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Passions - Page 582

  • La fille de l'Allemand

    L’émotion, si absente du Portrait d’Assouline, s’infiltre à chaque page de La Femme de l’Allemand (2007) de Marie Sizun. Née en 1940, celle-ci se consacre à l’écriture après avoir enseigné la littérature française à Paris, en Allemagne et en Belgique. Une retraite féconde. Son roman troublant est si intense que je l’imagine lié à des souvenirs personnels, peut-être ici exorcisés. Il s’adresse à la deuxième personne à une petite fille, Marion : « Cette image-là. Tu sais bien. Au commencement de tout. » 

    Schiele, Portrait d'Edith Schiel assise en robe rayée (sur Wikimedia commons).jpg

    La maman de Marion est « malade ». A dix-huit ans, en 1943, Fanny, a aimé un soldat allemand dont elle a eu cette enfant. Ses parents, les D…, Henri et Maud, l’ont rejetée, elle s’en est allée de cette famille dont elle méprise les valeurs bourgeoises, ne gardant de lien qu’avec tante Elisa, discrète et compatissante. Marion est née à Tours : « Elle dit que c’est toi, à ta naissance, qui l’avais guérie. Toi, sa fille, son amour. »

     

    Dans leur petit appartement de la rue Saint-Antoine à Paris, la mère et la fille vivent ensemble, en face de l’église Saint-Paul. « Pendant longtemps elle est si proche de toi que tu ne l’observes pas : tu dois avoir cinq ans lorsque tu t’avises qu’elle n’est peut-être pas tout à fait comme les autres femmes ; qu’elle n’est pas
    coiffée comme il faudrait, comme les dames que tu croises dans la rue le sont (…). Elle, ses cheveux noirs et plats pendant sur ses épaules, en désordre. Elle porte des chemises d’homme, à carreaux, le plus souvent sur un pantalon. Et puis, elle ne se maquille pas. Du tout. »

     

    Marion partage d’abord les goûts de Fanny pour le dessin, les livres, le cinéma. Aux murs, Fanny a punaisé des reproductions, dont « l’une représente la femme d’un peintre, un jeune peintre autrichien qui s’appelle Schiele. » De son père, Marion ne sait pas grand-chose, à part qu’il est mort et qu’il était « allemand » – un secret dont il ne faut parler à personne. Quand un jour où Fanny traverse la rue, comme d’habitude, en dehors des passages pour piétons, se glissant entre les voitures, avec
    sa fille accrochée à sa manche, un chauffeur furieux lui crie « Vous n’êtes pas un peu cinglée de traverser comme ça ? Et avec un enfant encore ? », Marion reçoit le mot comme une gifle : « Il y a là quelque chose dont tu perçois confusément le caractère redoutable ; quelque chose qui atteint le prestige de ta mère et te fait mal. »

     

    Avenue de Suffren, où la fillette se rend le dimanche, seule (tante Elisa vient la chercher), ses grands-parents qui se font appeler « Tante Maud » et « Oncle Henri », l’intimident et parfois la glacent par « leur langage et leurs manières ». Jamais, là-bas, on ne parle de Fanny. Marion a entendu Maud confier à une amie : « Des deux enfants que Dieu nous avait donnés, il nous a pris l’un, mon petit Charles ; il nous a ôté l’autre. » – « On s’exprime bizarrement, avenue de Suffren. Alors tu sais sans comprendre. Tu comprends sans savoir. »

     

    En grandissant, Marion se pose de plus en plus de questions sur son père : mort comment ? où ? quand ? Fanny : « A la fin de la guerre. Mort de froid. En Russie, où on les envoyait tous, surtout quand ils étaient jeunes. » – Est-ce la vérité ? Peu avant ses sept ans, Marion vit la première crise de sa mère, qui parle « beaucoup, beaucoup trop, beaucoup trop haut », se lève la nuit, chantonne, murmure, puis enchaîne d’une voix « toute changée, une voix inconnue, rogue, masculine » des chansons familières et des comptines d’enfant. Marion a peur.

     

    Le matin, c’est encore pire. Fanny s’empare d’un marteau et frappe sur le gong de l’oncle Charles de toutes ses forces, en hurlant. Les voisins crient d’ouvrir, mais Marion reste assise « tremblante sur le bord du lit » jusqu’à ce que, miraculeusement, sa mère s’arrête puis s’allonge sur son lit. Marion ouvre alors la porte au vieux Dr Attal qui fait une piqûre à Fanny endormie. On va l’emmener à l’hôpital, elle a besoin de soins, de repos. A l’école du quartier, tout le monde est au courant, les filles rient de sa mère qui est folle. « Tu remues cette nouvelle incroyable dans ta tête : ta mère est folle. »

     

    C’est le premier des séjours avenue de Suffren, où elle partage la chambre de tante Elisa. Marion y a froid et s’y ennuie. Ce sont ensuite les premières retrouvailles avec Fanny, « plus tout à fait la même » – « Mais c’est peut-être toi, aussi, qui as changé : tu jettes sur elle, à présent, un autre regard, méfiant, circonspect, peureux. » Entre elles, une nouvelle distance. Pour un temps, les voilà à nouveau bien ensemble, heureuses des séances au cinéma le soir, ensemble à l’église même, mais de son « regard de petit juge », Marion observe sa mère qui « fait tout trop haut, fait tout trop fort », « pas comme les autres ».

    La Femme de l’Allemand raconte toutes les étapes de la douleur d’une femme, atteinte de psychose maniaco-dépressive. Marion grandit dans le malaise d’être la fille d’une folle et d’un inconnu qu’elle aurait voulu connaître, qui lui a donné ses cheveux blonds frisés et dont elle décide d’apprendre la langue, au lycée. Dans la culpabilité aussi : elle n’a pu tenir la promesse arrachée par sa mère de ne pas la laisser emmener à l’hôpital, de lui éviter les électrochocs j'ai pensé au témoignage de Janet Frame à ce sujet dans Un ange à ma table (tome I, Ma terre, mon île), si bien rendu au cinéma par Jane Campion.

    Marie Sizun nous offre un récit bouleversant, tant par la sensibilité du dialogue de la narratrice avec elle-même, dans des mots simples mais au plus juste du ressenti, que par la solitude de sa mère, déracinée de la vie normale, en proie à ses démons intérieurs, cherchant à les distraire, et cédant davantage à chaque assaut de son
    terrible mal. Portrait d’une enfance aimante et douloureuse. Portrait d'une femme. Portrait d'une famille qu’en grandissant, Marion apprend à regarder autrement que
    par les yeux de sa mère.

    Illustration : Egon Schiele, Portrait d'Edith Schiele en robe rayée (1915) 

  • Privilège

    « C'est le privilège du dimanche de nous réconcilier avec notre temps intérieur, celui de nos rythmes propres et de notre sensibilité : le temps retrouvé que connaissent bien les peintres du dimanche (ce n'est pas simplement parce qu'ils ont plus de temps qu'ils peignent ce jour-là mais bien parce que ce temps est d'une qualité différente). Dimanche ménage ce temps où je me retrouve moi-même, où je me remets au diapason, où je m'accorde. Avec moi-même, avec la nature, avec les autres. C'est un jour spirituel, où il y a soudain plus de place, plus d'espace pour la multitude des dimensions qui nous habitent - que la semaine souvent atrophie. »

     

    Jean-François Duval, Un port à l'aube de chaque lundi (Autrement, mai 1999)

    Anonyme Enfant peignant.jpg



  • C'était dimanche

    Dimanche sans voiture, c’est une tradition à Bruxelles pendant les journées du patrimoine, avec la gratuité des transports en commun. Occupée samedi par le patrimoine familial, j’avais réservé le dimanche pour quelques découvertes, et puis l’imprévu : l’arrivée de deux charmants visiteurs, à vélo, et le plaisir de leur compagnie – cela passe avant tout. C’était l’occasion d’étrenner de jolis bols à thé japonais sur des feuilles en fonte cuivrée, couleur d’automne (nous y sommes). 

    Mésange, dimanche sans voiture.JPG

     

    Pas de circulation ni dans la rue peu passante, ni aux alentours. Les bruits de la ville effacés dès neuf heures et le calme, souverain. De la terrasse, j’entendais soudain parfaitement les cris des mésanges tout près, dans les bouleaux qui perdent leurs feuilles depuis quelque temps déjà, et je les regardais voltiger d’une branche à l’autre. La ville rendue aux oiseaux. Et, bien sûr, aux promeneurs. Le temps radieux de ce dernier week-end de l’été a fait sortir tous les Bruxellois qui aiment et peuvent marcher, rouler à vélo, parcourir la ville débarrassée de la masse automobile. Seuls les avions ont oublié de mettre une sourdine à leurs élans célestes, réveillant le rêve d’une ville qu’ils ne survoleraient pas.

     

    Après le thé et la conversation joyeuse, une balade, tout de même. C’est le jour idéal pour flâner sur les boulevards, que les cyclistes s’amusent à occuper sur toute leur largeur. Beaucoup de couples, de familles, de visages souriants – plus qu’à l’ordinaire. Tiens, une avenue jamais empruntée, des maisons unifamiliales, comme on dit aussi au Québec. Allons-y. Sans le tumulte de la circulation sur les grands axes non loin de là, c’est un coin charmant. Et ce chemin, où mène-t-il ? En haut du talus de la voie ferrée, il circule dans un tunnel végétal à l’arrière de jardins particuliers, protégés par des cloisons en bois ou de hautes haies. Un paradis pour les oiseaux, que les pas des rares promeneurs alertent. Et puis on débouche près d’un pont familier, on prend le chemin du retour.

     

    J’aime tant ces dimanches allègres que je les verrais volontiers se multiplier, un dimanche sans voiture à la fin des quatre saisons par exemple. Sans doute, cela poserait problème à ceux qui doivent travailler le dimanche, se procurer une dérogation pour circuler. J’imagine que certaines personnes seules, ce jour-là, souffrent davantage de ne pas recevoir leurs visiteurs éloignés, mais ce pourrait être l’occasion d’une plus grande sollicitude entre voisins.

     

    Me revient un beau texte de Jean-François Duval, joliment intitulé « Un port à l’aube de chaque lundi » (revue Autrement, 1999) : « La semaine, je sais bien qui je suis : tout le monde me le dit ; ma place dans la société, dans le monde du
    travail me l'indique. Mais dimanche ? Dimanche nous débusque et nous révèle. Alors que la semaine, dans ses discontinuités, nous oblige à des rôles différents, nous divise et nous écartèle, dimanche, qui s'offre dans une durée et une continuité, permet d'effacer ces rôles et de se ressaisir dans son unité et son identité. »

     

    Si j’étais plus douée, je vous mettrais en contrepoint un enregistrement de « Je hais les dimanches », Piaf ou Greco, au choix – en voici les paroles. Certains s’y ennuient, d’autres les redoutent, cela dépend aussi des périodes de la vie. Je suis pour ma part sensible aux charmes du dimanche et de son temps différent. Contre ceux qui voudraient généraliser le travail tous les jours de la semaine et qui prennent hypocritement le parti des consommateurs, ces supposés clients qui deviendraient les travailleurs du dimanche, tôt ou tard, je plaide « la grâce du dimanche »,
    pas forcément chrétienne.

  • On voyage

    « On voyage : plaisir dispendieux, parfois corvée, devenu d’ailleurs, sous sa forme authentique, de plus en plus rare. On voyage pour s’instruire – ce cliché dit tout – ; pour remplacer la routine immobile par une routine qui bouge, pour s’éprouver à la pierre de touche d’une terre et d’un ciel différents, d’autres animaux et d’autres hommes, pour réviser ou pour enrichir l’image qu’on s’était faite d’eux. On voyage pour mourir un peu moins ignorant de la planète sur laquelle on vit. Le tournis des tours organisés est autre chose. »

     

    Marguerite Yourcenar (Inédit, s.d., cité dans Le Bris des routines) 

    Cosmos.jpg
  • Hors d'Europe

    Au milieu de Marguerite Yourcenar – Le bris des routines, Michèle Goslar aborde les excursions hors d’Europe de la première femme écrivain à l’Académie française. D’abord l’Amérique du Nord, où elle se rend pour la première fois en 1937, avec Grace Frick. Quand elle y retourne deux ans plus tard, elle se heurte à la nécessité de travailler comme professeur de littérature et d’art, dans la banlieue de New York, et à un mode de vie « plus rude et plus factice qu’en Europe » (M. G.), jusqu’à ce que l’acquisition de Petite Plaisance, « sa maison de Northeast Harbor », ramène une
    vie plus paisible et plus propice à l’écriture.
     

    Yourcenar Petite Plaisance.jpg

    Petite Plaisance, une photographie de Pierre Mackay sur Panoramio et Google Earth

     

    La personnalité de Father Divine, un « thaumaturge alors célèbre, objet d’un culte passionné pour une bonne partie des Noirs de Harlem, couvert par ses fidèles, presque toujours misérables, de dollars qu’il redistribuait à de plus pauvres encore » nourrira dans L’œuvre au Noir « l’extraordinaire figure de Hans Bockhold, le comédien visionnaire, charlatan et Dieu-Roi » (Blues et gospels).

     

    Des Indiens d’Amérique, elle admire un mode de vie à l’opposé de notre « civilisation du gâchage » : « Ils avaient le sentiment qu’il fallait passer sur terre en laissant le moins possible de traces. Ne pas peser sur la terre. Tout est là. » (Entretien pour Marie-Claire, 1978). Dans Le cheval noir à tête blanche, des contes pour enfants, Yourcenar rend hommage aux Abenakis : « Ils n’en portent pas moins le beau nom commun à toutes les tribus huronnes établies à l’est du Maine, les Abenakis, le peuple de l’aurore. » 

     

    « Je croyais la connaître, la vie, mais c’est le jour où je l’ai rencontrée dans l’anonymat total des grandes villes américaines, dans une civilisation alors pour moi sentie comme très différente de celle de l’Europe, plus tard sur les routes du Sud ou du Nouveau-Mexique, et enfin dans la région que j’habite ici, explique-t-elle à Matthieu Galey venu l’interviewer à Petite Plaisance en 1979, que j’ai appris le peu qu’on est dans l’immense foule humaine et combien chacun est obsédé de
    ses propres soucis et combien, au fond, nous nous ressemblons tous. Cela m’a été très utile. »

     

    Dans ses randonnées sur l’île des Monts-Déserts« en un sens, l’île d’Achille… », un beau texte est consacré à une visite des Jardins Rockfeller, Matinée de grâce (25 juillet 1973). En revanche, la période de chasse ruine l’harmonie, provoque en elle révolte et dégoût. Sa vision du Canada accumule aussi les connotations négatives : « Nulle part on n’a le sentiment d’un site humain enfonçant amicalement dans le sol ses racines, marié à lui comme les moindres villages d’Italie à leurs vignes, ou les fermes scandinaves à leurs labours bordés de sapinières. Personne n’a ornementé au-dehors les maisons pour le plaisir des yeux, ni fleuri les jardins, ni tracé de petits sentiers nonchalants à l’orée des bois. La dure vie dans un climat dur n’a conseillé à l’homme que l’agression et l’exploitation. » (Le Tour de la prison).

      

    Lors d’une conférence à Québec intitulée « Si nous voulons encore essayer de sauver la terre », en 1987, Marguerite Yourcenar résume sa pensée : « La formule « Terre des hommes » est extrêmement dangereuse. La Terre appartient à tous les vivants et nous dépendons en somme de tous les vivants. Nous nous sauverons ou périrons avec eux et avec elle. »

     

    En Afrique, qu’elle découvre avec Jerry Wilson, elle apprécie la « sauvage beauté » du Maroc. Sur l’Egypte, visitée une seule fois, elle n’écrit guère. En Asie, le Japon où elle voyage pendant trois mois en 1982 sera l’objet principal d’un recueil d’essais, Le Tour de la prison. On y trouve de très belles réflexions sur le sens du voyage et sur son altération par le tourisme de masse. « Mais ce qui s’impose peut-être le plus au cours des grandes et petites péripéties qui font de chaque vrai voyageur un aventurier, ce sont sans doute des visages. Que nous le voulions ou non, même chez les plus adonnés au spectacle naturel ou à la contemplation esthétique, même chez les plus accablés par le pullulement humain qui dévalorise l’homme, certains visages surimpressionnent tout. »

     

    Usage du chapelet bouddhique, beauté des vêtements drapés sur les peaux lisses et nues en Thaïlande, magasin de soieries de Jim Thompson à Bangkok « avec ses murs tapissés, comme une bibliothèque l’est de livres, de centaines de rouleaux d’étoffes rangés par nuances », aux impressions de Yourcenar la voyageuse qui composent Le Bris des routines est jointe en annexe une conférence donnée à Tôkyô en 1982, Voyages dans l’espace et voyages dans le temps. Yourcenar la termine ainsi : « Nous sentons qu’en dépit de tout, nos voyages, comme nos lectures et comme nos rencontres avec nos semblables, sont des moyens d’enrichissement que nous ne pouvons pas refuser. »