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Culture - Page 215

  • Pas le mien

    PRAM le-monde-des-hommes-buru-quartet-i.jpg« Certes, les articles sur les mouvements de fonctionnaires – nominations, révocations, transferts, mises à la retraite – n’attiraient jamais mon attention. Ces événements ne me concernaient pas. Le cercle des priyayi n’était pas le mien. A quoi m’aurait servi de savoir qui était nommé responsable de la variole ou révoqué pour malversations ? Rangs, positions, salaires, escroqueries ne faisaient pas partie de mon univers. Le mien était le monde des hommes et de leurs problèmes. »

    Pramoedya Ananta Toer, Le monde des hommes

  • Le monde des hommes

    J’ignorais tout de Pramoedya Ananta Toer (1925-2006), appelé « Pram » en Indonésie, en ouvrant Le monde des hommes (Bumi Manusia, traduit de l’indonésien par Dominique Vitalyos), le premier tome de Buru Quartet : ce roman écrit en prison n’a été publié qu’après la libération en 1980 de ce « géant des lettres indonésiennes » (postface) qui a passé un quart de sa vie en captivité pour des raisons politiques.

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    Minke y raconte son histoire, celle d’un jeune Javanais brillant dans les études, ce qui lui vaut d’être éduqué à l’européenne à l’HBS, un « prestigieux lycée néerlandais » à Surabaya, privilège rare pour un indigène des Indes néerlandaises. Il est né le 31 août 1880, comme la reine Wilhelmine qui monte sur le trône au moment où commence son récit, en septembre 1898.

    Robert Suurhof, son condisciple, citoyen néerlandais bien que ses parents soient métis (il est né sur un bateau), veut lui présenter une autre « déesse à la beauté sans pareille » : il l’emmène à Wonokromo, à la ferme Buitenzorg, où son ami Robert Mellema l’accueille dans une pièce luxueusement meublée. Sa sœur, Annelies est « une jeune fille à la peau blanche, raffinée, aux traits européens, aux cheveux et aux yeux noirs d’indigène ». Minke est subjugué.

    Ce sont les enfants de Nyai Ontosoroh, la compagne du riche Herman Mellema : cette indigène qui parle un excellent néerlandais le reçoit en toute décontraction, vantant la beauté de sa fille qui ne se mêle pas suffisamment aux autres d’après elle. A table, où tout est parfait, du service de table raffiné à la disposition des couverts dont Minke observe attentivement l’emploi, la conversation va bon train. Ensuite la mère d’Ann lui fait visiter l’entreprise familiale, c’est elle qui l’administre et la fait prospérer, au grand étonnement du jeune homme.

    C’est à son premier maître d’école que Minke doit son surnom : il l’avait rappelé à l’ordre en se fâchant : « Silence, espèce de monk… Minke ! » Depuis lors, tout le monde l’appelle ainsi. A côté de ses cours, le jeune homme a lancé un petit commerce de meubles précieux, une initiative qui plaît à Nyai. L’irruption du père Mellema, furieux de l’apercevoir chez lui et le traitant de « singe », tourne court avec l’intervention de sa compagne : elle renvoie à sa chambre cet homme grossier et négligé devenu « le déshonneur de ses descendants ». Après l’avoir servi loyalement pendant des années, c’est elle qui dirige la maison à présent, sans lui.

    Obsédé depuis cette visite par la belle Annelies, conscient de la mauvaise réputation que lui vaudrait de fréquenter la demeure d’une nyai, ancienne esclave, non mariée, quelle que soit sa réussite, Minke va demander conseil à son ami et « compagnon d’affaires », Jean Marais, un peintre, qui a combattu plus de quatre ans dans les rangs de l’armée coloniale. Celui-ci l’incite à retourner voir ces gens pour se faire par lui-même une idée de leur valeur. Jean élève sa fille, May, dont la mère, une jeune combattante faite prisonnière, a été poignardée par son jeune frère qui s’est aussi donné la mort.

    Quand il reçoit une lettre de Nyai, le pressant de revenir auprès d’Annelies qui dépérit de ne plus le voir, Minke se décide à retourner à la ferme où il est même invité à s’installer – il habite une pension de famille. Fait-il une sottise ? Vaudrait-il mieux qu’il aille à B., chez ses parents ? L’attirance est trop forte. Ann raconte à Minke le bouleversement survenu chez eux quand son père, sans qu’elle sache pourquoi, est « devenu un étranger dans sa propre maison » où il n’apparaît plus que rarement. Sa mère, vendue à quatorze ans au « grand administrateur » Mellema, a tout appris de lui, si bien qu’il se reposait de plus en plus sur sa concubine et partageait les bénéfices avec elle. Quand il s’est éloigné, Nyai a dû se débrouiller seule. Robert, le frère d’An, ne s’intéresse à rien, à part le football, la chasse et l’équitation. Nyai est si insistante que Minke accepte de loger à la ferme et de profiter des services qui lui sont offerts.

    A travers l’histoire des Mellema, de Jean Marais et de Minke, dont on finira par connaître les parents – son père, promu « bupati » de B., est choqué par le refus de son fils d’entrer dans le jeu servile des Indiens en échange de titres –, Pramoedya Ananta Toer raconte l’histoire, les mœurs et les conflits sociaux d’une société profondément inégale. Un précurseur de la presse en malais, Raden Mas Tirto Adhi Soerjo, a inspiré le personnage de Minke qui tient à son indépendance d’esprit, écrit et publie des nouvelles, se débat avec ses sentiments envers Annelies si fragile et sa mère si forte, qu’il ne peut laisser tomber.

    Le Monde des hommes, à la fois romanesque et politique, relate une prise de conscience et un apprentissage, sur près de cinq cents pages qui constituent le premier volet de Buru Quartet. Buru, c’est le nom de l’île sur laquelle Pramoedya Ananta Toer l’a écrit, envoyé au bagne de 1965 à 1979 sous la dictature de Suharto, après avoir été emprisonné par le gouvernement colonial néerlandais de 1947 à 1949. Auteur de plus de cinquante romans, nouvelles et essais, cet humaniste est un grand témoin de l’évolution sociale dans son pays.

     

  • Retour

    Musée Van Buuren / 4

    Dans le tram, au retour du musée Van Buuren, une jeune fille assise près de la vitre me fait penser à un Balthus. Est-ce sa pose alanguie ? ses cheveux relevés ? sa robe bain de soleil blanche ? son immobilité ? Non. C’est la position de sa jambe droite, pliée vers l’arrière, le pied cambré. (Chez moi, je ne retrouverai pas la toile que j’avais en tête. Un peu l’atmosphère des Beaux jours – remplacer le miroir par un écran de téléphone.)

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    A la descente du tram, je me demande d’où viennent ces écailles brunes dont le quai est jonché. Il suffit de lever les yeux : les arbres perdent leur écorce par grandes plaques, à cause de la sécheresse exceptionnelle de cet été 2018. Les platanes de l’avenue Demolder, en sursis d’abattage, ont déjà leur tronc quasi tout pelé. Je rentre avec un grand morceau d’écorce à la main, en pensant à Jephan de Villiers.

  • Présent côté jardins

    Musée Van Buuren / 3

    Le petit film diffusé à l’étage de la maison-musée Van Buuren résume aussi l’histoire de ses jardins, de celui dessiné par Jules Buyssens en 1924 sur 26 ares – la roseraie Art Déco et le jardin pittoresque – à ceux dus à René Pechère, 45 ans plus tard, à l’initiative d’Alice Van Buuren, sur plus d’un hectare au total.

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    Des plates-bandes entourées de buis, répondent aux lignes géométriques de l’entrée. A gauche de la maison, on accède à la roseraie sous une arche de verdure. Jadis jardin privé, le parc du musée comporte des arbres exotiques – deux érables centenaires, un citronnier sauvage de Chine – et des arbres nains évoquant les jardins japonais, le minéral aussi y a de l’importance – dalles de pierre naturelle, briques, graviers.

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    Le Labyrinthe, aux couloirs constitués de treize cents ifs, a été dessiné par René Pechère pour figurer celui du Cantique des Cantiques. Je n’y suis pas entrée cette fois, j’ai préféré emprunter l’allée qui longe les pelouses, d’où l’on a divers points de vue sur la maison, fascinée par les pins que j’avais déjà admirés de l’intérieur. Elle mène à une gloriette où Douglas Eynon a juché un oiseau qui se contemple, tel Narcisse, dans une bassine d’eau, Un peu vague.

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    Plus bas, la grande roseraie (ancien court de tennis) ne contient que « des variétés anciennes à pedigree » (guide des jardins), une couleur par parterre. Bente Skjöttgaard a installé au bout d’étonnants cumulonimbus de céramique émaillée.

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    Je descends vers le boulingrin – un mot que je découvre ici – où m’attire un joli fouillis de diascias en deux tons, puis au verger : plusieurs œuvres contemporaines y sont installées dont une fresque spectaculaire de Martin Belou, à l’extrémité, Hall of river scene.

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    Dans les arbres à la limite du terrain flottent deux formes rouges très attirantes, Principe d’incertitude de Tatiana Wolska : la Polonaise n’utilise que des matériaux de récupération, ici des bouteilles en plastique thermosoudées. Un rouge que l’on retrouve dans un des plus fameux jardins des Van Buuren, appelé « le jardin secret du cœur », hommage d’Alice à son mari décédé en 1955, le rouge des bégonias plantés dans les cœurs.

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    Ces jardins, ces sculptures et installations (47 oeuvres contemporaines) valent assurément une visite au merveilleux musée d’Uccle, un lieu unique, chargé d’amour et d’amour de l’art, sur lequel veille la Fondation Van Buuren. On y est accueilli aimablement, comme dans une maison, et on se promet de ne plus attendre dix ans pour y retourner.

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  • Au musée Van Buuren

    Musée Van Buuren / 2

    On passe une barrière en bois Art Déco pour entrer au Musée Van Buuren, par la porte latérale de cette maison hollandaise en briques rouges dont l’aspect familier n’annonce guère les beautés intérieures – il faut y entrer. Les visiteurs précédents ont choisi d’aller d’abord au jardin, je préfère commencer par la maison, visitée quelques fois, la dernière il y a plus de dix ans au moins, vu que je n’en ai pas encore parlé ici.

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    Si l’on ne sait rien de David et Alice Van Buuren, un petit film d’animation très drôle quoique irrévérencieux est projeté en boucle à l’étage : il résume l’histoire du couple, un financier d’origine hollandaise et son épouse belge, qui a installé dans cette maison à l’extérieur typique de l’Ecole d’Amsterdam, un « ensemble Art Déco unique aménagé par des ensembliers belges, français et hollandais » (site du musée). Un couple de mécènes.

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    Dès la salle à manger, on est enveloppé d’une atmosphère chaleureuse : bois blond (sycomore, palissandre) d’un ébéniste malinois, tapis fleuris (reproduits à l’identique, d’après un carton du Français Maurice Dufrêne) sur le thème d’une « galerie botanique ». Au mur, déjà six natures mortes de Van de Woestyne, peintre et ami privilégié des Van Buuren, qu’on retrouve partout dans leur maison. De petites niches vitrées au-dessus des armoires murales montrent des porcelaines et un peu d’argenterie Wolfers. De 1929 à 1960, bien des personnalités internationales ont été reçues ici.

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    L’exposition « Présent », à l’intérieur et dans les jardins, rassemble des artistes du présent qui ont répondu « présent ! » pour cette deuxième édition estivale. Au milieu de la table en palissandre, une superbe céramique en grès me fascine par son mouvement, une œuvre de Takayuki Sakiyama, inspiré par les vagues et courants marins ; d’autres artistes japonais ont déposé dans cette pièce un beau vase en verre bleu sur un buffet (Yoshiro Kimura) sous une merveilleuse tapisserie de Jaap Gidding (Les quatre éléments, ci-dessous), un haut vase transparent soufflé à la main sur une petite table (Ritsue Mishima).

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    Les fenêtres de la maison Van Buuren ouvrent sur des tableaux paysagers, maison et jardins se répondent. Je n’énumèrerai pas tout ce qu’il y a à voir, le guide du visiteur détaille le contenu de chaque pièce : peintures, sculptures, mobilier, tapis, luminaires, tissu des chaises (en crin de cheval naturel)… Ici, « Tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. »

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    Un coup d’œil rapide au petit salon où un Portrait avec chat au pastel de Nicolas Party a bien trouvé sa place, et à son tapis somptueux réalisé d’après les couleurs d’un Van Dongen (La penseuse, tableau volé en 2013, remplacé par une photo). Mais les visiteurs sont invités à passer d’abord dans le hall d’entrée lambrissé de palissandre et d’acajou (ensemblier français Dominique) où l’étonnante suspension en verre coloré et bronze (Jan Eisenloeffel) répond aux carreaux de couleur dans la porte (Jaap Gidding) et aux fenêtres adjacentes.

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    La vedette du hall, c’est L’Agenouillé de George Minne, sculpture superbement mise en valeur dans cet écrin de bois précieux. Sarah Caillard a disposé de drôles de chaussures dans le petit vestiaire contre un miroir, mais le grand salon m’attire avec sa large baie vitrée donnant sur les arbres. Pas trop vite. Juste à côté de la porte, un collage de Vincent Chenut, Goofy, est accroché au-dessus d’un petit meuble à plateaux de palissandre Art Déco et sa lampe boule.

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    Trois natures mortes de Fantin-Latour ornent le « cosy-corner » près de la cheminée, où un bonhomme de Gijs Milius s’est installé près de la fameuse Chute d’Icare de Bruegel (à l’origine indéterminée malgré les recherches, la toile n’est ni signée ni datée).

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    Comme il devait faire bon vivre dans ce salon où de multiples sièges invitent à s’installer ici ou là pour lire, converser, rêver, écrire, en regardant de temps à autre dans le jardin. 

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    Ou écouter de la musique : la reine Elisabeth, amie d’Alice, y a fait jouer des lauréats de son fameux concours, sur le piano qui a appartenu à Erik Satie, au couvercle de palissandre que recouvre une merveilleuse tapisserie (Jaap Gidding encore).

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    Près de la fenêtre du salon de musique, je contemple La Cour de Sainte Agnès de Van de Woestyne, qui a signé deux autres toiles près du piano. Voici ensuite le petit salon noir avec des bronzes sur les appuis de fenêtre, Le Berger de Van de Woestyne : que de présents pour les amoureux de l’art !

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    En montant l’escalier, voici la fameuse Table des enfants, souvent reproduite, et un petit Max Ernst, accroché un peu haut pour bien le regarder. Une énorme perruche verte (Charlotte Vander Borght) s’amuse dans la salle de bain à l’étage, à côté de la pièce bibliothèque où on projette le film sur les Van Buuren. Plein de belles choses aussi dans le bureau : meubles, vitrail Nuit étoilée, objets dans les vitrines, toiles au mur.

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    Prenez votre temps dans l’atelier juste à côté, une pièce où David Van Buuren peignait (on peut comparer son autoportrait et celui réalisé par Van de Woestyne) ; on y voit des dessins (le chat, les chiens de la maison par Constant Permeke), des toiles, des plâtres… tout un univers d’amateur.

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    J’ai d’abord pris pour un trompe-l’œil l’étonnante toile de Luca Vitone : en fait, l’artiste a mis une toile vierge dans le jardin du musée pendant les trois mois précédant l’exposition, tout ce qui s’y trouve s’y est déposé naturellement – « Atmospheric agents of garden on canvas » ! Voilà qui invite à aller faire un tour dans les jardins Van Buuren, ce sera le troisième temps.