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Littérature - Page 180

  • Chapitre Zéro

    En Amérique de Susan Sontag (2000, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Guiloineau) a été sorti de la bibliothèque et posé à portée de main depuis longtemps, peu après avoir refermé Debriefing. Rien que la photographie de couverture, très belle, tient déjà compagnie. Le plaisir de la découverte en 2001 est revenu d’emblée en relisant le premier chapitre, intitulé Zéro. Aussi n’ai-je pas voulu entamer le suivant avant de revenir sur les ingrédients qui en font l’originalité.

    Sontag En Amérique.jpg
    Photo : Onésipe Aguado, Femme vue de dos, ca. 1862
    (MET, New York)

    Un bref Avertissement signale que le livre « s’inspire de l’histoire d’Helena Modrzejewska, la plus célèbre actrice polonaise, qui a émigré aux Etats-Unis en 1876 », accompagnée de son mari, de son fils et de quelques amis. Sontag précise : « « S’inspire », pas moins et pas plus. » La plupart des personnages sont inventés « et ceux qui ne le sont pas diffèrent de façon radicale de leurs modèles réels. »

    Voici l’incipit. « Hésitante, non, frissonnante. Je m’étais introduite dans une réception donnée dans la salle à manger d’un hôtel. A l’intérieur, je sentais encore l’hiver, mais aucune des femmes en robe du soir et aucun des hommes en redingote qui se pressaient dans la longue salle obscure ne semblait remarquer la fraîcheur, aussi j’eus le poêle carrelé dans un coin, au fond, pour moi toute seule. »

    Portrait de groupe avec dame – décidément ce titre de Böll me revient en tête (Romy Schneider y jouait le premier rôle dans le film d’Aleksandar Petrović). A la description de la pièce, des invités, se mêlent des bribes de conversation que la narratrice tente de saisir au vol, dans une langue qu’elle ne connaît pas, et pourtant elle devine que cela concerne une femme et un homme, voire deux hommes. Aussitôt elle cherche laquelle de ces femmes élégantes se distingue des autres et la repère : une femme dans la trentaine « avec une masse de cheveux blond cendré », « pas d’une beauté exceptionnelle » – « Mais plus je l’observai, plus elle devint irrésistible. »

    « Quand elle se déplaçait dans la pièce, elle était toujours entourée ; quand elle parlait, on l’écoutait toujours. Je crus avoir compris son prénom – Helena ou Maryna – et en supposant que cela m’aiderait à déchiffrer l’histoire si je pouvais identifier le couple ou le trio, quel meilleur point de départ que de leur donner des prénoms, je décidai de penser à elle comme Maryna. Puis je cherchai les deux hommes. »

    La scène se déroule comme dans un film, la narratrice braquant sa caméra sur l’un ou l’autre invité, l’un ou l’autre détail du décor. Susan Sontag donne vie à ces personnages à partir d’un vêtement, d’un regard, d’un geste. J’ai l’impression que la romancière nous raconte, tout en contant leur histoire, comment elle s’y prend pour les créer, les faire siens, peut-être à partir d’une photographie d’archives. Elle hésite, puis décide. Elle comprend qu’on commente un choix, qu’on le désapprouve – « Mais son devoir est ici. C’est irresponsable et sans aucun… »

    Parmi ces invités, certains se demandent si c’est « bien » ou « mal »« et leur « mal », leur « bon » et leur « mauvais », qui à mon époque continuent à mener une vie gémissante et atrophiée, ainsi que leurs autres termes, aujourd’hui complètement discrédités, « civilisé » et « barbare », « noble » et « vulgaire », ou ceux devenus aujourd’hui incompréhensibles, « altruisme » et « égoïsme » – excusez les guillemets (je n’en mettrai plus), je ne les utilise ici que pour souligner l’intensité particulière et poignante de ces termes. »

    Parfois ils parlaient français – « la seule langue étrangère que je parle bien » – mais « sa » Maryna s’écrie « Oh, ne parlons plus français ! » et la narratrice de commenter : « Quel dommage, parce que c’était elle qui parlait le français le plus vivant. Elle avait une voix grave qui s’attardait de façon délicieuse sur les voyelles finales. » Ses gestes, son aisance, tout lui plaît, comme si elle tombait amoureuse de son héroïne.

    Aucun alinéa dans les premières pages de ce chapitre Zéro. Tout est fluide, la vision, l’écoute, la recherche des mots, l’évocation d’un souvenir, et le récit revient toujours à la femme qu’elle a décidé d’appeler Maryna, à propos de qui quelqu’un parle de « symbole national ». Une actrice, « cela expliquerait pourquoi sa grande allure s’imposait aux autres comme de la beauté ; les gestes précis, le regard impérieux ; et la façon dont parfois elle ruminait et hésitait, sans conséquences. »

    En même temps, elle finit par donner un prénom, une profession, à certains de ceux qui l’entourent. L’un a « tout du médecin dans une pièce de Tchekhov », l’autre, qui interrompt le brouhaha pour leur faire écouter le bruit de la grêle, sera un régisseur de théâtre, « car il s’inquiétait de trouver des effets ». Maryna « les ensorcelait ». « Je me demandai si elle pouvait m’ensorceler, si j’étais comme eux, pas seulement quelqu’un qui les observait, qui essayait de les percer à jour. Je pensais avoir le temps pour leurs sentiments, leur histoire ; et la mienne. »

    Maryna pouvait tout se permettre, porter un pantalon comme George Sand, jouer merveilleusement Rosalinde, et aussi Nora ou Hedda Gabler, si elle acceptait ces rôles. La narratrice se rappelle la première fois qu’elle a vu de près, dans un grand restaurant où un riche soupirant l’avait invitée, une diva en compagnie d’un homme âgé, et qu’elle l’a entendue lui dire : « Monsieur Bing. (Pause) Soit nous faisons les choses à la manière de la Callas, soit nous ne les faisons pas du tout. »

    Voilà qui vous donne une idée, j’espère, de cette vingtaine de premières pages formidables d’En Amérique où Susan Sontag glisse entre parenthèses, après s’être demandé pourquoi quelqu’un suit quelqu’un d’autre ou refuse de le suivre : « Ecrire c’est comme suivre et conduire, en même temps. » Nous, lectrices et lecteurs, pouvons la suivre ou non. Pour ma part, je ne céderai pas ma place de passagère dans ce voyage imaginaire où la romancière nous emmène à la rencontre de ses personnages inspirés par la célèbre actrice et son entourage.

    Fin du chapitre Zéro : « On peut espérer se trouver parmi des gens au grand cœur, la passion est une belle chose, ainsi que la compréhension, la possibilité de comprendre quelque chose, ce qui est une passion, ce qui est un voyage aussi. Les serveurs apportaient leurs manteaux à Maryna et aux autres. Ils s’apprêtaient à partir. Avec un frisson d’anticipation, je décidai de les suivre à l’extérieur, dans le monde. »

  • Laboratoire mental

    shafak,elif,trois filles d'eve,roman,littérature anglaise,religion,turquie,oxford,culture« A chaque intervention, Peri se renfonçait un peu plus dans son siège, rapetissant à vue d’œil. Elle aurait aimé disparaître complètement. Il lui semblait de plus en plus évident que le professeur Azur avait sélectionné les étudiants moins selon les mérites de leur bilan académique qu’en fonction de leurs histoires et ambitions personnelles. Il n’y avait pas deux étudiants venus d’horizons similaires, et les divergences entre eux étaient si manifestes qu’elles pouvaient facilement tourner à la bagarre. Peut-être était-ce cela que cherchait Azur : un conflit – ou quantité de conflits. Peut-être qu’il expérimentait sur les étudiants sans que ceux-ci en aient conscience, comme s’ils étaient une portée de souris qui s’agitaient et grattaient fébrilement entre les murs de son laboratoire mental. Si c’était le cas, que voulait-il donc tester – une nouvelle idée de Dieu ? »

    Elif Shafak, Trois filles d’Eve

  • Les questions de Peri

    Elif Shafak met sans doute un peu d’elle dans ses héroïnes qui, d’un roman à l’autre, se posent plein de questions. Trois filles d’Eve (2016, traduit de l’anglais (Turquie) par Dominique Goy-Blanquet, 2018) tourne autour d’une question essentielle déjà abordée (très différemment) dans Soufi, mon amour, même si la romancière turque (qui vit à Londres) raconte surtout ce qui arrive à Nazperi Nalbantoglu, appelée Peri, trente-cinq ans, une « bonne personne » aux yeux de sa famille et de ses amis stambouliotes : « Bonne épouse, bonne mère, bonne maîtresse de maison, bonne citoyenne, bonne musulmane moderne, voilà ce qu’elle était. »

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    « Le temps, comme un tailleur adroit, avait raccordé par des coutures invisibles les deux tissus qui gainaient la vie de Peri : ce que les gens pensaient d’elle, et ce qu’elle pensait d’elle-même. » Très vite, la narratrice la plonge dans une situation problématique qui fait découvrir au lecteur les tumultes de sa vie intérieure et la renvoie à son autre moi secret : la Peri étudiante à Oxford, celle qui aimait courir tous les jours, celle qui garde sur elle une photo d’alors, où elle est en compagnie de deux autres étudiantes – et du professeur Azur.

    Avec sa fille de douze ans en pleine crise d’hostilité, Peri est coincée dans la folle circulation d’Istanbul. Adnan, son mari, l’attend à un dîner mondain dans le « manoir balnéaire » d’un riche homme d’affaires. Elle préférerait de loin rester à la maison avec un bon roman, mais « la solitude était un privilège rare à Istanbul ». Par erreur, elle a jeté son sac de luxe (un faux) sur le siège arrière et laissé les portes de sa Range Rover déverrouillées ; pendant qu’elle attend le feu vert pour avancer, un vagabond surgit et vole son sac. Sans réfléchir, elle laisse sa fille en lui disant de l’attendre avec les portes fermées et se lance à sa poursuite.

    Entre 1980 et 2016, Trois filles d’Eve déroule plusieurs séquences de la vie de Peri. « La dernière-née des Nalbantoğlu » a grandi dans un quartier populaire sans se sentir privée de rien, sinon de sérénité, entre ses parents « aussi incompatibles que la taverne et la mosquée ». Mensur, son père, abuse du raki ; il aime discuter politique, déplorer l’état des choses, honore la mémoire d’Atatürk. Selma, sa mère, a changé sous l’influence d’un prédicateur ; elle se couvre complètement la tête et veut ramener les gens dans le droit chemin d’Allah, son mari en premier lieu. La religion a divisé la famille en deux : Selma et le fils cadet, Mensur et le fils aîné ; Peri, « tiraillée » entre les deux, ne veut offenser personne.

    Quand son frère aîné, gauchiste, se fait arrêter et condamner pour appartenance à une organisation communiste illicite, le conflit entre ses parents monte encore d’un cran et Peri entame sa propre « querelle avec Dieu ». S’il ne leur vient pas en aide, c’est qu’il n’est pas tout-puissant ou bien qu’il n’est pas miséricordieux. En colère, Peri s’interroge sur la nature de Dieu. Pour l’apaiser, son père lui offre un carnet et l’encourage à y écrire ses pensées sur Dieu, écrire, effacer, pour éviter les idées noires. Il la soutient dans ses études, elle est bonne élève, et c’est lui qui va l’inscrire à Oxford, convaincu de ses grandes capacités : « Il n’y a que les jeunes comme toi qui peuvent changer le destin de ce vieux pays fatigué. »

    Quand Peri est arrivée à Oxford avec ses parents, Selma l’a tout de suite mise en garde contre Shirin, l’étudiante iranienne de deuxième année qui les a accueillis : grande, maquillée, séduisante. Celle-ci, sa future voisine de chambre au collège, se révèle audacieuse dans tous les domaines. C’est elle qui parle la première à Peri du professeur Azur, qui lui a « ouvert les yeux » dans un cours sur Dieu qu’elle lui recommande. Peri a bien trop à découvrir, à lire, à étudier, pour envisager de s’inscrire à un séminaire en plus. Oxford la ravit : la beauté des bâtiments anciens, le silence (inconnu à Istanbul), l’ivresse de vivre une étape importante de sa vie. Elle s’achète une paire de baskets pour courir et le jogging devient une habitude quotidienne, sa meilleure manière de s’alléger de ce qui la préoccupe.

    Durant « la semaine des débutants », elle fait la connaissance de Mona, une étudiante égypto-américaine qui porte le foulard. En deuxième année, celle-ci est bénévole dans diverses associations et milite pour le féminisme. Peri, Shirin, Mona : les trois filles d’Eve sont très différentes. Peri n’est pas facilement à l’aise avec les autres, que ce soit là-bas quand elle était étudiante ou à Istanbul, à cette soirée où sa fille, qui a récupéré le polaroïd tombé du sac de sa mère où elle est photographiée en leur compagnie, la met mal à l’aise en l’exhibant. Une des invitées croit y reconnaître un professeur d’Oxford licencié après un scandale avec une étudiante et met Peri sur la sellette, celle-ci prétend ne pas le connaître.

    Or elle a fini par croiser le chemin du professeur Azur, elle a même été admise à son cours, le plus surprenant de ceux qu’elle a suivis, le plus passionnant aussi, bien qu’il l’ait souvent mise mal à l’aise. Le roman d’Elif Shafak distille peu à peu le passé de Peri, qui cherche sa voie entre les certitudes de Mona et les insolences de Shirin, lit énormément, curieuse de tout et inquiète d’elle-même. Comme avec ses parents, elle est toujours à la recherche d’une voie médiane. La vie étudiante lui permet de se familiariser avec d’autres modes de vie. Les onze étudiants d’Azur ont été sélectionnés pour entrechoquer leurs convictions sur Dieu et apprendre à ne pas se focaliser uniquement sur la religion qui ne fait que « diviser et brouiller l’esprit ».

    La romancière maintient le suspense sur près de six cents pages, tant à propos de ce qu’a vécu Peri à Oxford que sur la soirée stambouliote qui tourne mal. A travers une histoire très romanesque, Elif Shafak illustre dans Trois filles d’Eve les tensions de la famille et de la société turques, la découverte excitante de la vie universitaire, les choix de vie des jeunes femmes. Ecrire ce roman a été éprouvant pour cette « citoyenne du monde », comme elle se définit dans une vidéo sous-titrée sur le site de l’éditeur, « émotionnellement et intellectuellement », mais elle a voulu porter dans la sphère publique ces débats qui ont lieu, faute de liberté d’expression, dans la sphère privée.

    Inquiète de la régression actuelle en Turquie et dans les pays musulmans, où les femmes ont beaucoup à perdre, elle a donné la parole à Shirin, Mona et Peri, « la pécheresse, la croyante et la déboussolée », sans chercher à faire passer une morale ou un message. Cette façon originale d’aborder la question de Dieu m’a plu, Elif Shafak la reliant aux « aspirations d’une jeunesse en quête de vérité et de liberté. »

  • Harmonisation

    Maalouf Le naufrage.jpg« Je suis effectivement de ceux qui pensent que lorsqu’on investit intelligemment dans l’harmonisation sociale, on peut atténuer les tensions entre les différentes composantes d’une nation. Je suis même tenté de redire ici ce que j’ai dit à propos de Mandela et de sa manière de remédier aux tensions raciales dans son propre pays : il arrive que la générosité soit la moins mauvaise solution ; et il arrive qu’une bonne action soit aussi une bonne affaire. »

    Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations

  • Vers le naufrage ?

    Dix ans après Le dérèglement du monde, Amin Maalouf confirme sa grande inquiétude pour l’avenir dans Le naufrage des civilisations : sommes-nous sur le Titanic ? allons-nous vers le naufrage ? Son livre est dédié à ses parents « et aux rêves fragiles qu’ils [lui] ont transmis ». La critique du premier essai dans Le Monde m’amène à penser que l’auteur a voulu préciser ici les craintes qu’il y avait exprimées. Le prologue s’ouvre sur des vers de Cavafy : « Ce que réserve l’avenir, seuls les dieux le connaissent,/ eux seuls sont possesseurs de toutes les lumières. »

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    Amin Maalouf (photo La terrasse)

    « Je suis né en bonne santé dans les bras d’une civilisation mourante […] » Les premières pages résument la disparition de « l’univers levantin » dont Maalouf a été le témoin. « Autrefois, les hommes avaient le sentiment d’être éphémères dans un monde immuable » : ses grands-parents et leurs ancêtres depuis douze générations étaient nés sous la même dynastie ottomane. « En l’espace d’une vie, on a le temps de voir disparaître des pays, des empires, des peuples, des langues, des civilisations. » Nul doute, il le reconnaît, que sa propre expérience ne nourrisse sa vision du monde, mais il s’est efforcé de prendre de la distance pour examiner son sujet.

    « L’idéal levantin, tel que les miens l’ont vécu, et tel que j’ai toujours voulu le vivre, exige de chacun qu’il assume l’ensemble de ses appartenances, et un peu aussi celles des autres. » Des amis d’autres religions ou pays, une proximité entre les diverses communautés, voilà une mentalité qu’il a vue disparaître autour de lui. Il ne veut pas dire que c’était mieux avant, mais s’inquiète devant les nombreuses dérives contemporaines qui sapent les civilisations et réveillent la barbarie dans le monde.

    Né à Beyrouth en 1949, Amin Maalouf rappelle la situation du Liban et des pays voisins cette année-là, l’assassinat du fondateur des Frères musulmans en réponse à celui du Premier ministre égyptien. L’affrontement entre l’organisation islamiste et les autorités du Caire, qui se poursuit encore, a eu des retombées dans le monde entier. Sa mère l’emmenait souvent dans la capitale égyptienne où son père, journaliste, avait publié en 1940 « une anthologie des auteurs levantins en langue anglaise » et épousé sa femme en 1945, à l’église grecque-catholique – l’Egypte était leur seconde patrie, jusqu’à la mort de son grand-père en 1951 (il s’était installé à Heliopolis, la ville neuve fondée par le baron Empain).

    Les prémisses de la crise du canal de Suez, les émeutes antioccidentales, le grand incendie du Caire, l’émergence de Nasser qui va mettre fin à la monarchie, tout cela a affecté sa famille maternelle qui a eu « le sentiment d’avoir été injustement chassée du paradis terrestre ». Chassée ? Poussée à partir ? « Mon sentiment à ce sujet s’est modifié plus d’une fois au fil des ans. » A Nasser, « dernier géant du monde arabe », il reproche l’abolition du pluralisme, « l’arrêt de mort de l’Egypte cosmopolite et libérale ». A un autre grand homme, Churchill, victorieux contre le nazisme, il reproche sa politique en Egypte et surtout en Iran, qui a favorisé le nationalisme arabe. Il imagine pour ces grands hommes à la fois admirables et destructeurs un « Panthéon de Janus » dans un musée imaginaire de l’histoire universelle.

    Le tournant décisif dans l’histoire de cette partie du monde, il le situe en 1967, avec la guerre israélo-arabe (il avait dix-huit ans) : une défaite que les Arabes n’ont jamais surmontée, contrairement à la Corée du Sud, par exemple, qui a su faire face en développant l’enseignement et l’économie. « La défaite est quelquefois une opportunité, les Arabes n’ont pas pu la saisir. La victoire est quelquefois un piège, les Israéliens n’ont pas su l’éviter. » Amin Maalouf examine longuement les conséquences pour les uns et les autres, et l’impossible paix due aux colonisations : « plus d’un demi-million d’Israéliens vivent sur des terres qui avaient été arabes jusqu’en juin 1967 ». Les conflits ont gagné son propre pays. « Le jour où j’ai quitté le Liban en guerre sur une embarcation de fortune, en juin 1976, tous les rêves de mon Levant natal étaient déjà morts, ou agonisants. »

    En s’efforçant de saisir « l’esprit du temps », l’auteur élargit son champ d’analyse pour comprendre la marche de l’histoire. 1979 : révolution islamique en Iran et « révolution conservatrice au Royaume-Uni » (Thatcher) qu’il rapproche de celle inaugurée en Chine en 1978 par Deng Xiaoping, l’année de l’arrivée de Jean-Paul II au Vatican. Un peu partout dans le monde, l’Etat-Providence qui modérait les inégalités sociales recule. On oppose moins les gros et les petits salaires que les gens qui travaillent et ceux qui « profitent » du système. « En particulier, il me semble qu’il y a, au sein de chacune de nos sociétés, comme au niveau de l’humanité entière, de plus en plus de facteurs qui fragmentent, et de moins en moins de facteurs qui cimentent. » La recherche de son propre intérêt, la fascination de la richesse ont pris le pas sur le principe d’égalité.

    Amin Maalouf étaye son propos de nombreux faits politiques et sociaux pour déplorer finalement la disparition d’un état d’esprit ouvert et l’expansion du mercantilisme. Il observe une « dérive orwellienne » dans la manière dont les Etats usent des nouvelles technologies pour combattre leurs ennemis, veiller à la sécurité, laissant croître en même temps Big Brother dans nos communications, nos espaces privés, sans se préoccuper des abus possibles. « Mais quelque chose se perd en route. La liberté d’aller et de venir, de parler et d’écrire, sans être constamment surveillés. Comme l’huile d’un réservoir percé, notre liberté fuit, goutte après goutte, sans que nous nous en préoccupions. »

    Vivons-nous, vivrons-nous le naufrage des civilisations ? Le pire se profile si l’on reste « dans le déni, l’aveuglement et l’irresponsabilité ». A 70 ans, Amin Maalouf, qui inclut dans sa réflexion les fabuleux progrès scientifiques et médicaux dont il se réjouit, veut avant tout éveiller les consciences. Il a écrit Le naufrage des civilisations dans le souci d’expliquer, d’exhorter, de prévenir des périls qui menacent l’humanité.

    Dans un entretien, il se défend d’être pessimiste : « Je n’ai pas le sentiment que mon livre diffuse le pessimisme. Je pense que j’ai voulu être lucide. Je crois que les choses sont tellement graves aujourd’hui qu’il ne faut pas se cacher la vérité. Il faut faire un constat juste, et à partir de là chercher des solutions. Je pense qu’il y a des solutions. Je pense que l’humanité aujourd’hui a les moyens de résoudre le problème. Ce qui lui manque, c’est la prise de conscience et la volonté de résoudre le problème. Et donc le rôle de celui qui écrit est de dire ce qui ne va pas, et d’encourager ses contemporains à réagir, à provoquer un sursaut. »