Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Littérature - Page 146

  • Gestuellement

    Detambel couverture.jpg« Les livres se sont donné pour tâche d’inventer d’autres images, des images toutes neuves celles-là, et vivantes de la vie du langage vivant. Quand on la découvre, cette image littéraire neuve, quand on la flaire, la lit, la sent ou la reçoit, aussitôt notre bonheur se manifeste gestuellement, comme si cette image était un cadeau d’amant ou de mère. Les mains se frottent, les genoux se décroisent, on change de position, les sourires naissent sur des visages de vrais goûteurs, les nez se froncent et enfin on respire. »

    Régine Detambel, Les livres prennent soin de nous. Pour une bibliothérapie créative

  • Thérapie par le livre

    Des livres qui soignent… Je n’ose en faire mon titre pendant cette période si difficile, où nous sommes encore plus reconnaissants et redevables envers les personnes qui assistent et accompagnent tous ceux qui ont besoin de soins en tous genres, et pourtant... Régine Detambel, dans Les livres prennent soin de nous, promeut « une bibliothérapie créative ».

    régine detambel,les livres prennent soin de nous,pour une bibliothérapie créative,essai,littérature française,lecture,créativité,relation d'aide,culture
    © J. B.

    Cet essai de 150 pages, avec un enfant qui chevauche une baleine de lettres sur la couverture, n’est pas un éloge de la lecture en général, bien que l’essayiste ait toujours « rêvé d’écrire un livre sur les livres, sur leur pouvoir, sur leur mission, sur les modifications, psychiques, et même physiques, qu’ils entraînent ou provoquent en nous » (Avant-propos). S’appuyant sur son expérience de romancière et de soignante en milieu hospitalier, elle propose une formation à la bibliocréativité « à destination des bibliothécaires, libraires ou soignants ».

    « Par la magie de l’interprétation, l’ouvrage poétique dénoue les nœuds du langage, puis les nœuds de l’âme, qui s’opposaient à la vie et à la force créatrice. La bibliothérapie ainsi comprise doit permettre à chacun de sortir de l’enfermement, de la lassitude, pour se réinventer, vivre et renaître à chaque instant dans la dynamique d’un langage en mouvement. »

    Régine Detambel critique la psychologie anglo-saxonne qui privilégie en général des livres « faciles à comprendre », de la psychologie grand public ou des ouvrages « d’auto-traitement ». Elle est du côté des médecins français qui prescrivent « de vrais livres », ciblés en fonction de leurs patients, pour le « miroir que nous tendent les romans » en rendant plus attentifs à la vie ordinaire. Elle rend compte de leur pratique et des raisons pour lesquelles ils choisissent telle ou telle œuvre. « Partout où je suis allé, un poète était allé avant moi. » (Freud)

    A Kansas City (Missouri), les étudiants admis en médecine reçoivent « une anthologie de textes littéraires consacrés à la maladie, au soin, à la vie et à la mort » parce que la littérature leur en apprendra plus sur le soin que les livres de pathologie « où l’on n’apprend que la médecine ». La bibliothérapeute offre « des mots, des phrases, un lexique suffisamment riches pour aider à mettre en forme aussi bien les états d’échec que les manifestations biologiques (…), ces bouleversements du corps qui attendent des verbes et des formes dans lesquels couler un récit explicatif donc apaisant ».

    Conseils et recettes ne suffisent pas contre le chaos : « Il y faut de la métaphore pour pouvoir offrir au sujet une représentation verbale de ces fictions biologiques qui le submergent, car les grands problèmes humains ne sont accessibles que métaphoriquement. » Régine Detambel relit la fameuse lettre de Sido à sa fille au début de La naissance du jour de Colette et la compare avec la véritable lettre de sa mère – une magnifique illustration de ce que veut dire « réinventer », « créer ».

    Le chapitre intitulé « Lire : une sculpture de soi » explique comment « le texte littéraire travaille à la restauration du lien avec autrui ». Si les exercices du corps, une alimentation saine et appropriée, des tâches pratiques nous sont nécessaires, ce que la plupart des gens admettent, les méditations et les lectures jouent aussi un rôle essentiel. Lire fait du bien, ainsi que « recopier », c’est-à-dire « lire de tout son corps ». Lire à l’écran est « un bain tiède » qui prive le lecteur du contact avec le papier, la peau du livre, la qualité esthétique de l’impression.

    « Nous avons besoin du récit pour vivre. » Une page, un paragraphe, un seul mot parfois peut nous capter. « Cette force étrange, c’est la métaphore. Elle seule touche au corps. Sans elle, un texte est un morceau de bois mort. » L’essai sort des sentiers battus, aussi par la qualité de son style. Régine Detambel s’appuie sur de nombreux exemples, littéraires et thérapeutiques, sur des expériences personnelles ; elle cite en abondance et à bon escient, renvoie à une bibliographie très étoffée sur le sujet (six pages).

    Les livres prennent soin de nous fait envisager la lecture d’une nouvelle manière. J’ai aimé cet approfondissement de ce que cela nous fait de lire, dans l’esprit comme dans le corps. Que les livres prennent soin de vous, de nous.

  • De la musique

    hesse,le jeu des perles de verre,roman,littérature allemande,initiation,musique,apprentissage,maître et élève,liberté,culture« L’enfant regardait les doigts blancs experts de l’exécutant, il voyait le cours du développement se refléter légèrement sur son visage concentré, tandis que ses yeux, sous ses paupières mi-closes, demeuraient sans regard. Le cœur de l’enfant eut un élan de vénération, d’amour pour ce Maître ; son oreille enregistra cette fugue, il lui sembla entendre ce jour-là de la musique pour la première fois ; derrière cette œuvre musicale qui naissait devant lui, il devinait l’esprit, l’harmonie enivrante de la loi et de la liberté, de la soumission et de l’autorité, il se donna et se voua à cet esprit et à ce Maître ; durant ces minutes, il vit sa vie, le monde entier guidés, équilibrés par l’esprit de la musique qui leur donnait leur sens. hesse,le jeu des perles de verre,roman,littérature allemande,initiation,musique,apprentissage,maître et élève,liberté,cultureEt quand le Maître eut fini de jouer, il vit cet être vénéré, ce magicien, ce prince rester encore quelques instants le front légèrement penché sur les touches, les paupières mi-closes, le visage faiblement éclairé par une lueur intérieure, et il se demanda si ces minutes de bonheur le feraient crier de joie ou s’il n’allait pas pleurer de les voir terminées. Le vieil homme se leva alors lentement de sur son tabouret, ses gais yeux bleus lui lancèrent un regard pénétrant, et en même temps d’une gentillesse inexprimable :
    – Rien, dit-il, ne permet plus facilement à deux êtres de devenir amis que de faire de la musique. »

    Hermann Hesse, Le Jeu des perles de verre

  • Le Jeu des perles

    Le jeu des perles de verre (1943, traduit de l’allemand par Jacques Martin) de Hermann Hesse (1877-1962), prix Nobel de littérature 1946, demande une lecture patiente. Le sous-titre de ce gros roman est plus explicite : « Essai de biographie du Magister Ludi Joseph Valet accompagné de ses écrits posthumes ».

    hesse,le jeu des perles de verre,roman,littérature allemande,initiation,musique,apprentissage,maître et élève,liberté,culture
    © Hermann Hesse, Bei Muzzano Cortivallo, 1928 (source)
    D'autres aquarelles chez Dominique, qui m'a conseillé ce roman - merci.

    L’Ordre du Jeu des perles de verre se veut une « aristocratie de l’esprit », spécialisée dans un jeu intellectuel combinant les mathématiques et la musique, au départ sur un boulier de perles de verre. Contre la mécanisation de la vie, l’abaissement de la morale, le manque de foi, le caractère frelaté de l’art, le Jeu propose un idéal spirituel et revendique une totale liberté de l’esprit, hors de toute tutelle religieuse.

    Après l’introduction à l’histoire de ce Jeu, le roman raconte la vie de Joseph Valet, entre histoire et légende, dans un futur indéterminé, intemporel. D’origine modeste, il obtient une bourse à douze, treize ans pour étudier dans un établissement classique où il apprend le latin et la musique. La visite du Maître de la Musique, un homme doux et souriant qui lui demande de jouer pour lui au violon, le remplit de bonheur. Le Maître apprécie ce garçon « spontané et modeste » ; pour celui-ci, la « minute de la vocation » a sonné.

    Etre admis aux écoles des élites fait de Joseph quelqu’un d’admiré et de moqué par ses condisciples, mais cela cesse quand il arrive en Castalie, la « province pédagogique » où l’on forme les meilleurs. Ses grandes qualités s’y épanouissent. A dix-sept ans, il est invité avec un camarade chez le Maître de la Musique, qui lui apprend la méditation. Le voilà prêt pour Celle-les-Bois, « mère de l’industrieuse tribu des Joueurs de perles de verre ».

    C’est là que l’Ordre a ses institutions. On y valorise l’universalité, la fraternisation des sciences et des arts. Dans cette école, un ancien couvent de cisterciens, tout lui paraît « ancien, vénérable, sanctifié, chargé de tradition ». Joseph s’y lie d’amitié avec Carlo Ferromonte, comme lui passionné de musique, tandis qu’un auditeur libre, Plinio Designori, le trouble par sa défense du « siècle » que les Castaliens ont le tort d’ignorer, selon lui.

    Consulté, le Maître de la Musique lui conseille de continuer à fréquenter Plinio, bon orateur et polémiste, et de défendre Castalie en élevant le niveau de la discussion. Comme Joseph se dit tiraillé entre le monde extérieur et les valeurs castaliennes, le Maître lui parle de ce qu’il a appris d’un « yogin » : l’importance de la méditation pour surmonter les crises. Une grande liberté est donnée aux étudiants sortis de Celle-les-Bois. Joseph apprend le chinois puis rend visite à un ermite. Au Bois des Bambous, celui-ci l’accepte comme élève, à condition qu’il soit obéissant et silencieux « comme un poisson d’or ».

    C’est là que Joseph vit son premier « éveil », avant d’accéder à l’Ordre des Joueurs de perles de verre, dirigé par Thomas de la Trave, « Magister Ludi ». On l’envoie alors comme professeur chez des Bénédictins qui s’intéressent au Jeu. Il quitte son ami Fritz Tegularius, joueur brillant mais de santé fragile et rebelle envers les règles, pour se rendre à Mariafels. Il y adopte le mode de vie des moines, plus lent, plus solide, patient, et comprend peu à peu qu’il est envoyé là autant pour apprendre que pour enseigner.

    Avec le Père Jacobus, grand historien, il découvre l’histoire des Bénédictins et les valeurs de premier plan propres aux « deux ordres ». Bientôt on confie à Joseph une mission « diplomatique ». A la mort du « Magister Ludi », il sera désigné dans cette fonction suprême qui ne lui laissera plus guère de liberté et le privera de l’activité qu’il préfère, enseigner.

    Musique, étude et apprentissage, méditation, amitié, yoga, écoute des autres, contemplation de la nature, exercice du pouvoir, Hermann Hesse aborde de nombreux thèmes à travers l’histoire de Joseph Valet, on les retrouve dans les récits annexes. Il décrit l’élite intellectuelle de façon critique et rapproche la philosophie occidentale et la pensée chinoise. La lecture du roman est ardue, exaltante dans les passages pleins de lyrisme, de fraternité ou de sagesse, mais complexe ; le Jeu lui-même, d’une grande abstraction, reste hermétique.

    Le jeu des perles de verre est un grand récit d’initiation, où la relation de maître à disciple, la liberté de choix sont des leitmotivs. Son héros, exemplaire dans son art de servir Castalie, est fasciné par les êtres qui se mettent en retrait, comme le vieux Maître de la Musique dont le sourire « n’avait rien perdu de sa clarté et de sa grâce, de sa sûreté et de sa profondeur ». Restant attiré et par l’Ordre et par le monde, quand il retrouvera Plinio, que la vie adulte a changé et qui souffre, il cherchera à le comprendre et à le tirer de sa mélancolie, sans cesser de se remettre lui-même – et son rôle dans la vie – en question.

  • Que faire de sa vie

    ernaux,la femme gelée,roman,littérature française,femme,féminisme,apprentissage,mariage,culture« Je lis. Sartre, Camus, naturellement. Comme les problèmes de robes et de rancarts foirés paraissent mesquins. Lectures libératrices qui m’éloignent définitivement du feuilleton et roman pour femmes. Que ces livres soient écrits par des hommes, que les héros en soient aussi des hommes, je n’y prête aucune attention, Roquentin ou Meursault je m’identifie. Que faire de sa vie, la question n’a pas de sexe, la réponse non plus, je le crois naïvement l’année du bac. Je marche avec une maxime : agir de façon à ne pas avoir de regrets. Qui m’a soufflé ce principe, Gide pas encore et je ne doute même pas qu’il est impraticable pour une fille. Ça ne va pas tarder. »

    Annie Ernaux, La femme gelée

    * * *

    P.-S. Signalée par La petite verrière, cette "lettre d'intérieur" d'Annie Ernaux au président Macron (France Inter, 30/3/2020) : https://www.franceinter.fr/emissions/lettres-d-interieur/lettres-d-interieur-30-mars-2020