Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

écriture - Page 15

  • Premier chagrin

    Sarraute Nathalie-enfance-gallimard-1983-edition-originale-velin-d-arches-grand-papier-broche-non-coupe.jpg« Vous raconterez votre premier chagrin. » ‘Mon premier chagrin’ sera le titre de votre prochain devoir de français. » […]

    – Tu n’as pas commencé par essayer, en scrutant parmi tes souvenirs…
    – De retrouver un de mes chagrins ? Mais non, voyons, à quoi penses-tu ? Un vrai chagrin à moi ? vécu par moi pour de bon… et d’ailleurs, qu’est-ce que je pouvais appeler de ce nom ? Et quel avait été le premier ? Je n’avais aucune envie de me le demander… ce qu’il me fallait, c’était un chagrin qui serait hors de ma propre vie, que je pourrais considérer en m’en tenant à bonne distance… cela me donnerait une sensation que je ne pouvais pas nommer, mais je la ressens maintenant telle que je l’éprouvais… un sentiment… »

    Nathalie Sarraute, Enfance

  • Natacha Sarraute

    Ne pas trouver sur son blog un nom d’écrivain qu’on aime appelle réparation – il était temps de relire Nathalie Sarraute, à la suite de Marque-Pages. Ouvrir Enfance et retrouver dès les premières lignes le ton inimitable de la grande écrivaine qui rend à la vie son texte sous-jacent :
    « – Alors, tu vas vraiment faire ça ? « Evoquer tes souvenirs d’enfance »… Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux « évoquer tes souvenirs »… il n’y a pas à tortiller, c’est bien ça.
    – Oui, je n’y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi… »

    sarraute,enfance,récit,autobiographie,littérature française,russie,parents,langue,souvenirs,écriture,culture
    Nathalie Sarraute lisant une traduction allemande d'Enfance
    Source : Lire, Enfance, N Sarraute, Philosophie de l'art - God save Darwin (over-blog.com)

    Natalia ou Natacha Tcherniak (1900-1999) est devenue Nathalie Sarraute par son mariage en France. Enfance (1983), récit autobiographique, se présente sous la forme d’un dialogue avec elle-même, la voix de celle qui écrit ne cessant d’interpeller celle qui se souvient. Parfois, le recours au tiret cesse ; un paragraphe, une page, toute une séquence à la première personne donne libre cours à la mémoire.

    Ce n’est pas sans crainte qu’elle écrit « comment c’était » : « Souviens-toi comme elle [cette crainte] revient chaque fois que quelque chose d’encore informe se propose… Ce qui nous est resté des anciennes tentatives nous paraît toujours avoir l’avantage sur ce qui tremblote quelque part dans les limbes… » Donner forme à ce qui se présente, trouver les mots ou les laisser venir comme ce « Nein, das tust du nicht » (« Non, tu ne feras pas ça »), dit par une jeune femme qui s’occupe d’elle, dans le salon d’un hôtel suisse où elle passe des vacances avec son père à cinq ou six ans.

    Enfance est le récit des mots qui affleurent et ravivent les sentiments, ceux d’une enfant dont les parents ont divorcé – j’ai pensé à la Maisie de James, bien sûr, à maintes reprises. L’influence de sa mère semble prédominer, c’est avec elle que la petite vit le plus souvent au début, ne passant que l’été près de son père. Elles habitent à Paris, dans un petit appartement « à peine meublé et assez sombre » d’où elle aime s’échapper avec la bonne pour « courir, gambader, tourner en rond » dans les jardins du Luxembourg.

    Guère de complicité entre la mère et la fille. Des impératifs, des interdictions, peu de tendresse ou de patience, l’éducation aux bonnes manières. Sarraute s'étonne, quand elle évoque « une longue maison de bois à la façade percée de nombreuses fenêtres surmontées, comme des bordures de dentelle, de petits auvents de bois ciselé », l’image liée au nom d’Ivanovo, la maison où elle est née, que sa mère n’y apparaisse pas : « rien n’est resté de ce qui a précédé mon départ d’Ivanovo, à l’âge de deux ans, rien de ce départ lui-même, rien de mon père, ni de ma mère, ni de Kolia avec qui, je l’ai su depuis, nous sommes, elle et moi, parties à Genève d’abord, puis à Paris. » Il n’y a que son ours en peluche, « Michka », qui soit toujours avec elle.

    Dans l’appartement de son père à Moscou, «  une jolie jeune femme blonde qui aime rire et jouer » sera celle qu’elle ne pourra appeler « maman-Vera » comme elle le proposera plus tard, sa mère l’interdisant, alors même qu’elle vit avec son père et Vera exclusivement. Lui est attentionné pour sa petite fille, sa « Tachok » ou « Tachotchek  », accepte de rester près d’elle avant qu’elle s’endorme, veut bien entrer dans son jeu quand ils se promènent ensemble.

    Vera accouche d’une petite Lili  (Hélène) et sa demi-sœur aînée perçoit très vite qu’à celle-ci, tout sera dû. En général, Vera ne parle qu’en français avec Natacha, mais c’est en russe qu’elle lui lâche un jour « Tiebia podbrossili » (On t’a abandonnée). La fillette sentait sa rancune envers ceux qui l’avaient obligée à se charger d’elle : « en même temps que ces mots me blessaient, leur brutalité même m’apportait un apaisement… On ne veut pas de moi là-bas, on me rejette, ce n’est donc pas ma faute (…) ».

    Son admiration pour son père est redoublée quand il reçoit des amis : « il n’a plus son air fermé,  il se détend, il s’anime, il parle beaucoup, il discute, il évoque des souvenirs, il raconte des anecdotes, il s’amuse et il aime amuser. » Tous le trouvent spirituel, intelligent, même sa mère en avait fait la remarque un jour, à Pétersbourg.

    Des noms, des images, des moments, des rencontres, voilà ce que raconte Enfance, par fragments suspendus dans le temps du souvenir rendu présent. Comment Sarraute s’y prend pour faire émerger l’émotion vraie, ressentie, de l’indécis où elle est enfouie, est remarquable. Sa curiosité pour les mots et pour les livres s’exprime très tôt, le goût d’écrire aussi. Le récit se termine avec son entrée au lycée Fénelon, la première fois où elle prend le tramway toute seule : c’est là, lui semble-t-il,  à onze ans, que s’arrête son enfance.

  • Frontière

    ahmet altan,je ne reverrai plus le monde,textes de prison,littérature turque,témoignage,écriture,liberté,résistance,culture,turquie« Nous prenons nos repas sur cette table en plastique.
    C’est là aussi que j’écris les discours pour ma défense et mes textes personnels, avec des stylos-billes que j’achète à la cantine.
    Pendant que j’écris, mes camarades de cellule sont assis à côté de moi et regardent la télévision.
    Je peux écrire n’importe où, le bruit et l’agitation ne m’ont jamais dérangé. D’ailleurs, une fois que je suis plongé dans l’écriture, tout ce qui m’entoure disparaît. Je romps le contact avec le monde extérieur et m’enferme dans une pièce invisible où personne ne peut entrer que moi.
    J’oublie absolument tout en dehors du sujet qui m’occupe.
    L’une des plus grandes libertés qui puissent être accordées à l’homme : oublier. Prison, cellule, murs, portes, verrous, questions, hommes – tout et tous s’effacent au seuil de cette frontière qu’il leur est strictement défendu de franchir. »

    Ahmet Altan, Je ne reverrai plus le monde

  • Textes de prison

    Les écrits de prison se lisent le cœur serré. Je ne reverrai plus le monde d’Ahmet Altan (textes de prison traduits du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, 2019) fait « acte de résistance » et plus que cela. L’écrivain et journaliste turc y raconte son arrestation, comment il vit en prison, dans son corps et dans sa tête : il montre à quel point le regard et les rêves d’un écrivain sont libres, irréductibles.

    ahmet altan,je ne reverrai plus le monde,textes de prison,littérature turque,témoignage,écriture,liberté,résistance,culture,turquie
    Ahmet Altan. Photo Jan Woitas/dpa (Le Soir)

    Ahmet Altan, 70 ans, est encore en prison aujourd’hui. Les médias indépendants ont souligné, à juste titre, l’injustice de sa condamnation, comme pour des milliers de Turcs parmi lesquels de nombreux juges, accusés sans preuves d’incitation ou de participation au coup d’Etat manqué de 2016 attribué à la bête noire du régime actuel, Fetullah Gülen. Quand la police a sonné à la porte, il n’a pas été pris au dépourvu – ses vêtements étaient prêts. Quarante-cinq ans plus tôt, il avait déjà vécu cela, quand on est venu arrêter son père. Son frère Mehmet  a été emmené aussi.

    « Je ne pouvais plus… », « Je ne pourrai plus… » Quand on lui propose une cigarette dans la voiture de police, sa litanie de l’impossible est stoppée net : il secoue la tête et répond : « Merci, je ne fume que quand je suis tendu », en souriant. « Cette phrase a tout changé. Elle avait divisé la réalité en deux moitiés aussi sûrement qu’un sabre de samouraï, d’un seul coup qui est presque une caresse, tranche un bandeau de soie jeté en l’air. » Contrairement à son corps pris au piège, son esprit est intouchable.

    Il passe sa première nuit en cellule avec un jeune professeur très pieux, qui a refusé de donner des noms, et deux militaires endormis. « Etrangement, penser à ma mort m’a tranquillisé. J’allais mourir un jour. Et quelqu’un qui va mourir ne saurait craindre ce que la vie lui réserve. » Pas de miroirs au-dessus des deux lavabos du couloir. Pour la première fois, il fait l’expérience de la disparition de son visage, ne le retrouve que lors de la visite médicale chez le médecin.

    Rêver, se souvenir, imaginer une histoire, s’immerger dedans, voilà ce qu’Ahmet Atlan oppose aux vicissitudes de sa détention. Ecouter les autres, les observer. Le chapitre « Voyage autour de ma cellule » est un bel éloge de la littérature. Il se souvient de son enthousiasme à la lecture, à dix ans, du Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre, qu’il imite en décrivant son nouvel univers : la cellule, le couloir, la cour. « J’oublie absolument tout en dehors du sujet qui m’occupe. (…) Le fait d’écrire contient ce paradoxe fabuleux qu’il est à la fois un refuge à l’abri du monde et un moyen de l’atteindre. »

    Au tribunal, les trois hommes qui vont décider de son sort le font penser aux « petits fonctionnaires de Gogol ». Ahmet Altan se retrouve dans la situation de son personnage de son roman Comme une blessure de sabre, un homme qui attend son jugement. « J’ai écrit il y a des années ce que je vis maintenant. Je deviens le personnage d’un roman que j’ai moi-même écrit. » Celui-ci avait été condamné, il le sera aussi, à plusieurs reprises.

    Pendant des mois, le plus pénible, pour lui qui a grandi dans une maison pleine de livres, est d’être privé de lecture. Un jour pourtant, les deux hommes pieux et l’incroyant (lui) reçoivent dans leur cellule une liste des livres de la bibliothèque. Des semaines après avoir précisé ceux qu’il aimerait emprunter, un livre lui est jeté à terre : Les Cosaques de Tolstoï. « Léon Tolstoï, ce Zeus de la littérature, entrait dans ma cellule avec ses mille paradoxes ».

    En lisant Je ne verrai plus le monde, qui n’a pu être publié en Turquie, des lectures anciennes me sont revenues en mémoire, d’autres textes de prisonniers, dans les années 1970 : Journal et lettres de prison d’Eva Forest, Les frères de Soledad par Geoffroy Jackson, Lettres à Olga de Vaclav Havel. Dans son dernier chapitre, « Le paradoxe de l’écrivain », Ahmet Altan défie ceux qui l’ont condamné : « Me jeter en prison était dans vos cordes ; mais aucune de vos cordes ne sera jamais assez puissante pour m’y retenir. Je suis écrivain. Je ne suis ni là où je suis, ni là où je ne suis pas. » (« Le paradoxe de l'écrivain »)

    Passionnante, cette première rencontre avec l’écrivain turc « libre dans sa tête » Je ne reverrai plus le monde a reçu le prix André Malraux 2019. Les raisons de le lire sans attendre ne manquent pas, vous l’aurez compris.

  • Pourquoi elle écrit

    Je referme Dévotion (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, 2018) avec un sentiment ambivalent : Patti Smith n’y atteint pas la grâce de ses textes précédents, mais j’aime ce qu’elle raconte ici de l’écriture. C’est son véritable sujet, montrer pourquoi et comment elle écrit. Le choix des photographies qui accompagnent ses textes le montre clairement : en frontispice, une photographie de manuscrit ; trois pages de sa main pour terminer (« Ecrit dans un train »).

    patti smith,dévotion,récit,littérature anglaise,etats-unis,paris,france,écrivains français,écriture,culture,estonie,patinage artistique
    Vidéo : « Patti Smith sous influence française » (Entrée libre, 21/12/2018)

    Le préambule l’annonce : « L’inspiration est la quantité imprévue, la muse qui vous assaille au cœur de la nuit. La flèche vole et on n’est pas conscient d’avoir été touché, on ignore qu’une multitude de catalyseurs, étrangers les uns aux autres, nous ont clandestinement rejoint pour former un système à part, nous inoculant les vibrations d’un mal incurable – une imagination brûlante – à la fois impie et divin. »

    « Esprit, mode d’emploi » s’ouvre sur la bande-annonce d’un film, Risttuules : La croisée des vents, « le requiem de Martti Helde pour les milliers d’Estoniens déportés en masse dans les fermes collectives de Sibérie au printemps 1941. » Ces images font naître une « ligne mentale » vers « une forêt de sapins, un étang et une petite cabane en bois ». Quelque chose d’autre en sortira.

    Elle lit Accident nocturne de Modiano, emporté au café du coin le lendemain matin. Voilà le fil conducteur de Dévotion : un voyage en France où elle est invitée par son éditeur français, des « rencontres avec des journalistes pour parler écriture. » Dans sa valise, un livre sur Simone Weil et Un pedigree de Modiano.

    A Saint-Germain-des-Prés, les souvenirs d’un voyage avec sa sœur en 1969 – elles avaient vingt ans – se mêlent à ses promenades, sur les traces des écrivains français, déjà. Sur l’écran, dans sa chambre d’hôtel, elle regarde du patinage artistique, soufflée par une patineuse russe de seize ans d’une concentration absolue – « Dans mon sommeil, le génie combine, régénère. […] J’escalade le flanc d’un volcan sculpté dans la glace, la chaleur émanant du puits de dévotion qu’est le cœur féminin. »

    Visite chez Gallimard. Marches dans Paris. Voyage avec un ami à Sète, où ils cherchent la tombe de Valéry. Sur une tombe ancienne, elle remarque le mot français « DEVOUEMENT » que son ami lui traduit par « Dévotion » (sic). Vous l’avez compris, le mot du titre fait son chemin dans le récit.

    Patti Smith passe d’une chose à l’autre, traversée par des émotions de lectures ou de choses vues. « Le plus souvent, l’alchimie qui produit un poème ou une œuvre de fiction est dissimulée dans l’œuvre elle-même, voire incrustée dans les stries enroulées de l’esprit. » Ainsi naît « Ashford », un poème sur la tombe de Simone Weil. Ensuite vient « Dévotion », l’histoire d’une jeune fille remarquée par un homme dans la rue, qui la suit dans le tramway puis à pied jusqu’à un étang gelé près d’un bois, où il la regarde chausser des patins à glace et évoluer avec un art surprenant.

    Ainsi commence cette nouvelle, l’histoire d’Eugenia, qui a grandi là tout près avec sa tante Irina. Peu avant ses seize ans, celle-ci l’a laissée seule. Plus rien ne compte pour elle que l’art de patiner. Elle en parle dans son journal intime où elle reconstitue aussi son passé : fille d’un professeur d’université, elle est née dans une maison « avec un superbe jardin dont [sa] mère s’occupait avec une grande dévotion. »

    Avant d’être expulsés de leur village, pressentant le danger, ses parents l’ont confiée à la belle Irina, la jeune sœur de sa mère, qui allait quitter le pays avec un homme « deux fois plus âgé et très riche ». Après la mort de celui-ci, Irina et Eugenia se sont installées dans une maison reçue en héritage, à la lisière de la forêt. Eugenia, à son tour, est aimée par un homme « transpercé » par sa grâce, qui lui offre des cadeaux puis l’emmène avec lui. Un conte d’amour et de mort.

    « Un rêve n’est pas un rêve » reprend la question : « Pourquoi est-on poussé à écrire ? » Patti Smith raconte en huit pages son voyage à Lourmarin, à l’invitation de Catherine, la fille de Camus, qui lui offre l’hospitalité. Un très beau cadeau lui est fait là, qui mène à une réponse. Ces pages-là sont superbes.

    Dans Diacritik (un entretien où tout est révélé, je vous le déconseille si vous envisagez de lire Dévotion), Patti Smith résume son livre ainsi : « C’est quelque chose que j’ai aussi appris du Jeu des perles de verre de Hermann Hesse, qui est un de mes livres préférés. C’est un jeu d’interconnexions avec des étapes, des pierres de gué qui peuvent être des notes de musique, des mots, des images qui se développent et étendent la conscience et la sensibilité des joueurs, sans recours aux drogues… J’adore ces connexions et c’est vraiment le sujet de Dévotion. »