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Passions - Page 586

  • Sentier du littoral

    La première impression, c’est chaque fois, en sortant de la voiture, ce parfum de liberté retrouvée après plus d’un millier de kilomètres de route : effluves de romarin,
    de pin, d’eucalyptus, l’enchantement méditerranéen des narines aux poumons. La promesse de jours sans pluie, ou presque, d’horizons dégagés, de fleurs vives.

     

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    Bien sûr, il y a le plaisir de longer la mer, là où le sable est le plus solide, au plus près des nappes d’écume ou carrément les pieds dans l’eau, rite de retrouvailles et d’au revoir. Mais je ne me lasse pas de parcourir les anciens chemins de douaniers rebaptisés « sentier du littoral », héritage, ai-je lu, de la Révolution française – il fallait surveiller les côtes, contrer les passeurs et contrebandiers.

     

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    De Mar Vivo (La Seyne sur Mer) à Fabregas, pour se mettre en jambes. Après la plage de galets de La Verne, un pittoresque chantier de « pointus » déclenche l’envie de prendre une photo ou deux, une fois de plus. Ensuite l’itinéraire est interrompu (depuis des années) à cause d’un éboulement, ce qui oblige à remonter entre des villas. Mais j’aime jeter un coup d’œil aux jardins, aux portails et aux terrasses, quand ils veulent bien se montrer. Puis on retrouve le chemin qui mène à Fabregas, à sa plage de sable noir. L’endroit est assez mélancolique, les abords peu entretenus donnent une impression d’abandon. Des galets forment joliment le nom d’une villa sur un mur de pierres.  

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    Le Brusc, un matin. Les rochers du Gaou ont un air de sauvagerie bretonne. Réserve naturelle, l’île est réservée aux piétons, et des clôtures en bois protègent la flore et la faune. Après la passerelle d’accès, on longe d’abord la lagune du Brusc où se développent les posidonies, dans une eau calme et peu profonde. Cette fois, j’y ai vu des bancs de petits poissons qui se déplaçaient tout près de la surface, on aurait dit des têtards. Mon coup de cœur, sur cette île, va aux arbres que le vent courbe de
    mille manières, danseurs de l’espace marin. Au nord, il vente presque toujours furieusement, spectacle de vagues garanti dans les criques abruptes. Le tour de l’île commencé dans le calme est alors rythmé par les éléments.

     

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    Le Brusc est aussi un bon point de départ pour gagner Sanary par le sentier du littoral, en deux heures environ. Tantôt le long d’une plage, tantôt par un chemin entre les rochers ou encore sur des murets, on y marche avec une vue magnifique sur le Gaou, les îles des Embiez, la baie. La végétation est très particulière aux abords de la batterie du Cap nègre : les figuiers de Barbarie attirent l’attention, de jolies gesses bicolores y épandent çà et là leurs volutes.

     

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    Et puis les plages, la promenade du bord de mer. Et enfin Sanary, son marché matinal dans l’allée de platanes et puis ses quais, ses beaux pointus face à la mairie, ses étals aux appellations variées (« Laisse dire » m’a laissée songeuse). Le port de Sanary est un merveilleux endroit pour se restaurer en terrasse tout en observant le va-et-vient,
    un mélange d’élégantes, de flâneurs, de couples plus ou moins assortis, de vendeurs, de chiens de toutes races, de paniers remplis de fleurs. 

     

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    Bien sûr, on ne résiste pas à l’appel de la corniche des Baux : au pied de la falaise, on prend l’escalier qui mène aux villas les plus chic – certaines ont abrité des écrivains allemands fuyant le nazisme – et à la chapelle de Notre-Dame de Pitié pour redescendre au port par la promenade bordée de plantes et d’arbres remarquables, jalonnée par les icônes d’un calvaire.

     

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    Pour terminer, la promenade des beaux jours : il faut un grand ciel bleu sur le sentier des calanques à Cassis, pour admirer le paysage dans toute sa gloire. Port-Miou est
    la plus longue des calanques, et c’est un spectacle éblouissant de voir tous les bateaux amarrés dans cette langue de mer entre les hautes parois blanches où poussent seuls les pins d’Alep. Le sentier du Petit Prince rend hommage à Saint-Exupéry, dont l’avion a été abattu au large en 1944.

     

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    « Qu’y a-t-il au départ ? Une tension musculaire. En appui sur le pilier d’une jambe, le corps se tient entre terre et ciel. » (Rebecca Solnit, L’art de marcher, Actes Sud, 2002). A qui aime marcher, le sentier du littoral donne beaucoup.
    Je ne me lasse pas de ses lumières.

     
     
  • Trouver sa voie

    La fenêtre panoramique (Revolutionary road, 1961), de Richard Yates (1926-1992),  a été récemment porté à l’écran par Sam Mendes (Les noces rebelles, 2009). Dans ce Madame Bovary de la littérature américaine (selon Douglas Kennedy chez Busnel), les allusions à Flaubert sont une piste de lecture très intéressante, mais on peut lire ce roman sans y penser, pour sa peinture magistrale d’une descente aux enfers conjugale en banlieue, non loin du Domaine de la Révolution, vers 1955.

     

    April, la « charmante » épouse de Frank Wheeler, a étudié l’art dramatique, ce qui a poussé leurs amis, Milly et Shep Campbell, à les enrôler dans la Compagnie du Laurier, une troupe d’amateurs. « Longtemps après la date fixée par le directeur pour ce qu’il appelait « enlever la pièce réellement au-dessus du sol, la faire vivre pour de bon », elle demeura une masse statique, inhumainement lourde, informe, inanimée (…) » Une bonne répétition générale a ranimé leur espoir d’éblouir, mais la première est un échec. April qui semblait pouvoir y récolter un succès personnel finit par perdre ses moyens elle aussi – « Quand le rideau tomba enfin, ce fut une vraie miséricorde. » 

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    Frank retrouve sa femme dans la loge, prêt à lui témoigner amour et compassion. « Mais un recul imperceptible de ses épaules lui apprit qu’elle ne tenait pas à ses caresses ». Bien qu’ils aient prévu de sortir ensuite avec les Campbell, April oblige Frank à prétexter un problème de baby-sitter pour pouvoir rentrer – « le premier mensonge de ce genre depuis deux ans qu’ils étaient amis ». Cette petite comédie annonce la thématique du roman : mascarade conjugale, obsession des convenances, insatisfaction profonde.

     

    Sur le trajet du retour, April refuse de parler de cette soirée ratée, s’exaspère de l’insistance de son mari. Une fois rentrée, elle se couche sur le canapé du séjour pour qu’il la laisse tranquille. Le lendemain, quand Frank se lève, elle est déjà occupée à tondre la pelouse, ce qui surprend Mrs Givings, l’agent immobilier de la région, venue leur offrir un plant de sedum. Cette femme bavarde et curieuse est tout de même assez observatrice pour deviner que les Wheeler ne sont pas disponibles pour écouter ce qu’elle a en tête.

     

    Jennifer et Michael, les enfants, s’inquiètent. La tension est palpable. April « s’était toujours tenue sur le bout d’une branche, prête à s’envoler : prête, toujours, à partir à la minute même où elle aurait envie de partir (« Ne me parle pas sur ce ton, Frank, ou alors je pars ; et je le ferais ! ») ou à la minute où entre eux quelque chose clocherait sérieusement. » Tout le week-end, elle reste sur la défensive, au désespoir de Frank qui cherche à se réconcilier tout en pensant à « la seule et unique chose au monde dont il avait envie réellement, sincèrement : s’emparer d’une chaise et la lancer à toute volée dans la fenêtre panoramique. » Et puis, le dimanche soir, les Campbell arrivent comme prévu et pour la première fois, les regards s’évitent, les amis se font des politesses, ne trouvent rien à se dire – « C’était une expérience nouvelle. »

     

    Depuis longtemps, les deux couples s’entendent à déplorer la médiocrité générale, le conformisme. Ce soir, à court d’idées, Milly raconte ce qu’elle vient d’apprendre : le fils de Mrs Givings, présenté par sa mère comme un « merveilleux » mathématicien enseignant dans l’Ouest, se trouve tout près de chez eux, enfermé dans un hôpital psychiatrique depuis qu’il a enfermé et terrorisé ses parents. Cette nouvelle « excitante » détend un peu l’atmosphère. Frank, à la veille de ses trente ans, se lance dans le récit de son vingtième anniversaire à la fin de la guerre. Mais il se rappelle le leur avoir déjà raconté, il y a un an, et capte le regard écœuré d’April, un regard qui le hante encore le lendemain matin, dans le train, où il a  « l’air d’un homme condamné à une mort très lente, sans douleurs. »

     

    L’espoir renaît quand après avoir tout pesé, April convainc Frank de laisser tout tomber, emploi, maison, pour commencer une nouvelle vie en Europe, où elle trouverait du travail, le temps que Frank trouve sa voie, une activité qui lui corresponde mieux que sa situation actuelle. Ils annoncent leur départ aux proches, mais acceptent tout de même, à la demande de Mrs Givings, de recevoir leur fils John, de temps à autre, malgré les risques.

     

    Et puis April tombe enceinte. Elle ne veut pas de cet enfant. Frank ne veut pas qu’elle avorte. Derrière leur façade bienveillante – que seul John Givings, « le fou », ose démasquer –, leurs désirs divergent. Frank n’ose parler d’un entretien professionnel prometteur, se console avec une secrétaire. Il décide que le temps sera son allié – « Notre capacité à mesurer et à répartir le temps est une source presque intarissable de soulagements. » Frank se force à être gai, attentif, séduisant. « L’ennui, c’est que la vie ordinaire devait cependant continuer. » La comédie tourne au tragique. Comme chez Flaubert, les rêves se fracassent. Il n’y a parfois rien de plus cruel que les rapports quotidiens où la souffrance fait son nid.

  • Un être ordinaire

    Haruki Murakami est né à Kyoto en 1949. Hajime, en 1951 – c’est le narrateur du roman Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil (1992). Celui-ci fait la rencontre de sa vie à douze ans – il ne le sait pas encore. Shimamoto-san, enfant unique elle aussi, traîne légèrement la jambe, séquelle d’une polio. Comme elle habite depuis peu près de chez lui, on les a mis l’un à côté de l’autre en classe et il la raccompagne tous les jours. Très vite, derrière son attitude posée, il devine chaleur et sensibilité, « un trésor vivant caché au fond d’elle ».

     

    Hajime et Shimamoto-San se découvrent des goûts communs pour les livres, la musique et les chats, et la même difficulté à exprimer leurs émotions. Chez elle, sur une chaîne stéréo dernier cri, ils aiment écouter parfois Liszt, parfois Nat King Cole dans Pretend ou South of the Border. « Il s’agissait du Mexique, bien sûr, mais je ne le savais pas. (…) Chaque fois que j’écoutais cette chanson, je me demandais ce qu’il pouvait bien y avoir au « sud de la frontière ». » Un jour où elle lui prend la main, quelques secondes, le garçon ressent qu’il existe bel et bien « un lieu de plénitude au cœur même de la réalité ».

     

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    Un déménagement les sépare. A seize ans, Hajime, « abandonnant l’espoir d’être un jour quelqu’un de spécial » se transforme en un être ordinaire. Son corps se muscle à force de nager régulièrement, sa personnalité se modifie, s’affirme – « je me réjouissais de la disparition de mon ancien moi ». Izumi devient sa petite amie au lycée. Il l’embrasse, puis veut aller plus loin, mais elle demande du temps. « J’ai peur, dit-elle. Je ne sais pas pourquoi ces temps-ci, il m’arrive de me sentir comme un escargot privé de sa coquille. – Moi aussi, j’ai peur, répliquai-je. Je ne sais pas pourquoi, il m’arrive de me sentir comme une grenouille privée de ses palmes. » Et de rire ensemble, soulagés. Mais Hajime rencontre la cousine d’Izumi, plus âgée, dont le désir s’accorde avec le sien. Lorsque Izumi le découvre et en souffre, Hajime comprend que comme les autres, il peut faire du mal.

     

    Après l’université, son emploi dans l’édition scolaire l’ennuie, quelques amourettes
    l’en distraient, sans plus. « Ce furent des années glacées, au cours desquelles je ne rencontrai pratiquement personne qui me paraisse en accord avec mon cœur. » Aucune femme n’arrive à la cheville de Shimamoto-San dont il n’a pas de nouvelles. Un jour, dans la foule, il aperçoit une élégante en manteau rouge qui traîne la jambe exactement comme elle. Il la prend en filature jusqu’au salon de thé où elle s’installe un moment. Il n’ose se rapprocher, alors qu’il brûle de vérifier s’il s’agit bien d’elle. Et puis, elle lui échappe.

     

    A trente ans, il épouse Yukiko, la fille d’un entrepreneur. Son beau-père le pousse à se lancer : Hajime ouvre un club de jazz « assez chic », puis un second. A la joie de monter une affaire, de l’améliorer, de réussir, s’ajoute la satisfaction d’une vie très confortable pour sa famille. Mais il ne peut s’empêcher, lui qui a été un étudiant idéaliste, d’écouter le Winterreise de Schubert en pensant que le monde l’a récupéré, un peu à son insu : « On dirait que tout ça n’est pas ma vie ».

     

    La fêlure intérieure palpite lorsque Hajime apprend d’un ancien camarade de lycée qu’Izumi, la petite amie trompée, vit si seule dans un immeuble que les enfants ont
    peur d’elle. L’autre le rassure : « Chacun sa vie, la vie d’autrui n’appartient qu’à lui. » La comparaison que fait cet homme entre le monde et le désert, où tout ce qui vit finit par se dessécher et mourir, continue longtemps à résonner en lui – « Et il ne reste que le désert. »

     

    Shimamoto-San, un soir, s’installe au comptoir du club, sans qu’il la reconnaisse. C’est elle qui vient vers lui et le complimente. C’était bien elle qu’il avait suivie et qui s’est demandé pourquoi il ne l’avait pas abordée, lui, « le seul ami qu’elle ait jamais eu ». Entretemps, elle s’est fait opérer et ne boite plus. Dorénavant, Hajime ne vivra plus que dans l’attente de son apparition, de temps à autre, dans son club de jazz. Au milieu du roman, son amour d’enfance se réinstalle au cœur de la vie d’Hajime, marié et père de deux enfants. Qu’en feront-ils ?

    Que faisons-nous de notre existence ? Les personnages de Murakami s’interrogent et gardent leur mystère. Quelles sont, dans nos choix de vie, la part du moi véritable, la part de l’influence ou du hasard ? Ils sont rares, les êtres avec qui partager vraiment ces questions intimes – ceux avec qui notre vie bascule.

  • Sous une lampe

    « Sous une lampe de bureau, des feuillets couverts d’une écriture bleue et régulière s’étalaient en éventail. C’était un roman. Mon désir d’écrire se confondit dès lors avec celui de ce silence hivernal, de cette pièce trop chauffée et de ce thé dont la dame à intervalle régulier remplissait une tasse bleue et blanche qui portait sur son bord d’or la marque sanglante de ses lèvres fardées. »

     

    Gilles Brochard, « Quand le désir d'écrire vint à Jacques Almira », Le Thé dans l’encrier

     

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  • Un livre, du thé

    A l’heure du thé, le Guide des comptoirs et salons de thé de France, Suisse, Belgique et Québec (L'Archipel, 2002) m’a fait découvrir, il y a quelques années, certains hauts lieux du thé à Bruxelles : le Comptoir Florian, Le Palais des thés, The Tea House. J’y avais coché aussi des adresses parisiennes, sans doute à vérifier aujourd’hui. Le thé dans l’encrier du même auteur, Gilles Brochard, signale dans une réédition récente quelques disparitions. Mais le propos diffère ici : ce livre propose
    une promenade littéraire autour du thé. « Je ne suis qu’un passeur, un ambassadeur sans lettres de créance de ces auteurs qui ont déroulé leurs phrases en d’indicibles infusions, sur l’arc-en-ciel des familles de thé. »

     

    Amoureux du thé, Brochard aime les moments où il le prépare, entre impatience et désir. « La jouissance du thé, à la fois chaude et tendre, gracieuse et violente, me remplit de félicité. » Quel amateur de thé ne se reconnaîtrait dans cet aveu ? Le Président du Club des Buveurs de thé rappelle que dans les années 1990, proclamer sa passion pour ce que certains croyaient réservé « aux vieillards, aux femmes et aux malades » comportait des risques. Aujourd’hui, les blogs de théomanes fleurissent sur la Toile et permettent de comparer ou de découvrir mille et une saveurs. Bu en solitaire, le thé est davantage encore apprécié en bonne compagnie, une des cinq conditions d’un bonne réunion de  thé pour les Chinois, comme expliqué dans
    son Petit traité du thé (La Table Ronde, 1997), avec un cadre agréable, une eau très pure, des feuilles bien choisies, et un service à thé sobre et joli.

     

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    Le Thé dans l’encrier abonde en citations d’écrivains, bien sûr. Madame de Sévigné, déjà, jugeait cette boisson la meilleure et la plus salutaire pour l’esprit comme pour le corps. Brochard conte des lectures, et aussi des rencontres, rêvées ou réelles, avec ces plumes qui ont changé en encre le séduisant breuvage. « Un peu de thé, un peu de conversation » écrivait Jeanne de Caillavet sur ses cartes de visite en guise d’invitation. Belle formule. Comme celle de Yasunari Kawabata : « Une « réunion de thé » est une communion de sentiments, quand de bons amis se retrouvent au meilleur moment, dans les meilleures conditions. »

     

    Balzac, à la célèbre cafetière, conservait un thé de Chine blond, qu’il se faisait envoyer via Moscou, dans une boite kamtschakale qu’il n’ouvrait que pour ses amis connaisseurs. Moins connue que Proust, passage obligé, la romancière irlandaise Molly Keane voyait dans le thé « le compagnon et le réconfort de toutes les personnes seules ». Pour ceux qui l’aiment, « Le thé est une respiration essentielle, un point de repère ou un point d’ancrage dans l’habitude des jours ». Katherine Mansfield confiait avoir envie de thé « comme les hommes ont envie de vin ».

     

    Dans les années 1920, Sylvia Beach avait invité Joyce dans sa célèbre libraire parisienne Shakespeare and Company. Frédéric Prokosch, mis dans la confidence et convié avec un ami à se joindre à eux pour le thé, écoutait attentivement le fameux auteur d’Ulysse. « Je ne devrais pas boire de thé : Nora dit que c’est constipant. (…) Ces éclairs sont excellents. Mais je ne devrais pas en manger. Nora dit
    qu’ils donnent des flatulences. »
    Commentaire de Prokosch : « Son œil unique me scruta de biais avec une soudaine perspicacité comme si l’amusait la profondeur de mon désenchantement. » (En note, Brochard rassure – le thé ne présente pas cet inconvénient.)

     

    « Le thé-amitié de Nathalie Barney », qui recevait chaque vendredi dans son salon de la rue Jacob, à Saint-Germain-des-Prés, est évoqué grâce aux souvenirs de Jean Chalon converti par elle au Lapsang Souchong, un thé fumé de Chine. « Pour plaire
    à
    l’Amazone, écrit-il dans Portrait d’une séductrice, il faut savoir parler à voix basse, savoir se taire aussi, servir le thé, et, en ces années de tumultes et de folies, garder une fragilité de vierge 1898. » Les thés de Miss Barney étaient un rite recherché. Ses invités, Gertrude Stein et sa compagne, Alice B. Toklas, Colette, « les dames aimées par Rilke et les messieurs aimés par Gide ». Paris des années trente.

     

    Brochard évoque un salon de thé disparu, place Dauphine, Fanny Tea, un repaire où les amateurs de thé pouvaient accompagner leur dégustation d’un livre emprunté à la bibliothèque de leur hôtesse. Thé et pâtisseries maison excellents, lieu chaleureux et harmonieux. « Je ne suis qu’une goutte de thé sur une place historique », disait la modeste Fanny. « Sa collection de théières était unique. Chacune d’entre elles était associée à un thé particulier. » Avec la hausse des loyers, le salon a dû fermer ses portes, mais depuis 2003, Place Numéro Thé, avec terrasse, a pris le relais.

    Dans les endroits préférés de Gilles Brochard, on sert un thé de qualité – de bonnes feuilles – préparé dans les règles. Rien à voir avec le sachet de thé broyé d’une marque courante trempée dans l’eau bouillante (si tout va bien) qu’on sert un peu partout. Dans un « Je me souviens » à la façon de Perec, ce passionné évoque la théière en argent Sheffield de sa grand-mère ; Thé et sympathie, un film de Minelli ; son premier baiser d’amour chez Angelina ; la fermeture d’un autre salon de la rue de Rivoli, W. H. Smith, dont il a acheté tables et chaises en souvenir de « ce lieu unique à Paris, sous les arcades des Tuileries ». S’il prenait le thé avec Frédéric Vitoux, conclut-il, ce serait « un thé stendhalien, en rouge et noir, à boire en compagnie de son chat, thé feutré, malicieux et chaleureux. (…) Accord souhaité avec un bonbon de chocolat ou une tarte au chocolat noir. » A quand un Dictionnaire amoureux du thé ?