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ozouf

  • Dérive

    ozouf,mona,la cause des livres,essai,littérature française,lecture,correspondances,histoire,révolution,culture« Il y a encore une autre dérive de l’idée démocratique, apparemment moins ruineuse pour les libertés, mais aussi plus insidieuse, et qui naît paradoxalement moins des échecs de la démocratie que de sa réussite. On peut, faute d’un meilleur terme, l’appeler la dérive prosaïque. Dans le monde moderne, en effet, où l’opinion commune est reine, que régente la publicité avec sa traîne de besoins artificiels, la contrainte n’a nullement disparu : mais c’est une contrainte douce, qui parvient à imposer l’uniformité des comportements et des mentalités. Inutile, tant il est criant, d’évoquer le déficit esthétique de cette uniformité. Le déficit civique ne l’est pas moins : chacun bricole désormais sa représentation particulière de l’intérêt public, l’idée du bien commun se décolore, le souci de soi se solde par le repli sur soi, loin des grandes causes et des grands projets. Le désenchantement atteint tous les individus démocratiques, privés d’une représentation de l’avenir. »

     

    Mona Ozouf, Le thérapeute de la croyance in La cause des livres

  • Une grande liseuse

    Mona Ozouf a rassemblé dans La cause des livres (2011) des articles écrits pour Le Nouvel Observateur sur près de quarante ans. Depuis longtemps, je prends plaisir à ses allées et venues entre littérature et histoire, par penchant pour la première, sans doute, et aussi pour le ton, le rythme de ces promenades critiques, pour cette belle langue déjà admirée dans Les mots des femmes.  

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    Willy Van Riet (1882 - 1927)

    Sa préface annonce un rangement thématique (chaque article est daté) : littérature (surtout française) et correspondances, portraits féminins, dialogue de la France et des Frances, Révolution, livres d’historiens. Pour Mona Ozouf, la littérature « illustre la profusion d’un univers que nous ne percevons bien qu’à travers des livres capables de démultiplier nos vies étroites », selon la formule « du grand liseur qu’était Jaurès ». 

    La potion de Montaigne ouvre la première partie où se succèdent des titres propres à éveiller la curiosité : Madame de La Fayette, nous voilà !, Tout contre Sainte-Beuve, Les écrits frappeurs, Le guide Michelet… A propos de sa Correspondance générale, elle voit en Mirbeau un « peintre manqué », le justicier des artistes, pourfendeur de l’académisme, « célébrant la gloire de Monet et de Rodin, découvrant Cézanne avant tout le monde, écrivant le premier grand article posthume sur Van Gogh, proclamant le génie de Camille Claudel. » (Un tendre imprécateur)

     

    La phrase d’entrée est souvent une porte qui s’ouvre : « Il n’a rien, vraiment rien pour nous plaire, cet homme. » (Un contemporain paradoxal) « A Brest, la mer est au bout des rues, et le vent partout. » (Victor Segalen : l’équipée intérieure) « Qui était-elle, au juste ? » (La Sévigné de la bourgeoisie) « Rien, mais vraiment rien, ne pouvait annoncer entre ces deux-là le coup de foudre de l’amitié. » (L’ermite, la bonne dame et le facteur) Derrière ces « rien », Mona Ozouf a quelque chose à dire qui n’est jamais banal ou convenu.

     

    Le livre, l’auteur, elle les fait vivre en trois, quatre pages qui suffisent à donner le goût d’une visite plus approfondie, si affinités. On passe d’un siècle à l’autre, le nôtre en prend souvent pour son grade : « Notre époque professe mollement que tous les goûts sont dans la nature, que les œuvres se valent toutes, que l’élève est égal au maître. Et les différences, dont les vagabonds font leur miel, elle les dissout dans le grand flot tiède de la conformité. » (Le rôdeur des lisières)

     

    Mona Ozouf commente des classiques et des contemporains. Heureuse surprise de découvrir dans La cuisine des tortues sa fréquentation des héroïnes d’Anita Brookner, dans Professeur Nabokov un hommage à ses fameux cours universitaires (Littératures) et à son « don de voir et de faire voir ». Henry James, à qui elle a consacré son essai La muse démocratique, est bien sûr en bonne place.

     

    Au milieu du recueil, le curseur se met à pencher davantage vers l’histoire, la culture françaises : Appelez-moi Marianne, Galanterie française, et autres tableaux d’un pays « où l’on revient toujours ». « Lumières, Révolution, République » s’attarde sur cette période que Mona Ozouf cherche sans cesse à mieux comprendre et restituer (c’est le sujet de son dernier essai publié dans la collection Quarto : De Révolution en République. Les chemins de la France).

     

    Sur le rêve d’une société parfaite, il y a toujours matière à réflexion. Benjamin Constant : « Prions l’autorité de rester dans ses justes limites. Qu’elle se borne à être juste, nous nous chargerons d’être heureux. » Mona Ozouf : « L’idée neuve apportée par la Révolution, ce n’est pas le bonheur, mais la liberté. » Avec plus loin ce corrélat : « Plus désirable est devenu le bonheur, et plus lourd le fardeau de la responsabilité individuelle. » (La fabrique du bonheur)

     

    « Les anciens communistes, il y en a plus de variétés que d’asters ou de dahlias. » (Que reste-t-il de nos amours ?) Dans les derniers textes de La cause des livres, dont un éloge de Pierre Nora (Le sourcier de l’identité française) et un inédit consacré à François Furet pour Le Passé d’une illusion, Mona Ozouf s’implique davantage : membre elle-même du parti communiste de 1952 à 1956, elle dit ses appartenances, ses erreurs, son amitié pour sa « tribu » et fait sien ce questionnement : « comment vivre quand nous ne pouvons plus imaginer une société autre alors que nous ne cessons d’en parler ».

  • Beauvoir et Colette

    « Quand Simone de Beauvoir rencontre Colette chez Simone Berriau, elle fait grand cas de l’écrivain. Elle a beaucoup aimé ses héroïnes, dont la libre et séduisante Vinca du Blé en herbe, emprunté aux descriptions que Colette fait du gynécée, admiré ses rapports avec Sido, qu’elle a pris à la lettre. Elle aime aussi le personnage, sa tête lui « revient ». Mais elle est rebutée par le contentement de soi qu’affiche la romancière, lui reproche la médiocrité de son horizon, la ténuité de ses préoccupations, son horreur des idées générales. Colette, au reste, la reçoit fraîchement, c’est à peine une rencontre. »

    Mona Ozouf, Dix voix de femmes (Introduction à son essai, Les Mots des femmes)

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    Félix Vallotton, Misia à son bureau (Musée de l'Annonciade)
    http://malcontenta.blog.lemonde.fr/2010/01/21/la-lettre%e2%80%a6/
    La lettre... (un billet de Malcontenta sur "Double je")

  • Mots des femmes

    Parmi les essais rangés dans la bibliothèque lors du déménagement et que je me suis promis de relire, Les Mots des femmes (1995) de Mona Ozouf.  De madame du Deffand à Simone de Beauvoir, ce sont dix portraits de femmes que l’essayiste accompagne, interroge, commente. La directrice de recherche au CNRS a publié depuis bien d’autres ouvrages de grande réputation que je n’ai pas encore ouverts, comme La Muse démocratique, Henry James ou les pouvoirs du roman (1998) ou Composition française : Retour sur une enfance bretonne (2009), mais pour l’instant je m’en tiendrai à l’introduction de Mona Ozouf aux Mots des femmes, intitulée « Dix voix de femmes ».

     

     

    « Le portrait de femme est un genre masculin. Il s’orne rarement d’une signature féminine. Il se soucie peu des mots des femmes. Il a ses grands hommes, ses auteurs canoniques, les Goncourt, Michelet, Sainte-Beuve. Il a ses lois, il a sa manière. Normatif autant que descriptif, il procède d’une conviction forte : l’auteur d’un portrait masculin n’a nul besoin d’une réflexion préalable sur ce qu’est un homme. » Cet incipit donne le ton. Rappelant les termes dans lesquels Michelet présente « la femme telle qu’elle doit être » lorsqu’il écrit Les Femmes de la Révolution – période de l’histoire dont Mona Ozouf est spécialiste – ou ceux de Sainte-Beuve enchanté par la grâce sérieuse de madame de Rémusat, elle veut rompre avec cette image emblématique des femmes « qui produisent des livres exquis et rares, de préférence pour le cercle des intimes, qui passent avec une élégance discrète dans la littérature et dans la vie et ont la pudeur de leur talent ».

     

    Cet idéal-type féminin qui pousse Diderot à écrire que « Quand on écrit sur les femmes, il faut tremper sa plume dans l’arc-en-ciel et jeter sur sa ligne la poussière des ailes du papillon » (Sur les femmes) mène à s’intéresser moins à leur singularité personnelle qu’à leur conformité au modèle. Même dans le discours actuel sur les femmes, Mona Ozouf perçoit encore l’empreinte masculine qui définit les rôles et les devoirs, fixe « les règles canoniques du portrait ». Comment s’émanciper de ces représentations dominantes ? C’est ce qu’elle a voulu demander à dix de ces femmes « qui ont abondamment écrit sur la destinée féminine et dont frappe la voix autonome, quand on veut bien l’écouter » : madame du Deffand, madame de Charrière, madame Roland, madame de Staël, madame de Rémusat, George Sand, Hubertine Auclert, Colette, Simone Weil et Simone de Beauvoir.

     

    Entendre leur originalité, montrer leur inventivité. En France, selon Mona Ozouf, le féminisme reste tranquille, mesuré, timide, comparé à celui des féministes anglo-saxonnes, au ton plus agressif. Pour les dix interlocutrices françaises qu’elle s’est choisies, elle rappelle que la volonté d’écrire avait un prix, « le prix que doit payer à la société la femme auteur : la marginalité, le ridicule, le manque d’amour, l’affrontement direct et violent avec le monde masculin. » Un tourment décrit « incomparablement » par madame de Staël dont le père ridiculisait la femme qui écrit et dont la mère enseignait que « les femmes doivent briller à la manière des vers luisants, c’est-à-dire dans l’obscurité et faiblement ».

     

    Pour solliciter leur témoignage, Ozouf a préféré puiser dans leurs textes les plus personnels : « j’ai interrogé les Mémoires de préférence aux romans, et les correspondances de préférence aux Mémoires. Elles en ont laissé d’immenses et ont dit pourquoi les mots qui voyagent dans les lettres ont un cachet particulier d’authenticité. » Ces dix femmes ne parlent pas d’une seule voix, et leur discours diffère pour dire « l’amour, le mariage, la maternité, les relations entre hommes et femmes, les fortunes et infortunes de la destinée ». Chacune conçoit à sa manière le rapport entre les sexes et le statut de la femme. Il existe néanmoins entre elle des affinités, des liens, parfois même des rencontres.

     

    « Quelque chose de plus profond encore les unit toutes : une foi, une inquiétude. La foi est celle qu’elles ont placée dans l’éducation des filles. » En effet, celle-ci ne les prépare pas seulement à une destination ou à un état, mais au-delà, « annonce une émancipation, promet qu’on peut ne pas être ce que l’on est, éloigne la fatale féminité. » Passionnées d’apprentissage, de lecture, en écrivant, elles se délient. L’inquiétude réside dans leur rapport particulier au temps, à leur difficulté à « se défaire de la traîne persistante du passé dans le présent ». Je vous reparlerai sans doute de cet essai, Les Mots des femmes, que suit dans la collection Tel, un Essai sur la singularité française. La belle langue qu’écrit (et que parle) Mona Ozouf n’est évidemment pas étrangère au plaisir de la lire et de la relire.