Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Littérature française - Page 2

  • Les rues parallèles

    Gérald Tenenbaum, dont j’ai découvert l’univers singulier à travers quelques romans, donne cette fois de ses nouvelles avec Les rues parallèles, un recueil de textes courts sous une belle couverture (Charles Sheeler). Certains m’ont retenue plus que d’autres ; chacun réussit à nous faire entrer dans un « espace-temps » particulier.

    gérald tenenbaum,les rues parallèles,nouvelles,littérature française,recueil,espace;temps,rencontres,culture,culture juive

    Résidence d’auteur, la première nouvelle, s’ouvre sur l’installation de Nourith à Paris. Une jeune maison d’édition lui a proposé une année de résidence d’auteur pour écrire un roman qu’elle publiera. « Donnant, donnant. » Nourith a accepté mais peine à écrire, en deuil de Malek. Un jour, à midi pile, quelqu’un sonne. A la porte, un vieil homme aux yeux très bleus s’enquiert de la date – « nous sommes bien le 7, n’est-ce pas ? » Nourith laisse entrer celui qui dit avoir habité là il y a longtemps. Le 7 mai, Moïse Havre revient, puis le 7 juin, alors qu’elle écoute une sonate de Bach. Ce jour-là, il accepte une tasse de thé et se raconte. Un jour, il ne viendra plus, mais ce n’est pas la fin de l’histoire. Se parler, s’écouter, quelle merveille ! Une nouvelle pleine de délicatesse.

    Les personnages du recueil sont aux prises avec le passé (qui nourrit la mémoire et la mélancolie), avec le présent (le temps des rencontres), avec le futur aussi, parfois. Un malade s’approche du dernier départ, un professeur d’histoire fait voyager ses élèves dans le temps, certains lieux ne se montrent qu’à celui qui sait attendre. Les quatre vents raconte l’histoire d’un village où l’hiver ne passe pas, se prolonge de saison en saison, jusqu’à ce que la femme du rabbin, enceinte, en donne la raison aux villageois qui se sont réunis et ouvre une perspective nouvelle.

    Si l’on connaît de l’auteur (mathématicien) le goût des chiffres et des nombres, celui des symboles (une alliance, par exemple), il faut y joindre le goût des lettres et des mots. Bureau de nuit réunit chiffres & lettres dans une brève histoire new-yorkaise, où l’on suit le regard d’un passager du métro aérien (« L ») vers la fenêtre d’un bureau éclairé, tard dans la nuit.

    Le héros de Marque-page s’appelle Joseph K. C’est l’un des « Joseph » du recueil riche en allusions à la littérature (Kafka, Poe, Borgès), à la Bible, à l’histoire antique, à la Shoah, aux précédents romans de Gérald Tenenbaum aussi. L’inspiration de ses nouvelles puise souvent dans la culture juive. Coda, un beau récit d’anticipation présente le musée Coda de Prague, « inauguré à grand renfort de publicité le 27 janvier 2045 ». Genèse d’un adagio envoie un docteur en physique qui travaille au CERN sur la piste du vrai compositeur du fameux Adagio d’Albinoni.

    Les Rues parallèles, la nouvelle éponyme, la dernière, décrit la déambulation d’un poète dans la ville de T. en attendant l’heure de la présentation de son dernier ouvrage à la Maison du Verbe, « dont l’architecture moderne attire autant que la programmation ». Il s’y perd, à la recherche d’un lieu où il a vécu – à moins qu’il s’y retrouve ? En épigraphe de ce dernier texte, une phrase de Jorge Luis Borges : « Je le jure, ce n’est pas délibérément que je suis revenu à cette rue. »

    Attentive à la structure du recueil, Emmanuelle Caminade en propose une analyse plus approfondie et commente le choix d’y réunir quatorze nouvelles : « En Kabbale en effet le 14 est associé à l’arbre de vie qui transcende les frontières du temps et de l’espace, c’est un symbole d’harmonie et de sagesse divine. De même, les 14 stations du chemin de croix catholique (représentant la passion du Christ jusqu’à sa mort et sa mise au tombeau) mènent-elles à la Lumière de la résurrection. L’auteur nous fait ainsi pénétrer dans une jungle de symboles qui rendent son univers fascinant, y apportant également une touche ludique. » (L’Or des Livres)

    Les récits de Gérald Tenenbaum, que des détails concrets ancrent dans la vie ordinaire, réussissent à nous entraîner au-delà du visible si nous acceptons d’entrer dans l’univers du sensible. En lisant Les rues parallèles, il faut prendre le temps, à chaque fois, d’en ressentir les vibrations : « Une vie est jalonnée de traces dérisoires accumulées. Aucune ne porte un sens profond en elle-même. Toutes ensemble dessinent un destin. » (Coda)

  • Aux Champs

    Bloch-Dano Poche.jpg« En ce vendredi de février froid et ensoleillé, me voici à mon tour dans les jardins déserts où m’accueille le panneau de l’allée Marcel-Proust, à l’angle de l’avenue Gabriel et de la place de la Concorde. Pas de chevaux de bois, pas de voitures aux chèvres mais la statue, la pelouse, les pigeons sont fidèles au rendez-vous. Le « petit pavillon treillissé de vert » des « water-closets » remplit toujours sa fonction au bord de la contre-allée. Le kiosque de la marchande de sucres d’orge propose aux touristes des canettes de soda et des sandwichs. […]
    Tout est là, ou presque. On pourrait faire défiler les images avec l’illusion que les quelques promeneurs sont des figurants en costume moderne – mais les bruits, le grondement incessant des voitures sur les Champs-Elysées, les odeurs de gaz, les poubelles débordant de plastique, les touristes armés de smartphones dissipent l’illusion. »

    Evelyne Bloch-Dano, Une jeunesse de Marcel Proust

  • Un jeune Proust

    Evelyne Bloch-Dano annonce « Enquête sur le questionnaire » en sous-titre d’Une jeunesse de Marcel Proust. Les fameuses réponses écrites par le jeune Marcel dans l’album anglais d’Antoinette Faure – Confessions. An Album to Record Thoughts, Feelings, & c. – figurent au début de son essai. On pourra les comparer à la fin avec celles du second questionnaire dans Les Confidences de Salon.

    bloch-dano,une jeunesse de marcel proust,enquête sur le questionnaire,essai,littérature française,confessions album,antoinette faure,paris,le havre,adolescence,culture,proust
    Marcel Proust (au milieu) et Antoinette Faure au parc Monceau (mai 1886)
    (galerie de documents sur le site de l'autrice)

    L’essai explore comment le « questionnaire de Proust », au départ un « divertissement de société », auquel il n’a jamais fait lui-même allusion, est devenu un mythe. L’album, « un petit cahier cartonné de rouge », a été retrouvé dans une malle en 1924 par le fils d’Antoinette Faure. Intrigué par l’objet, il y découvre des « confessions » généralement non signées, interroge sa mère qui reconnaît celle de Proust.

    En 1949, André Maurois fait écho au questionnaire dans A la recherche de Marcel Proust, ainsi qu’au second, et c’est dès 1952 que naît l’idée de demander à des auteurs contemporains de répondre aux mêmes questions. Ainsi naît le « questionnaire Marcel Proust ». Celui-ci se répand aussi hors de la sphère littéraire, les journalistes s’en servent dans les revues, les journaux. On se souvient de Bernard Pivot qui en invente un autre, plus court, pour terminer son émission Bouillon de culture et de sa dernière question : « Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous, après votre mort, l’entendre vous dire ? »

    L’album d’Antoinette Faure a été vendu chez Drouot en 2003 pour 120 227 euros (à une société). Le voyant exposé à Cabourg en 2007 pour une « Journée proustienne »,  Evelyne Bloch-Dano peut un soir découvrir les autres pages de l’album feuilleté par des mains gantées et, sa curiosité piquée au vif, forme le projet d’enquêter sur ce document, de comparer les réponses du jeune Proust à celles des jeunes gens de son âge. « Tout simplement : était-il déjà exceptionnel ou, simplement, un garçon de son époque ? »

    bloch-dano,une jeunesse de marcel proust,enquête sur le questionnaire,essai,littérature française,confessions album,antoinette faure,paris,le havre,adolescence,culture,proust
    Réponses manuscrites de Proust (Open Culture)

    L’essai cherche à identifier les relations sociales de Proust à cette époque, en commençant par Lucie et Antoinette Faure (filles du futur président de la République Félix Faure) avec qui il jouait dans les jardins des Champs-Elysées, « d’autres enfants des beaux quartiers », puis ses camarades de classe au lycée Condorcet. « C’est alors tout un monde qui a surgi, celui des jeunes filles de la bourgeoisie de la fin du dix-neuvième siècle, souvent originaires du Havre ou y ayant vécu comme la famille Faure. Quelques garçons aussi. A travers leurs goûts, leurs lectures, leurs rêves, leurs études, leurs habitudes, s’est dégagé le portrait d’une génération. »

    Au dos de l’album, Antoinette a noté ses deux adresses, à Paris et au Havre. L’essayiste est partie sur les traces des demeures familiales et des modes de vie. Comment Marcel et Antoinette se sont-ils connus ? Elle s’est intéressée aussi au « vert paradis des amours enfantines », les Champs-Elysées. Elle s’est tournée vers les correspondances, les témoignages, en plus des origines du fameux « Confession Album ».

    Une jeunesse de Marcel Proust livre une enquête très documentée. C’est à l’occasion des derniers jours de l’Exposition maritime internationale du Havre, durant l’été 1887, qu’Antoinette Faure a invité ses amis, des adolescents entre 14 et 18 ans, « cet âge incertain entre enfant et adulte ». Le dimanche 4 septembre, Marcel Proust, seize ans, a rempli le questionnaire. Evelyne Bloch-Dano s’attache à décrire la vie des jeunes filles à cette époque, celle où on commence à créer des lycées à leur intention, mais les amies d’Antoinette n’y vont pas, elles reçoivent de l’enseignement à domicile ou dans un « petit cours » privé.

    Le contexte historique posé, l’essai passe à la description précise de l’album et cherche à dégager une méthode pour présenter les résultats détaillés : 24 questions, 42 jeunes gens, environ un millier de réponses. L’objectif : une « photographie d’ensemble » d’une part, et celle de Marcel Proust de l’autre. Test de personnalité, aspirations des filles et des garçons, goûts et couleurs… Et puis, forcément, toutes les questions qu’elle se pose devant les réponses – sincères ou poseuses.

    « Je me demande finalement si le sujet de mon livre n’est pas là, dans cette quête d’une adolescence enfuie. Les biographes passent leur temps à faire revivre les disparus. Chaque nouveau personnage est une victoire sur la vie. Ou sur la mort ? Sans doute y a-t-il derrière cette obsession un néant que nous cherchons à repeupler. De quelles adolescentes effacées par l’Histoire, dans mon récit familial, les filles du Havre sont-elles les fantômes ? »

  • Idiss, sa grand-mère

    De Robert Badinter ((1928-2024), mon souvenir le plus vif est certainement sa présentation à l’Assemblée nationale française, en tant que ministre de la Justice, du projet de loi abolissant la peine de mort, le 17 septembre 1981. J’ai pu suivre cette séance à la télévision et écouter sa voix claire et solennelle (vidéo disponible sur le site de l’INA). Son nom s’inscrira au Panthéon le 9 octobre prochain, la cérémonie coïncidera avec le 44e anniversaire de l’abolition de la peine de mort en France. (Celle-ci existait en Belgique depuis 1830. Son application était rare et la dernière exécution a eu lieu en 1950. Elle fut abolie en 1996.)

    robert badinter,idiss,récit,littérature française,yiddishland,france,famille,exil,langue,culture,récit de vie

    Cette clarté se retrouve sous sa plume pour rendre hommage dans Idiss (2018) à sa grand-mère maternelle. Idiss « était née en 1863 dans le Yiddishland, à la frontière occidentale de l’empire russe. » Après le départ de son mari à l’armée du tsar, seule avec ses deux fils, elle a dû vivre chez ses beaux-parents, pauvres comme Job. Elle brodait nappes et serviettes et allait les vendre au marché, sans grand succès. Un colporteur lui a proposé de participer à son commerce clandestin de tabac en allant par le bois jusqu’à la frontière roumaine toute proche. Dix roubles pour chaque aller et retour. Elle n’avait rien à craindre des douaniers avec lesquels il avait un arrangement.

    Par nécessité, elle « devint contrebandière » pendant quelques mois, jusqu’à ce que le gendarme du village, sous la pression du capitaine qui réclamait des sanctions pour ce trafic, lui propose de l’arrêter une fois par quinzaine (une nuit en cellule et une petite amende) – « et tout le monde est content. »

    Schulim, son mari, réapparut après cinq ans d’absence. « Du bonheur des retrouvailles naquit ma mère, Chifra. » Dans l’armée, il avait contracté la passion du jeu et bientôt, il accumulait pertes et dettes. Idiss devait tenir la bourse. Schulim devint tailleur et elle, vendeuse d’articles «  de Paris ». Pour les juifs de Bessarabie, la menace de l’antisémitisme était toujours présente. L’Amérique attirait, et les grandes villes européennes : Paris, Berlin, Vienne.

    Leurs fils Avroum et Naftoul, 23 et 21 ans, choisirent Paris, comme leurs cousins. Seul l’aîné avait fait des études secondaires. Ils firent du commerce de vêtements usagés, envoyaient des mandats. Badinter décrit le désir d’ascension sociale des juifs de France, l’importance des bonnes études : les idéaux de la République française comptaient bien plus que la religion. Leurs fils encouragent leurs parents à venir les rejoindre, mais Idiss hésite : elle est illettrée. Il faudra une dette colossale de son mari pour les obliger à vendre la maison et partir.

    Chifra, sa fille, devint Charlotte à l’école. En 1923, elle épousera Simon, anciennement Samuel ; ils vivront avec Idiss, devenue veuve. Pour leurs enfants, ils choisiront des prénoms français, Claude et Robert. Simon était travailleur, Charlotte ambitieuse, ils développèrent avec succès un négoce de fourrures. « Leur ascension sociale fut rapide. »

    Robert Badinter, « le dernier-né des petits-enfants d’Idiss », raconte les étapes d’une vie de famille. Leur mère surveille les résultats scolaires, fait donner des cours particuliers, des cours de piano ; son frère et lui reçoivent une éducation bourgeoise. Idiss les conduit à l’école. C’est surtout la situation de sa grand-mère et son rôle qu’il décrit, dans un contexte familial et social, politique aussi, qui évolue. Depuis la Bessarabie natale, ses conditions de vie avaient beaucoup changé. Son petit-fils écrit : « ces juifs de nulle part se trouvaient chez eux partout, pourvu qu’ils fussent avec les leurs. »

    Quand les menaces contre les juifs de France sont devenues de plus en plus violentes, dans les années 1940,  sa mère, qui n’avait jamais voulu se séparer d’Idiss, a pourtant dû s’y résoudre, pour sauver ses fils. Malade, la grand-mère est restée à Paris sous la garde de son fils Naftoul, elle y est morte quelques mois plus tard, en avril 1942, en pleine Occupation. « C’était le temps du malheur. »

    Ce livre, écrit Badinter, « ne prétend être ni une biographie, ni une étude de la condition des immigrés juifs de l’Empire russe venus à Paris avant 1914. Il est simplement le récit d’une destinée singulière à laquelle [il a] souvent rêvé. Puisse-t-il être aussi, au-delà du temps écoulé, un témoignage d’amour de son petit-fils », peut-on lire sur le site de l’éditeur. Mission accomplie.

  • Guerre et pluie

    Le bandeau « Prix Victor Rossel 2024 » m’a encouragée à lire Guerre et pluie de Velibor Čolić. Né en 1964 en Bosnie (alors Yougoslavie), il s’est réfugié en France en 1992 et vit actuellement en Belgique. Publié depuis 1993, il écrit directement en français depuis 2008. La guerre de Bosnie sous-tend une grande part de son œuvre. Ce roman a remporté d’autres prix littéraires.

    velibor colic,guerre et pluie,roman,littérature française,guerre de bosnie,désertion,écriture,maladie,culture

    « La maladie » (Bruxelles, 2021/2023), première partie, commence en juin par un jour de lumière : « La lumière du jour frappe la rue vide avec une force folle, se brise et rebondit en centaines de petits fragments qui vont mourir dans un parc voisin, pour s’y transformer en chlorophylle. Cette lumière est l’âme de toute chose. Et ces fragments sont sûrement les petits anges dont parlent les livres saints. »

    Tandis que le monde entier se préoccupe d’un virus potentiellement mortel, il se sent « exotique, avec [sa] maladie inexplicable » qui le fait maigrir et saigner : « Un millier de lames de rasoir traversent ma langue. Je suis un globule blanc, je suis une longue formule médicale, je ne suis plus un homme, je suis un diagnostic. Pemphigus vulgaris. » A cause de cette maladie de peau très rare, tout le fait souffrir, la chaleur, les vêtements, le moindre contact. A cinquante-sept ans, elle réduit sa vie à l’instant présent.

    Avant de prendre le métro pour se rendre à la clinique, il met du fond de teint, des lunettes noires ; les gens prennent peur en le voyant et le laissent assis seul, penché vers son téléphone. A la clinique où il cherche sa « route » dans le labyrinthe des couloirs, une biopsie révèle cette rare maladie auto-immune : « La maladie ressemble à la guerre, c’est une violence brutale et injuste. Au moment où elle nous arrive, curieusement, le monde qui nous entoure devient plus clair. » Les examens, l’attente, réveillent les souvenirs de la « sale guerre » à laquelle il a pris part malgré lui.

    « Je suis le seul patient de l’hôpital qui écrit. » Dans son carnet, il note tout : les patients qu’il côtoie pendant son immunothérapie par intraveineuse, les femmes dont il se souvient. Sa maladie « n’est rien d’autre que la guerre qui sort de vous », lui dit un réflexologue. Ce qu’il préfère entendre, dans ses écouteurs, c’est la pluie qui tombe, des enregistrements sonores de la pluie sur toute la planète. Il en choisit un, s’installe confortablement et ouvre la porte des souvenirs.

    Les seuls Belges qu’il fréquente sont des médecins, à cette période où la solitude protège du virus. Ecriture, littérature, jazz, glaces, films, café, thés divers pas d’alcool, c’est fini pour lui. Il pense à la mort, au premier cadavre vu à douze ans, celui de sa grand-mère. Puis à un camarade de classe, noyé dans la rivière. A son premier grand amour, à quatorze ans. A son expulsion de l’équipe de football, vu sa maladresse, ce qui lui a fait découvrir « le temps libre » : en Yougoslavie, « nous sommes tous une classe moyenne socialiste heureuse ».

    La partie centrale, « Le soldat » (Bosnie-Herzégovine, hiver-printemps 1992), est la plus longue du roman. A la radio régionale de sa ville natale, il est « animateur-journaliste-producteur », « planque idéale » pour cet amateur de jazz. Son amie Milena lui annonce qu’elle déménage à Belgrade avec ses parents – « Les Serbes, les Croates et les Bosniaques ont commencé une guerre, mesquine, laide et sale. » D’abord il vit presque normalement, il est devenu « un habitué du célèbre café Globus. Le paradis des alcooliques, le moins cher dans cette partie de la ville. » Il se soûle puis montre aux autres ce qu’il a écrit, jusqu’au premier bombardement.

    Le voilà fantassin avec son carnet noir et une kalachnikov, dans la boue des tranchées, à vingt-sept ans. Ni héros, ni patriote, « juste un garçon terrorisé ». Par groupes de quatre, ils marchent, fument, cherchent de l’alcool. Dans la tête, les vers de Thomas Campbell : « Nos clairons ont sonné la trêve, car le nuage de la nuit s'est abaissé, / Et les étoiles sentinelles montent la garde dans le ciel, / Et des milliers sont tombés sur le sol, accablés, / Les fatigués pour dormir et les blessés pour mourir. » Ce dernier vers, cité en épigraphe, reviendra quelques fois.

    « La guerre est une beuverie macabre. » Il boit « pour tenir huit heures dans les tranchées », sinon il dort. Son journal et l’alcool l’aident à survivre, il écrit ce que la guerre fait aux hommes, aux animaux, des scènes horribles. Corps puants, morts, blessés, explosion, hôpital, retour aux tranchées, « jusqu’au cou dans la boue et la merde ». Tentation du suicide. Défonce. Dévastations dues aux bombardements. « J’observe cette triste anatomie de la guerre avec une curiosité morbide. » Inventaire des destructions. « Je pense que si je survis, il faudra que j’écrive sur cette putain de guerre. » Déserter devient une obsession. Ce sera le sujet de la dernière partie : « Le déserteur » (France, été-automne 1992).

    Dès les premières pages, Guerre et pluie fait entendre une voix d’écrivain : réaliste et ironique, observateur et désabusé, capable de poésie comme d’autodérision. « Un grand roman contre la guerre et son carnaval grotesque d’inhumanités » (Le Temps).