraires et ceux de sa compagne admirative d’un écrivain « post-moderne », névrosé, cynique, parfaitement à l’aise dans le microcosme médiatique qu’il déteste.
     

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    Lors de la mise à mort de leur amour, Léa a ricané sur l’étymologie de son patronyme – « Choutov veut dire « clown ». Oui, un bouffon, quoi. » Clown triste, Choutov revit à travers cette séparation le départ de sa mère qu’il n’a pas connue. Dans son colombier parisien, des affaires de Léa portent encore son empreinte. « Ils lisaient Tolstoï presque tous les soirs en cet hiver, très froid, d’il y a deux ans, en ce début de leur vie amoureuse. » Fascinée par le Paris littéraire, Léa croyait Choutov « très introduit » et avait fini par comprendre « que cet homme n’était en fait qu’un marginal ».

     

    « Vint un printemps gris, sans goût : le vide des rues la nuit, le flou des jours qui commençaient pour lui à trois heures de l’après-midi et ce grenier, seul endroit où sa vie gardait un semblant de sens. » Pour ne pas assister au tout dernier déménagement de Léa aidée par son nouveau compagnon, Choutov décide de
    profiter du visa encore valide sur son passeport pour aller à Saint-Pétersbourg. Il veut retrouver la trace d’une amie secrètement aimée, « une silhouette tracée par le
    soleil d’automne sur la dorure des feuilles ».
    Iana a quitté Leningrad à la fin de ses études, il ne sait rien d’autre, mais de coup de fil en coup de fil à d’anciens contacts, Choutov finit par obtenir le numéro de portable de cette femme qui vit à nouveau à Pétersbourg, mariée à « un type qui était dans le pétrole ».

     

    C’est avec une facilité déconcertante qu’il l’entend lui répondre de sa voiture, lui
    parler de son fils qui s’occupe de publicité pour une maison d’édition. Quand Choutov lui annonce son arrivée le jour même, Iana qui travaille dans l’hôtellerie regrette que leurs retrouvailles coïncident avec les festivités du tricentenaire de la ville – elle a beaucoup à faire, mais lui laisse sa nouvelle adresse.

     

    Loin de l’image vieillie que Choutov s’est figurée en pensée, Iana est une femme « mince, aux cheveux d’un blond ocré, à l’allure juvénile. » Stupéfait, il remarque qu’elle ressemble à Léa. L’amie d’antan lui fait visiter son nouveau domaine, un ancien appartement communautaire dont elle a réussi à reloger tous les locataires sauf un, et qu’elle aménage luxueusement, à l’occidentale. Son fils Vlad a l’allure que pourrait avoir un jeune homme de vingt ans « à Londres, à Amsterdam ou dans une série télévisée américaine ». Quand Choutov confie qu’il écrit ses livres à la main et les retape à la machine, Iana et Vlad rient de concert, y voient un trait d’humour. Seul le vieillard à qui Iana réexplique en sa présence qu’on viendra le chercher le lendemain pour l’installer dans une maison de repos rappelle à Choutov la Russie qui a été la sienne : « En reculant, il remarque un livre abandonné sur le lit : la main du vieillard touche le volume comme si c’était un être vivant. »

     

    Ce sont alors les retrouvailles avec la ville, la Nevski, les rues pleines de musique tonitruante et d’animations diverses, le Palais d’Hiver. Au restaurant bruyant où Iana lui a donné rendez-vous, Choutov comprend par bribes ce qu’a vécu Iana « après leur bref amour inavoué » : le travail, un mariage et un fils, le divorce et le retour dans sa ville. Choutov n’est pas assez bien habillé pour cet endroit où les regards le jaugent rapidement, où l’on vient saluer son amie, où un bel homme de « cet âge lisse et bronzé que ceux qui en ont les moyens savent figer » fait s’éclairer le visage de Iana, son amant sans doute.

     

    L’histoire d’un homme inconnu prend un nouveau départ au milieu du roman avec
    la demande que fait à Choutov le fils d’Iana : sa mère l’a chargé de surveiller ce soir le vieux locataire muet, de crainte qu’il ne lui arrive quoi que ce soit de fâcheux avant le déménagement, mais il souhaite s’absenter. Choutov accepte de le veiller. Tandis qu’il fulmine devant le spectacle affligeant des chaînes télévisées russes – « venu en pèlerin nostalgique, le voilà au milieu d’une modernité en délire » –, il entend tousser le vieillard qui ne dort pas et sur un coup de tête, décide de lui installer le téléviseur dans sa chambre, pour le distraire. On passe un reportage sur des constructions de « haut standing » à proximité de Saint-Pétersbourg lorsque Choutov entend « C’est exactement à cet endroit qu’on s’est battus à mort. Pour la mère patrie, comme on disait à l’époque… » Le vieil homme qui ne parlait jamais se présente, il s’appelle Volski.

    La suite, c’est le récit d’une vie, ou plutôt de deux, celles de Volski et de Mila qui se sont rencontrés à la veille de la guerre, que la vie a séparés et réunis plus d’une fois. C’est le récit du terrible siège de Leningrad, de la famine, des morts innombrables, dans l’absurdité de la guerre, puis l'arbitraire du totalitarisme. Choutov, venu en Russie pour une femme, écoute le cœur battant cette voix qui lui rend sa Russie au cœur. Il a pris conscience « qu’il n’appartiendra jamais à ce monde russe qui renaît maintenant » et qu’il restera jusqu’à la fin d’une époque « qu’il sait indéfendable et où pourtant vivaient quelques êtres qu’il faudra coûte que coûte sauver de l’oubli. »

  • La défoliation

    Florilège d’automne / Récit

     

    La question des feuilles mortes agite chaque année, dès avant l’équinoxe d’automne, toutes ces racines, ces tiges, ces troncs, ces nervures, ces réseaux verticillés, qui sont des arbres.

     

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    C’est le hêtre qui en parle avec le plus d’autorité. Dans ce travail de la défoliation, c’est un maître. Passer insensiblement du vert vif au vert éteint, du vert éteint au vert doré, et de l’or à l’orangé le plus intense ; opérer cette transformation sans tache, sans heurts, d’une manière égale et sûre ; y utiliser habilement la pluie ou le soleil, et au moment où toutes feuilles rejetées, le réseau pur des rameaux se dessine sur le ciel, revêtir la face ouest du tronc et des grosses branches du voile émeraude d’un lichen granuleux !

    Le hêtre sait aussi réserver une partie de son tronc à écouler l’eau gaspillée par les pluies, et celle dont le baigne l’humidité distillée par ses branches. Un ruisselet vertical flue doucement, et forme une petite mare entre deux boulonnages de racines. Le lichen étant lavé à la place où l’eau descend ainsi, l’écorce y devient d’un noir lisse et violacé.

    Le hêtre, ce magnifique voilier de nos campagnes, est alors paré pour les grands vents et prêt à la traversée de l’hiver.

     

     

    Marie Gevers, La défoliation d’octobre in Plaisir des Météores ou Le Livre des douze mois, Jacques Antoine, 1978.

     

  • Mémoires d'Elseneur

    Florilège d’automne / Incipit

     

     

    Je veux le dire en commençant : j’ai vécu plusieurs vies ; autant qu’il fut en moi de personnes. Et la dernière, pas plus que les autres, je ne l’achèverai. Je suis mort plusieurs fois, et ressuscité. Mourrai-je tout à fait après ma dernière aventure, cet hiver où je suis, saison de sable, de neige et de bois mort ?

     

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    Ma première naissance eut lieu entre les quatre murs d’une chambre bourgeoise. Deux fenêtres recueillaient le jour et la nuit d’une rue étroite et populaire. On devait faire effort pour apercevoir le ciel ; plus facile de compter les pierres du pavé que les étoiles. Chose vraisemblable, dira-t-on ; jamais par les claires nuits d’été un homme, fût-il berger d’Arcadie, n’est parvenu à compter les astres piqués au tableau noir. L’idée en est-elle venue à quelqu’un ? Un jour que je m’étais mis en tête de le faire, j’exécutai en me penchant à la fenêtre pour regarder en haut une pirouette si singulière, qu’il en résulta une entorse des muscles du cou ; c’est tout ce que je retirai de ce mouvement généreux et je renonçai pour jamais à faire le compte des astres. J’ai conçu bien d’autres projets du même ordre, pour aboutir au même résultat.

     

    Ma mère n’eut pas de mal à me mettre au monde, bien que ma tête fût grosse et pesât lourd. Une de ces têtes comme on en voit à certains animaux à leur naissance. Son premier mouvement, en apercevant le résultat de neuf mois de pesanteur, fut d’épouvante.

     

    Franz Hellens, Mémoires d’Elseneur, Albin Michel, Paris, 1954.

  • La télévision

    Florilège d’automne / Roman

     

    La télévision offre le spectacle, non pas de la réalité, quoiqu’elle en ait toutes les apparences (en plus petit, dirais-je, je ne sais pas si vous avez déjà regardé la télévision), mais de sa représentation. Il est vrai que la représentation apparemment neutre de la réalité que la télévision propose en couleur et en deux dimensions semble à première vue plus fiable, plus authentique et plus crédible que celle, plus raffinée et beaucoup plus indirecte, à laquelle les artistes ont recours pour donner une image de la réalité dans leurs œuvres.

     

    Titien, Portrait d'un jeune homme (Le jeune Anglais) 1545.jpg

    Titien, Portrait de jeune homme (Le jeune Anglais), 1545

     

    Mais, si les artistes représentent la réalité dans leurs œuvres, c’est afin d’embrasser le monde et d’en saisir l’essence, tandis que la télévision, si elle la représente, c’est en soi, par mégarde, pourrait-on dire, par simple déterminisme technique, par incontinence. Or, ce n’est pas parce que la télévision propose une image familière immédiatement reconnaissable de la réalité que l’image qu’elle propose et la réalité peuvent être considérées comme équivalentes. Car, à moins de considérer que, pour être réelle, la réalité doit ressembler à sa représentation, il n’y a aucune raison de tenir un portrait de jeune homme peint par un maître de la Renaissance pour une image moins fidèle de la réalité que l’image vidéo apparemment incontestable d’un présentateur mondialement connu dans son pays en train de présenter le journal télévisé sur un petit écran.

     

     

    Jean-Philippe Toussaint, La télévision, Minuit, 1997.

     

  • Musique verte

    Florilège d’automne / Poésie

     

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    Et chacun faisant son métier,
    voici planter le jardinier
    selon sa vie,
    d’être aux plantes, avec ses mains,
    doux et bon comme à des humains,

    sous le soleil et sous la pluie,

     

    en son royaume des jardins,
    des parterres et des chemins

    où tout concerte ;

    tonnelles, quinconces, berceaux,
    et par ses soins, branches, rameaux,
    pour faire à tous, musique verte,

    Or c'est ici ses harmonies
    et voyez, lors, et tout en vie,
    chanter les fleurs ;
    puis, pour l’ornement du feuillage,
    mûrir les fruits, sur les treillages,
    en senteurs, parfums et couleurs ;

    Et yeux alors, comme un dimanche,
    voici fête d’arbres et branches
    de toute part,
    et la terre comme embellie
    de tant de choses accomplies
    par ses mains et selon son art.

    Max Elskamp, Enluminures in Œuvres complètes, Seghers, Paris, 1967.