Corinne Atlan connaît Kyoto depuis quarante ans. Traductrice française d’écrivains japonais classiques et contemporains, elle offre dans Un automne à Kyoto (2018) bien davantage que la description d’une saison. C’est pour moi la troisième fois, après l’Eloge de l’ombre de Tanizaki et les Chroniques japonaises de Nicolas Bouvier, que j’effleure de si près l’atmosphère du Japon de l’intérieur – on peut dire cela de Corinne Atlan qui connaît la langue et la culture de son pays d’élection, qui s’y montre respectueuse des us et coutumes, des rituels. Un bijou.
« Nagatsuki : Septembre, le mois des longues nuits ». Après un été en France, elle retrouve à Kyoto son quartier aux ruelles en pente, sa maison au pied de la colline de Yoshida et se fixe pour objectif de « traduire en mots [sa] perception intime de Kyoto. » Au premier « Moment de la saison » qu’elle décrit, à la mi-septembre – « Les bergeronnettes se mettent à chanter » –, ce sont « Mille nuances de vert, de la teinte fraîche des feuilles d’érable à la luminescence des mousses, de l’émeraude tendre des fougères à l’impérial des grandes feuilles d’aralia, tendues comme des mains fantomatiques. »
Pour une aube pluvieuse, mieux vaudrait prendre « un bâton d’encre noire, frotté d’un peu d’eau transparente au creux d’une pierre grise ». Parfois un souvenir de voyage dans un autre pays lui revient, elle rapproche Kyoto et Katmandou, deux villes « habitées par le sacré », deux villes ordonnées autour d’un palais central, à l’abri de montagnes, mais c’est à Kyoto, dans sa maison de « murs sablés, nattes, plancher noirci, cloisons de papier » qu’elle a tissé son cocon : « je rencontre ici quelque chose qui m’accueille, me guérit. »
En contrebas de la venelle où elle habite, « une avenue animée, avec arrêts de bus et supermarchés », mais l’arrière de la maison « donne sur l’enceinte peu fréquentée d’un temple de quartier ». Chaque jour, en empruntant cette direction, la joie l’envahit d’être aussi proche de ce « temple paisible entouré d’érables », son préféré « parmi les milliers que compte Kyoto ». Cela relève d’un « lien » de longue date avec le Japon, avec cette première ville japonaise qu’elle a visitée à vingt ans. Elle ressent une harmonie profonde dans ce quartier quasi « hors du monde, hors du temps ». « Ni ce lieu ni moi-même n’échapperons à l’impermanence. »
« La modestie – qualité japonaise » : rien de voyant, « des teintes émoussées : gris, parme, ocre, jaune pâle. » Le gris japonais diffère de la pesante grisaille occidentale par sa « luminosité subtile » peut-être liée aux cloisons de papier. Une promenade sur la colline « déserte et silencieuse », vouée au culte shintô et classée « zone naturelle protégée », donne l’occasion d’évoquer les pratiques dans la ville ancienne, les chemins jalonnés de « torii » rouges, portiques des terres sacrées, les petits autels, les statues, les arbres. Puis c’est un pavillon de thé, avec sa pierre ronde ficelée de chanvre devant la porte – « un lieu réservé aux seuls initiés ».
Corinne Atlan n’édulcore pas le tableau pour autant. Le « formalisme exacerbé » (courtoisie, sourires obligés) lui est parfois insupportable, revers d’un mode de vie agréable « dans un environnement pensé pour éliminer toute interrogation superflue ou situation conflictuelle ». C’est aussi parce que les Japonais n’aiment pas se promener dans les cimetières que son quartier est si peu fréquenté. « L’éternité ici n’est pas une ligne tracée vers l’infini, mais un cercle, auquel est soumis tout ce qui vit (…) ». Leçon de finitude et d’impermanence.
Les quartiers sont divisés en îlots, ce qui signifie à la fois entraide et surveillance entre habitants de maisons voisines. Les formules polies sont à décrypter : ce qu’on dit, ce qu’il faut comprendre. Certains sujets sont tabous, comme la catastrophe de Fukushima. Dans Un automne à Kyoto, Corinne Atlan décrit et raconte, en même temps que ses journées ou ses promenades, un mode de vie marqué de plus en plus par une double culture, à la japonaise et à l’occidentale, même dans les pâtisseries.
Ce qui rend son essai passionnant, ce sont les impressions personnelles mêlées au récit, aux descriptions de jardins, de sanctuaires, d’endroits divers. Observation et introspection y font bon ménage. Les écrivains japonais y sont invités – la première romancière du monde, Murasaki Shikibu (Le Dit du Gengi) et Sei Shônagon, Murakami, entre autres –, les Français aussi qui ont su capter l’âme du Japon (Bouvier, Butor – Michaux pas du tout, il l’a d’ailleurs reconnu). A la manière de Sei Shônagon (Notes de chevet), l’autrice dresse de temps à autre des listes :
« Choses agréables » – « Se lever à cinq heures et voir le jour se lever », « Odeurs », « Choses lues », « Saveurs »…
Rites religieux, rituels du thé, fêtes, symbolique des jardins, Corinne Atlan raconte et explique, décrit l’attitude qu’elle adopte au Japon à travers les mots d’Olivier Germain-Thomas : « Se soumettre à un rituel est un acte de modestie. Un esprit moderne se trompe en y voyant une atteinte à la liberté. » (Le Bénarès-Kyôto) Lisez ce « journal de bord poétique » (Arnaud Vaulerin, Libération) qui parle du Japon, à moins que ce soit de l’existence.
Commentaires
J'ai noté ce titre depuis sa sortie, j'attends qu'il paraisse en poche.
Il m'attendait sur la table de la bibliothèque, une chance, les nouveautés étant vite réservées.
Je vais me précipiter sur ce livre, tu m'as convaincue.
J'aime tant les "Chroniques Japonaises" de Bouvier...
Bonne journée, Tania.
Pour moi, une lecture bienfaisante. J'espère qu'elle le sera pour toi aussi, Anne. Bonne journée.
C'est un livre que je lirai sûrement; certaines choses que tu écris correspondent bien à ce que je sais à travers une famille japonaise... et je me demandais si elle l'avait traduit en japonais pour l'offrir à mon amie Hiromi.
Merci, bonne journée Tania.
Je l'ignore. Corinne Atlan ne mentionne sur son site que ses propres traductions, peut-être pourrais-tu y prendre contact pour le savoir ? Belle journée, dame Colo.
Une lecture qui ne devrait pas attendre l'automne, il est des jours où j'aime les blogs et ma médiathèque.
Bonne lecture, Nicole & merci.
"Journal de bord poétique", ça m'attire, pour découvrir la culture japonaise que je connais si peu.
Corinne Atlan en parle très bien, laisse-toi tenter.
J'ai beaucoup aimé l'éloge de l'ombre,. depuis l'affaire Carlos Gohsn je lis beaucoup sur la justice japonais et cela fait vraiment peur :
https://www.capital.fr/economie-politique/affaire-ghosn-une-fois-que-vous-etes-dans-la-machine-judiciaire-japonaise-vous-etes-foutu-1335546
En effet, cela fait peur. Le capitalisme sauvage qui se croit tout permis aussi.
Bien tentant en effet !
«"Se soumettre à un rituel est un acte de modestie" :j'aime beaucoup cette phrase. pour moi se soumettre à une certaine discipline c'est se libérer... mais je me sens souvent incomprise !
Je te rejoins, cette belle phrase donne à réfléchir, comme beaucoup d'autres dans ce livre.
je suis de plus en plus attirée par la littérature japonaise ou ce qui se passe au japon, depuis que mon fils aîné et ma belle-fille y ont passé des vacances - ils en sont revenus éblouis - je note donc ce titre, merci tania
Le Japon est devenu une destination de choix pour les Européens, une découverte culturelle marquante. Beaucoup en reviennent avec l'idée d'y retourner. Corinne Atlan voit certains quartiers de Kyoto changer pour les accueillir et tirer profit du tourisme.
Oh ça me parle, car c'est le Japon mis à notre portée peut-être, parce que raconté par quelqu'un qui nous connaît et souligne les différences aussi, en s'émerveillant des multiples beautés...
C'est tout à fait cela, Corinne Atlan est une excellente guide - pas une guide touristique, plutôt un regard éclairé.
le livre m'a intéressé mais pas totalement passionné, un pays sur lequel il est difficile d'écrire je pense
N'ayant pas retrouvé le blog qui m'a fait noter ce titre, j'ai cru que c'était donc chez toi, mais je n'ai pas trouvé de billet, pour les raisons que tu viens d'exprimer, je suppose. Pour ma part, j'ai été séduite par ce récit et ce point de vue "franco-japonais" si j'ose dire.
le Japon, vu comme ça, devient en effet intéressant et attirant...
N'est-ce pas ?
Ce pays est plein de paradoxes mais ses facettes poétiques et esthétiques me bouleversent, je note ce titre, merci Tania, les phrases que tu as choisies sont très belles... À bientôt, belle nuit. brigitte
Beaucoup aimé cette évocation où Corinne Atlan fait une description très nuancée de la culture japonaise.