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Passions - Page 583

  • Voyages de Yourcenar

    Marguerite Yourcenar – Le bris des routines, c’est le beau titre choisi par Michèle Goslar, qui dirige à Bruxelles le Centre International de Documentation Marguerite Yourcenar, pour présenter des textes choisis dans son œuvre et surtout dans sa correspondance, ainsi que des inédits, publiés dans la collection Voyager avec… La formule est inspirée de son Hadrien : « Peu d’hommes aiment longtemps le voyage, ce bris de toutes les habitudes, cette secousse sans cesse donnée à tous les préjugés. » (Mémoires d’Hadrien)

     

    Fille de Michel Cleenewerck de Crayencour, un Français, et de Fernande de Cartier de Marchiennes, une Belge devenue française par alliance, Marguerite Yourcenar fait dire aussi à Hadrien : « Mes premières patries ont été des livres. » Elle qui a beaucoup voyagé, née en Belgique en 1903 mais française, demande la nationalité américaine en 1947, sous le nom officiel de Yourcenar. Trois ans plus tard, elle s’installe à Petite Plaisance avec Grace Frick, sur l’Ile des Monts-Déserts dans le Maine. Elle y résidera près de quarante ans. 

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    « N’ayant pas fréquenté l’école, la jeune femme se forme par les livres, les visites de musées, les spectacles et les déambulations dans les villes fréquentées. (…) Le monde est, pour elle aussi, un livre qui bouge, un libre univers qui offre ses énigmes », écrit M. Goslar. Dès Alexis ou le vain combat, elle situe des faits contemporains « dans un cadre spatio-temporel passé », sans doute par volonté de distance romanesque. « Quel est le prisonnier qui consentirait à mourir sans avoir fait le tour de sa prison ? » demande Zénon (L’œuvre au noir).

     

    Yourcenar visite tout au long de sa vie une vingtaine de pays. Elle prend des notes dans ses carnets, avant ou après, livre ses impressions dans sa correspondance, se laisse guider sur place : « J’ai dû chacun de mes goûts à l’influence d’amis de rencontre, comme si je ne pouvais accepter le monde que par l’entremise de mains humaines. » (Feux) Mais elle retourne fréquemment dans une ville pour la découvrir seule, après une première visite accompagnée.

     

    L’Europe, l’Amérique, l’Afrique, l’Asie : c’est l’ordre choisi dans cet ouvrage pour recenser les textes de la voyageuse. Sévère envers Bruxelles « où la passion d’acquérir et le snobisme du nom et du titre sévissent comme nulle part ailleurs », Yourcenar ne l’est pas moins pour la Belgique, selon elle « une fiction administrative de 1830 ». Après s’être souvenue de Baudelaire à l’église Saint-Loup à Namur, elle se rend pour la première fois sur la tombe de sa mère au cimetière de Suarlée en 1956 : « sa tombe ne m’attendrissait pas plus que celle d’une inconnue dont on m’eût par hasard et brièvement raconté la fin » (sa mère est décédée des suites de l’accouchement peu après sa naissance).

     

    Les photographies d’enfance au Mont-Noir, où Yourcenar reconnaît ses animaux de compagnie (le basset Trier, l’ânesse Martine, l’ânon Printemps, la chèvre Esmé et son mouton lavé tous les samedis), lui rappellent de nombreux souvenirs qu’elle rapportera dans Quoi ? L’Eternité, le dernier tome inachevé de sa trilogie Le Labyrinthe du monde. Quand elle découvre le Midi de la France, elle trouve cela « très beau » : « ce que je trouvais très beau, c’étaient surtout les ruines, le sentiment du temps qui avait passé et qui permettait de juger, de décanter en quelque sorte les événements du passé. » (Les Yeux ouverts) Et en Angleterre, « L’avenir n’a pas d’ombres portées, sans quoi je saurais que je reviendrai vivre dans ce pays quelques instants inoubliables » (la rencontre de Grace Frick et celle de Jerry Wilson, son compagnon de voyage après la mort de Grace) (Quoi ? L’Eternité)

     

    Plus que l’Italie et l’Espagne – elle relate sa visite à Viznar du site où Garcia Lorca a été fusillé, dans une lettre à la sœur du poète – c’est la Grèce qui la séduit, où elle aurait aimé se fixer. « Les collines calcinées de la Grèce – Le cap Sounion au couchant – Olympie, à midi – Des paysans sur une route de Delphes, offrant pour rien à l’étrangère les sonnailles de leur mule – La messe de la Résurrection, dans un village d’Eubée après une traversée nocturne, à pied, dans la montagne » : voilà, note-t-elle, ce qu’elle aimerait revoir au moment de mourir.
    « La connaissance du monde est sans doute le seul bien qui soit inaliénable, puisque la vie ne peut que l’augmenter, et que la mort même ne nous l’enlèvera que lorsque nous ne serons plus. » (En Pèlerin et en étranger)

    Impressions lumineuses de la Scandinavie, déception à Saint-Petersbourg, « une interminable ville façade », où le seul grand souvenir d’un trop court séjour est « le service du dimanche à la cathédrale Saint Nicolas ».  Dans mon prochain billet, je reviendrai sur les voyages de Yourcenar hors d’Europe. Il y a tant à lire et à relire dans Le Bris des routines, qu’illustrent de très belles photographies noir & blanc de Carlos Freire.

  • Images de Zurich

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    Allez savoir pourquoi, de Zurich je n’avais pas la moindre image en tête. Après le beau Val de Conches, un arrêt au glacier du Rhône, le col de la Furka, le défilé des Schöllenen et quelques lacs de montagne, l’abord de la ville par la route n’est pas encourageant – embouteillages garantis. Mieux vaut aller à Zurich en train : la gare est en plein centre de la ville la plus peuplée de Suisse.

     

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    L’hôtel « City West » s’avère un bon choix (à part le bruit, mieux vaut dormir les fenêtres fermées). En pleine zone industrielle devenue quartier branché, sur la Turbinenplatz, il est à quelques pas de la rivière Limmat. Une fois le pont franchi (Ampèresteg), il n’y a qu’à longer l’eau pour se diriger vers le quai de la gare (on y arrive en vingt minutes à pied) et entreprendre la visite de la ville.

     

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    Et surprise, ici on pêche, là on se baigne dans la rivière. Les rives de la Limmat, très vertes, aux murs généreusement coloriés à la bombe par endroits, sont aménagées pour les promeneurs, les cyclistes, et aussi pour les nageurs. Ils se laissent porter par le courant puis montent aux échelles placées tout au long des berges pour revenir à leur point de départ.

     

     
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    Cette atmosphère estivale décontractée fait bientôt place à la vieille ville. D’abord on découvre le parc à proximité du fameux Musée national suisse et puis les petites rues marchandes.

     

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    Il suffit de quitter l’itinéraire touristique pour découvrir des quartiers calmes et pittoresques. Monter par exemple les escaliers qui mènent à l’université, sur la colline, et découvrir d’en haut les fins clochers et les toitures anciennes qui donnent à Zurich tout son cachet.

     

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    Aux alentours, la vie culturelle s’affiche : belles devantures de librairies (Calligramme, dans le quartier du Niederdorf), papeteries et ateliers d’art, Cabaret Voltaire où naquit le dadaïsme, maison où a vécu Lénine ou Büchner ou encore Goethe.

     

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    Difficile de passer devant les vitrines des artisans sans s’arrêter pour admirer des bijoux, une collection d’orchidées, un garnisseur au travail sur un canapé. Le joyeux fouillis des cours intérieures (plantes en pots, vélos, chaises), les enseignes en fer forgé, tout fait signe au flâneur qui a le temps.

     

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    Et voici les quais près de la cathédrale aux grandes portes de bronze – il faudra y entrer, le jour où je retournerai à Zurich, ainsi qu’à la Fraumünster qui abrite des vitraux de Chagall. Et visiter le Musée des Beaux-arts, fermé le lundi.

     

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    Enfin le Lac de Zurich, ses rives arborées, sa vue sur les Alpes dans le lointain. Ganymède lui fait face, près de Zeus transformé en aigle. Grands hôtels et promenades d’un côté, bateaux et passerelles de l’autre, d’où l’on s’élance aussi pour nager jusqu’aux fontaines jaillissantes. 

     

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    Des lecteurs près de l'imposant lion de pierre. D’autres se reposent au parc où beaucoup prennent le soleil dans l’herbe, à côté de leur bicyclette.

     

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    Il fait de plus en plus chaud pour découvrir l’autre rive de la Limmat : immeubles cossus, façades décoratives, « rive droite ». Grande avenue commerciale très fréquentée, mais sur le côté, des passages, des galeries, de l’ombre.

     

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    Près d’un square à la jolie fontaine aux chimères, une cliente signale gentiment que le salon de thé est un self service – mais on sert dans une petite théière en fonte noire de bonnes feuilles, désaltérantes.

     

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    Dans une rue d’antiquaires, l’inscription « James Joyce Corner » (non élucidée) : l’Irlandais a vécu à Zurich pendant la guerre, y est retourné à la fin de sa vie. Une photo de la gracieuse fontaine devant la réputée rôtisserie Der Storchen sur la Weinplatz avant de remonter au Lindenhof qui offre une magnifique vue panoramique.

     

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    Et puis revoici la Limmat où en fin d’après-midi, il y a foule sur les berges, dans l’eau, aux terrasses. Le courant est fort – les costauds qui s’entraînent à pousser leur barque comme des gondoliers en vue d’une joute traditionnelle ont fort à faire pour tourner et remonter la rivière. Aux abords de la Turbinenplatz, la soirée se prépare, on se donne rendez-vous, on se restaure. Lumineuse journée à Zurich.

     

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  • Collectionneurs

    « On a beaucoup écrit sur le « mystère » de Chtchoukine et de Morozov.
    La clé de leur énigme se trouve dans leur époque, le tournant des XIXe – XXe siècles en Russie, le temps des changements majeurs dans l’art et la société, dont les deux collectionneurs savent saisir le rythme. La recherche de phénomènes artistiques répondant à cette atmosphère, un sentiment aiguisé du nouveau, de l’authentique, du talentueux les conduit à Paris la magnifique, foyer des idées artistiques des années 1870-1910. Les contemporains regardent souvent avec suspicion ces riches extravagants qui paient des sommes considérables pour des œuvres d’artistes novateurs français « insupportables par leur insolence » ou « intolérablement vulgaires » (selon l’expression du prince Sergueï Chtcherbatov). Les descendants sont toujours stupéfaits par la justesse de « l’œil » des collectionneurs du siècle dernier et doivent reconnaître que les Monet, Gauguin ou Matisse « russes », ayant passé l’épreuve du goût personnel de ces collectionneurs, sont une référence parmi les œuvres des mêmes artistes conservées dans de nombreux musées et collections particulières du monde. »

    Anna V. Poznanskaïa et Alexeï V. Pétoukhov, L’histoire de la collection de la nouvelle peinture française au Musée d’Etat des Beaux-Arts Pouchkine (Catalogue De Courbet à Picasso, Fondation Pierre Gianadda, Martigny, Suisse, 2009).

     
     
  • Fleurs du Midi

    C’est la première fois que je descendais à la Méditerranée en juin et là c’est déjà l’été – la belle saison toujours trop éphémère en Belgique. Sous un voile de nuages, parfois, sous l’azur parfait, souvent, les couleurs accompagnent la promenade : les fleurs du Midi flamboient. – « Et vous, trouvez-vous ça beau ? » : c’est le titre d’un sondage publié dans le Beaux Arts magazine de ce mois, le 300, numéro spécial « Qu’est-ce que la beauté ? » Un dossier qui s’ouvre sur L’incessante réinvention de la beauté en sept ruptures : « La philosophie a tué Dieu. L’art cherche sans cesse à tuer la beauté sans y parvenir. Petite histoire de la beauté en sept révolutions esthétiques. » 

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    Parmi neuf situations censées avoir donné récemment le sentiment de voir ou de vivre quelque chose de beau, « marcher dans la nature » vient en tête des réponses (44 %), devant « faire l’amour, écouter de la musique, regarder un film, lire un livre, acquérir un objet ». « Visiter une exposition ou regarder une œuvre d’art » ne récolte que 9 %, entre « assister à un spectacle » et « regarder une émission de télévision » ! Marchons… Les lauriers-roses en pots dont les boutons peinent à éclore sur les terrasses bruxelloises en juillet font décidément pâle figure en face des méridionaux : des haies touffues, de hauts arbustes déclinent déjà ici tout le nuancier

    du rose, sans oublier les lauriers à fleurs blanches si fraîches sur leurs lances vertes.

     

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    La palme de la couleur revient aux bougainvilliers. Quel mot pour désigner exactement leurs éclats colorés contre un mur ou à l’horizontale d’une clôture ? Des bractées d’un violet incroyable, d’un rose presque pourpre. Quand les deux se mélangent, on se rappelle qu’Yves Saint Laurent le premier nous a fait voir que le rouge, le rose vif et le violacé peuvent faire alliance. Les couleurs et les goûts… « Avoir du goût, oser dire « j’aime, j’aime pas », ce n’était pas pensable » écrit Philippe Trétiack dans Pourquoi le beau dérange-t-il les architectes ? N’est-ce pas réduire à l’extrême ce que recouvre le goût ?

     

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    Au rayon du bleu, les plumbagos qui commencent à s’épanouir renvoient sa couleur exacte au ciel du matin. Les solanums défroissent le papier de soie bleu mauve de
    leurs pentagones, plus discrets que les trompettes des volubilis. Dans son Eloge de la grâce, Daniel Arasse rappelle que, déjà pour La Fontaine, la grâce « est plus belle encore que la beauté. » La grâce relève de ce je ne sais quoi qui manque à la beauté classique, trop parfaite. Gracieux plumbagos. Les agapanthes aussi rivalisent d’élégance.
     

     

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    Plus rustiques, les lantanas offrent parfois une surabondance criarde d’orange et de rouge, mais le plus souvent une agréable déclinaison de jaune, de lilas, de rose. Typiquement méditerranéenne, la fleur d’acanthe dresse ses colonnes un peu partout au bord des chemins. S’échappant d’un jardin, un magnifique albizia offre ses délicats éventails de soie à la caresse des passants. Au parc Braudel (La Seyne sur mer), les nymphéas sont déjà en fleurs. Sur un tapis de feuilles dont le cuir épais porte des blessures, au-dessus de l’eau sombre, leurs corolles s’habillent de rose et de blanc. Formes parfaites, cœurs d’or où la lumière allume les filaments du soleil.

     

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    « La lumière venue de la droite éclaire les objets que l’air enveloppe, on
    aimerait écrire avec amour. Un grand silence règne. C’est la paix, la contemplation, la rêverie et l’oubli, l’émotion. »
    Pierre Rosenberg commente ainsi Le Bocal d’olives de Chardin, dans Secrets de beauté. Parmi dix séquences – dix œuvres commentées –, le Nu jaune de Bonnard du Centre Pompidou. Pas de fleurs dans ce tableau, mais une luxuriance chromatique où l’œil se promène entre miroir, mur, corps, bain, tissu. Alors, tant pis si Cocteau se moquait en disant de Matisse, de retour du Maroc, saturant ses toiles de motifs ornementaux : « Voilà le Fauve ensoleillé devenu un petit chat de Bonnard. » Les chats de Bonnard, je les adore. Je me suis égarée ? Peut-être. La beauté peut être naturelle et la nature parfois parle d’art.