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  • Semblables

    alice ferney,les bourgeois,roman,littérature française,xxe siècle,famille,bourgeoisie,histoire,photographies,temps,vie,mort,culture« Personne n’accepte de le considérer réellement : nous sommes exactement semblables aux fleurs. Ronsard l’a dit de la beauté d’une femme, on a galvaudé ses mots et l’analogie paraît niaise alors qu’elle est tragique. Il ne s’agit pas de splendeur éphémère mais d’apparition et de mortalité. Nous durons ce que durent les fleurs : un moment minuscule. Si importants (attachants) une fois que nous sommes nés, nous voilà aussi contingents que ces reines à corolles, pistils et pétales. Nous ne sommes pas plus nécessaires qu’éternels ou résistants. Comme elles, nous apparaissons par les hasards de fécondations invisibles. L’attraction universelle lovée dedans les corps nous pollinise. Nos tiges à nous s’allongent aussi et toutes nos formes se déploient, la floraison nous révèle. Notre épanouissement vient et avec lui notre fertilité. Notre être entier atteint sa maturité magnifiée, c’est l’apogée. Chacun croit qu’il s’y maintient, tendu vers cette perfection, mais le cycle est invincible et le déclin s’amorce. D’abord imperceptible, il prend les rênes. L’usure, la douleur, les flétrissures minuscules se dessinent les unes sur les autres. Nous devenons ce grimoire de notre vie. En vérité nous mourons sur pied, comme la rose dans le vase – que nous admirons puis jetons aux ordures. Nous sommes de passage dans le vase. Le temps de notre vie est compté. La nature a été plus généreuse avec nous qu’avec les fleurs. C’est que nous sommes plus complexes à fabriquer. Mieux vaut nous réparer que nous recréer, ainsi fait la nature. Nous nous auto-réparons jusqu’à la fin. »

    Alice Ferney, Les Bourgeois, pp. 346–347.

  • Vivre son temps

    Pour revenir doucement à mes Textes & prétextes, voici quelques extraits de ma dernière lecture de mars : Les Bourgeois d’Alice Ferney (Actes Sud, 2017, début à lire ici). Ce roman raconte l’histoire d’une famille dont « Bourgeois » est le patronyme. A travers des séquences datées de 1897 à 2017, sans suivre l’ordre chronologique, Alice Ferney nous replonge aussi dans l’histoire du siècle dernier, tout en réfléchissant sur la manière dont nous vivons notre temps. Cela m’a beaucoup parlé.

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    « Il y a trois façons de vivre avec le passé : le contempler à l’instant où il est le présent, l’oublier quand il est perdu, en conserver à jamais le souvenir. » p. 90

    « Ils étaient tous les enfants de leur époque, éclairés par le passé, contemporains des idéologies qu’il aurait fallu combattre et qu’on avait laissées s’épanouir, ils avaient grandi pendant qu’elles grandissaient. Sous leurs yeux les idées les plus répugnantes avaient droit de cité et s’alliaient parfois aux valeurs les plus sacrées. La famille, la Patrie, le drapeau, même la terre et le travail, n’auraient plus après eux la même virginité. Qui nous garantit cependant, nous qui souvent jugeons, que nous ne prenons pas aujourd’hui des décisions qui mèneront à des violences et à des crimes encore bien pires que ceux dont nous les accusons, non pas de les avoir commis ou approuvés, mais de ne pas les avoir vus arriver. Le présent est lourd et opaque, la teneur des jours n’est pas historique. » p. 134

    « De la tenue ! Voilà à quoi avaient été éduqués les Bourgeois. La tenue exigeait discrétion et silence. Se tenir, c’était d’abord garder pour soi sa peine, sa souffrance, sa fureur, son inquiétude ou son effroi. Eviter d’exposer son émotion ou même sa joie. Tous vécurent ce temps des muets, raides et figés, clos au cœur même de leur famille. Il ne suffisait pas qu’une chose fût vraie pour être dite. Car ce qui est vrai n’en est pas moins vulgaire parfois. Se livrer est vulgaire. Le mot inconvenant était maître. On ne raconte pas sa vie. On ne déballe pas ses états d’âme. On ne pleure pas en public. On ne se donne pas en spectacle. Tout cela est proprement inconvenant. » p. 191

    « Notre psychisme est ainsi fait que nous oublions. Nous oublions les événements, la forme des journées que nous avons vécues, les pensées que nous avons eues, les sentiments et les humeurs qui nous ont envahis. Ne restent que des impressions sommaires. Le passé devient un grand résumé indistinct. Les dates s’emmêlent, des pans entiers s’engloutissent, et nous ignorons même ce que nous avons oublié. C’est merveille. Sans cette machine à estomper, sans cette sorte de gomme intérieure, nous serions éternellement dans le deuil, le chagrin et l’angoisse. Jamais nous n’oublierons ceux que nous avons perdus, ni la détresse que leur perte fit lever en nous, ni l’horreur de leur mort et de leur agonie. Nous oublions et c’est une grâce. Le présent nous capte. La vie nous entraîne. » p. 220

    « Et j’ai maintenant la loupe à la main. Je scrute les clichés qui ont donné l’éternité de l’image à des instants. Instants fêtés : les vacances d’été, les anniversaires, les épousailles qui sont des rencontres et les naissances qui sont des apparitions. Instants quotidiens : des enfants qui jouent sur la plage, une femme qui sourit au photographe (son époux), un chemin de randonnée où l’on marche le nez au vent, la rue à Paris où circulent des voitures de plus en plus diverses, une famille entière réunie. Chaque photographie a figé la rivière des moments mais les moments sont passés à jamais. Celui qui contemple l’image contemple le passé perdu et mesure la durée qui l’en sépare. Il traverse l’écoulement compressé dans sa mémoire, la rivière l’enveloppe. Il tombe dans un puits, il a le vertige, refuse de regarder. La mélancolie l’envahit et le sentiment qu’une tragédie se joue dans son dos. Car il n’a rien vu. Pendant qu’il était occupé à vivre, le temps était invisible, son passage lui échappait, il baignait en lui sans le penser et en ignorant l’avenir. Et maintenant l’avenir semble contenu dans le passé, en regardant le vieux cliché on le croit. Quoi de plus vrai lorsqu’il s’agit de la mort ? me dis-je. La photographie dit la vérité de la vie : tous mourront. » p. 321