Plusieurs fois primé (Rossel 2007, Prix du roman historique 2008), Les Vivants et les Ombres, un roman de Diane Meur (née à Bruxelles en 1970) frappe d’emblée par le point de vue choisi : une maison raconte ce qu’elle a vu, entendu, senti, pendant à peu près un siècle. « Je suis née dans le premier tiers du XVIIIe siècle, en Pologne, du caprice somptuaire d’un comte Ponarski (…). Soixante ans plus tard, la Pologne, dépecée par ses trois voisins, avait disparu de la carte d’Europe. »
En 1820, Jozef Zemka est introduit par son oncle – « un petit-fils du comte Fryderyk qui, depuis l’âge mûr, fait office d’intendant sur l’ancien domaine de sa famille » - chez le baron von Kotz à qui sa bonne allure inspire confiance. S’il néglige au premier abord l’héritière sans beauté, Clara, Jozef éveille l’intérêt de la jeune femme. Ils se marient l’été suivant : « Le sucre épouse le sel ! » (Zemka possède le brevet des « Pastilles de la Vierge », Clara von Kotz est la fille de l’administrateur des Salines). « Avec les mois, les vertus dont elle le parait
tombent comme autant d’écailles, elle ne le voit plus que tel qu’il est : beau, méchant, volontaire. »
Heureux de la naissance de son premier enfant, Maria, Jozef s’exaspère ensuite de n’engendrer que des filles : Urszula, Wioletta, qui seront suivies de Jadwiga et Zozia.
Il s’entoure d’hommes dévoués pour faire prospérer le domaine, règne en autocrate sur ses terres comme dans sa maison – « Il aime établir l’ordre et l’ordre l’ennuie, il aime conquérir et la possession le lasse. »
Quand le couple Zemka hérite de tout, en 1829, Jozef est bouleversé : « Il a repris
sa terre : pour lui, c’est une victoire de tous les Polonais sur leurs occupants, et dans son bonheur privé, il voit en rose le destin de sa nation entière. » La jeune révolution belge de 1830 nourrit son rêve de liberté pour la Pologne. Son frère Adam lui envoie des lettres enflammées depuis Varsovie, mais le vent tourne et celui-ci doit s’exiler en France avec sa famille. Jozef s’entiche alors de son neveu, Jean, dont il place le portrait en vue dans la bibliothèque. Il rêve d’en faire son héritier en le mariant avec son aînée, sa cousine.
Le jeune homme, invité au domaine, exprime bientôt des idées libérales : « Des serfs ? Des Polonais, mon oncle. Qu’importe l’inégalité quand la patrie est en jeu ? Ils chérissent autant que nous la liberté, et la liberté est une : il n’y aura plus, un jour prochain, ni serfs ni maîtres, mais un peuple d’êtres libres, forts et solidaires. » Tandis que ses fiançailles avec Maria se prolongent, il reste d’autres filles à marier, et d’abord à instruire. On engage un jeune précepteur, Zygmunt Borowski. La princesse Dubinska, en visite, exprime sa défiance envers l’individu, d’esprit trop libre, mais Clara prend sa défense – pressent-elle, déjà, le rôle qu’il va jouer dans sa vie d’épouse délaissée, trop souvent humiliée ?
Les cinq filles Zemka connaîtront des destins fort divers, et parmi elles, Wioletta est la figure la plus marquante. Lire, rêver, peindre, voilà ce qui suffit au bonheur de la plus belle fille de Jozef. Le spectacle de Noël 1845 secoue la maisonnée : à la fin du récit de la Nativité, la marionnette de la Mort revient sur scène et lance un Appel au peuple des campagnes : « Reprenez donc vos terres et chassez-en vos maîtres, et Dieu vous bénira, car c’est sa volonté ! » Jozef Zemka, furieux, n’arrive pas à identifier le coupable. Des temps agités s’annoncent en Galicie. Routes barrées, incendies, charretées de cadavres, impossible de quitter le domaine. Jozef voit son univers s’écrouler quand on lui annonce la mort de Jean, parti se battre pour la justice. Il comprend que « c’en est fini de la féodalité ».
De l’abolition des corvées à la fin du domaine, il y aura bien des péripéties politiques que Diane Meur intègre sans peser dans l’histoire des Zemka. Sous le regard d’une maison vénérable, les générations se succèdent, des liens se nouent, publics ou secrets. La maison connaît encore des fêtes, mais de moins en moins éblouissantes. Le scandale même s’y fait une place : Wioletta, enceinte, refuse de donner le nom du père, un homme marié. On l’éloigne, on lui arrache son nouveau-né. Comme Clara, sa mère, Wioletta a du caractère, et résiste au mauvais sort. Le temps viendra où elle sera le seul soutien de son vieux père, et elle aura son heure. La romancière tisse sa toile à son gré, mêle les saisons, anticipe, réveille un souvenir, jusqu’à ce que les ombres, finalement, soient plus nombreuses que les vivants entre les murs de la maison qui n’est elle-même plus que l’ombre de ce qu’elle a été.
Commentaires
j'ai lu un billet de blog mais je ne sais plus chez qui, sur ce roman, billet très positif, j'ai cherché en bibliothèque mais hélas les ordi étant tous occupés j'ai fait une recherche à USA, angleterre, et je n'ai jamais soupçonné la nationalité de cette dame, grâce à toi je vais aller chercher au bon rayon !
J'espère bien lire ce roman tôt ou tard. L'atmosphère que fait penser à certains films de Wajda.
Bonjour Tania,
J'ai un peu rattrapé mon retard de lecture et notamment votre délicieuse promenade sur la côte. Une de mes amies a vécu au Brusc, je vais lui envoyer le lien.Vous passez volontiers des brumes du Nord au soleil du Midi, ce me semble.
Quant au livre que vous commentez ici, il fait écho à un sentiment persistant chez moi, chaque fois que je fréquente une maison ancienne, l'impression que des milliers d'yeux enfouis dans les murs me regardent. Pas des fantômes, non mais les génies de la maison.
Bien à vous
Sucre et sel," il aime conquérir et la possession le lasse", les ombres et les vivants...ces aigres-doux de la vie; et puis des maison qui parfois ne racontent plus rien. Dommage.
Si je connais fort bien la Galice, je découvre ici la Galicie. Intéressant! Besos.
Une belle analyse de ce livre que l'on a envie de se procurer. Je ne connais par cet(te) auteur(e), mais votre article donne une envie folle de la découvrir. Et les illustrations sont ravissantes.
J'ai retrouvé le dossier 'Meur', à l'époque je ne connaissais pas ton blog, c'est certain. J'ajoute le lien à mon billet.
Merci, Keisha.