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  • Livres et archives

    Un fantôme dans la bibliothèque, publié dans la collection « La librairie du XXIe siècle » qu’il dirige aux éditions du Seuil, est un petit livre étonnant de Maurice Olender. Etonnant d’abord par ce long refus de la lecture et de l’écriture qu’il y raconte. Né à Anvers dans une famille « où l’on ne lisait pas, n’écrivait pas, où il n’était pourtant question que d’écriture, de lecture », l’historien devenu éditeur a été rebelle à la scolarisation jusqu’à l’âge de vingt ans, malgré les supplications de son père.

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    Maurice Olender chez lui à Bruxelles, 2017 Photo © Olivier Dion (Livres hebdo)

    « Lorsque j’arrive dans cet univers en 1946, c’est un dépôt de cendres. Dans une famille sans archives matérielles. » Une enfance dans « une atmosphère imprégnée de traditions orales qui portaient la marque de bibliothèques inaccessibles ». D’où son rapport singulier à l’édition, à la lecture et à l’écriture, à la collecte paradoxale d’archives. Comment lire, comment écrire dans des langues qui ont permis la Shoah ? Des études d’archéologie vont le mener à l’obsession des sauvegardes à l’IMEC, l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine où il archive tout, jusqu’aux billets de train entre Bruxelles et Paris ou les codes de réservation – le train, son « seul domicile fixe » – et dépose des copies de tous les échanges liés à son travail.

    Le titre de son recueil (huit textes écrits entre 1977 et 2017) lui a été inspiré par une observation en bibliothèque : lorsqu’un livre y est mal classé, il n’y a plus de fantôme (fiche ou planche) pour marquer sa place en son absence. Rebelle à la lecture, Maurice Olender est néanmoins fasciné par les livres et aime les accumuler autour de lui, ainsi que les dossiers de travail : « On peut aimer s’entourer de livres pour rêver de les lire. » La collecte d’archives « tant matérielles que virtuelles » nourrit un autre rêve : « servir d’abri à ce qui se perd » et ainsi « rendre possible de la mémoire en récits ».

    Un exemple intéressant des dépôts à l’IMEC (créé en 1988 pour témoigner « de la créativité des savoirs et des arts ») est celui des couvertures refusées dont on y garde la trace, comme pour Histoire de chambres de Michelle Perrot : c’est finalement la chambre de Van Gogh à Arles qui a été choisie pour la jaquette, au lieu de la photographie d’une boîte vide pourtant plus riche sur le plan symbolique. Maurice Olender parle des « nuages numériques » et aussi de l’impossible « oubli numérique » alors que l’on peut jeter ou brûler des archives en papier.

    J’avais son livre en main quand j’ai entendu quelqu’un dire à la radio que les gens seraient « menacés de disparition sociale » s’ils renonçaient à Facebook. Mince ! Qu’est-ce que cela signifie pour les 5 milliards et demi d’êtres humains qui n’y sont pas ? La radio aussi a ses fantômes : où a disparu l’émission « Le grand charivari », les entretiens de Pascale Seys qui faisaient notre régal le samedi matin sur Musiq3 ? Impossible à présent, hélas, de réécouter « Les fantômes de Maurice Olender », sa rencontre avec l’auteur en mai dernier.

    Ces remarques hors texte rejoignent d’une certaine façon le questionnement de l’auteur d’Un fantôme dans la bibliothèque, en particulier sur la mémoire et l’oubli : « Enfant, je vivais un judaïsme anversois sans mémoire. » L’auteur pose cette question très troublante : « Comment dire pourquoi il arrive qu’on puisse si bien se passer d’un vivant et tellement moins bien du mort ? »

    L’homme passionné de livres et d’écritures se penche attentivement sur l’astérisque (*) et l’obèle (†) utilisés par Origène, au IIIe siècle, pour signaler dans l’Ancien Testament (en quelque sorte les archives du Nouveau Testament) les mots qui sont dans le texte hébraïque mais pas dans le chrétien d’une part, les mots ajoutés au texte hébraïque dans le texte chrétien d’autre part (« Entre l’étoile et la broche »). « De l’absence de récit » traite de la création de la femme « pour et contre » l’homme, selon la traduction littérale du texte hébreu.

    Le recueil contient des récits plus personnels : « Un shabbat comme les autres » à propos de son père, fidèle toute sa vie au rituel du vendredi soir ; « Le cliveur de diamants » sur le travail de jeunes apprentis, souvent sans papiers, dans un hôtel d’une impasse anversoise – métier qu’il a lui-même exercé ; enfin « Un fantôme dans la bibliothèque » ou l’enfant « qui avait peur du texte » et refusait tout alphabet.

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    Maurice Olender, 2017 Photo © Olivier Dion (Tropismes

    Ce n’est pas un livre facile, Maurice Olender déroute souvent par sa manière d’aborder les choses, entre présence et absence. On y trouve des phrases très belles qui ancrent la lecture, sur lesquelles on s’arrête pour les laisser résonner en soi. Comme celle-ci : « Parler pour dire à l’autre ce que l’on aimerait découvrir de soi. » Ou celle-là : « Parler, c’est dire le monde pour l’inventer»

  • Nocturne

    Melancholia Nocturne.jpgKiki Smith, artiste américaine née en 1954 à Nuremberg, vit et travaille aujourd’hui à New York. Les images et les sculptures qu’elle compose incluent souvent la nature et le corps humain et reprennent les codes du monde de l’enfance pour les charger d’une inquiétante étrangeté. Pour reprendre ses propres mots : « Le corps est notre dénominateur commun, la scène de notre désir et de notre souffrance. Je veux exprimer par lui qui nous sommes, comment nous vivons et nous mourons. »

    Guide du visiteur, Melancholia, Fondation Boghossian, Villa Empain, Bruxelles >19.08.2018

  • Melancholia

    A la Fondation Boghossian, « centre d’art et de dialogue entre les cultures d’Orient et d’Occident », Melancholia réunit une quarantaine d’artistes de différentes parties du monde, plus ou moins connus, et 70 œuvres dont plusieurs installations in situ. J’ai aimé flâner dans la Villa Empain, de l’entrée aux salons, d’une chambre à l’autre, puis au jardin, pour découvrir ces variations sur un thème : « Le Paradis perdu, Mélancolies, Ruines, Le temps qui passe, Solitude, Absence ». Quelques œuvres par pièce, de l’espace entre elles, cela permet de bien regarder, de respirer, de ressentir.

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    « Je n’ai qu’un seul ami, Echo ;
    et pourquoi est-il mon ami ?
    Parce que j’aime ma tristesse
    et qu’il ne me l’enlève pas.
    Je n’ai qu’un seul confident,
    le silence de la nuit ;
    et pourquoi est-il mon confident ?
    Parce qu’il se tait. »

    Sören Kierkergaard

    Ces vers d’accueil à l’exposition introduisent aussi le Guide du Visiteur distribué à la réception : éditée par Louma Salamé, directrice générale et commissaire d’exposition, cette brochure très soignée, illustrée en couleurs, présente un artiste et une œuvre par page, et reprend les citations affichées tout au long de l’exposition.

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    © Claudio Parmiggiani, Senza Titolo, 2013-2015 / © KRJST Studio, Orion, 2016

    Sur le marbre du grand salon, Claudio Parmiggiani a amoncelé des têtes antiques, un assemblage « évoquant les ruines de l’antiquité » (Sans titre, 2013-2015). Ces têtes gisant au sol contrastent avec une longue tapisserie qui tombe de la mezzanine, Orion (2016), de KRJST Studio (Justine de Moriamé et Erika Schillebeecks) : les bleus de cette constellation textile, traversée de lumière blanche et d’ombres, correspondent bien au thème de la mélancolie.

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    © Pascal Convert, Bibliothèque, 2016

    Dans les deux salons à l’arrière, voici d’abord la Bibliothèque de Pascal Convert, une des œuvres les plus marquantes : cinq cents livres de verre, doubles de livres anciens, témoignent des bibliothèques « incendiées par les régimes autoritaires et totalitaires ». Blancs ou rouges, avec des traces de brûlure et des parois éclatées, ces livres sont disposés sur des rayonnages et aussi sur les appuis de fenêtre, ce qui permet à la lumière du jour de les traverser et de leur donner vie. Troublant mélange de destruction et de mémoire. De l’autre côté, de très grandes photos montrent l’absence des Bouddhas détruits par les talibans (Falaise de Bâmiyân, 2017).

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    © Giorgio De Chirico, Pomeriggio d’Estate, 1972, Piazza d’Italia, ca. 1970 et
    Alberto Giacometti, Homme à mi-corps, 1965, courtesy Fondation Boghossian, photo Lola Pertsowsky

    A l’étage, dans la Chambre Nord, deux belles toiles signées De Chirico se répondent : sur la place d’Italie, deux personnages, une statue, les ombres et lumières du couchant. Une des dernières sculptures de Giacometti, Homme à mi-corps, « montre un homme à genoux, le regard pensif ». Autres figures de la mélancolie, un doux portrait de femme par Delvaux, un autre avec des vers d’Eluard, deux personnages solitaires de Rops, entre désespoir et ironie.

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    © Léon Spilliaert, Golfbreker met paal, 1909 / © Norbert Schwontkowski, Phys Experiment, 1995

    Coup de cœur dans la Salle d’Armes, où débute le thème des « Ruines » : à un splendide Spilliaert nocturne, Brise-lames avec poteau, répond une grande toile de Norbert Schwontkowski, Phys Experiment, où un homme se penche au bord d’une falaise pour regarder la chute d’une pierre dans le vide. Belle résonance entre ces deux visions anxieuses du monde, dans des lumières du Nord.

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    © Lionel Estève, La beauté d'une cicatrice, 2012
    / © Melik Ohanian, Selected Recordings n°99, 2003

    « Le temps qui passe », comment l’exprimer ? Lionel Estève a coloré en partie des pierres ramassées sur une plage grecque, l’ensemble s’intitule La Beauté d’une Cicatrice. On les regarde, ainsi que la photo d’une île sauvage enneigée sous les nuages (Melik Ohanian) et un paysage contemplatif d’Etel Adnan, Soleil sur le Mont Tamalpais, en entendant des voix, une œuvre audio d’On Kawara, One million years.

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    © Giuseppe Penone, Rovesciare i propri Occhi, 1970

    Le thème de la solitude est traité de diverses manières (Chambre de Monsieur) : peintures typographiques avec des messages sur le visible et l’invisible (Rémy Zaugg), photos de Joseph Beuys, autoportrait de Giuseppe Penone avec des lentilles de contact miroir qui l’aveuglent, lithographies de Martin Kippenberfer, des autoportraits réalisés l’année précédant sa mort. Au sol, Parmiggiani offre un raccourci de la condition humaine : une tête antique sur un livre ouvert – ciel étoilé en double page – à côté d’une petite horloge : l’homme, l’espace, le temps.

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    © Samuel Yal, Dissolution, 2012

    On s’interroge parfois sur le rapport entre certaines œuvres et le sujet de l’exposition. Dissolution de Samuel Yal, une mosaïque de fragments de céramiques suspendus, suggère l’explosion d’un visage dans l’univers. Mais l’œuvre conceptuelle de Jef Geys, une liste de !vrouwenvragen ? (questions de femmes), ici en anglais, quel rapport ? Idem pour la drôle de table à jouer de Barbara Bloom.

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    © Constant Permeke, Torso, 1938 / © Paul Delvaux, Nuit sur la mer, 1976

    Dans la Chambre de Madame, les tentures sont entrouvertes sur un Torse de Constant Permeke qui voisine avec une grande toile de Delvaux, Nuit sur la mer. Une autre œuvre de Parmiggiani rappelle les livres de Convert au rez-de-chaussée : des silhouettes d’objets brûlés sur des étagères, du blanc au noir. Noirs aussi, les bas de soie qu’enfile une femme assise, sur une peinture de Marlene Dumas. A côté, dans le Boudoir, Lamia Ziadé a rassemblé quelques meubles et objets dans un petit coin intime, l’alcool et la cigarette semblent y meubler la solitude, avec ces drôles de volutes de fumées en céramique.

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    © Lamia Ziadé (détail)

    Une installation « à la Mondrian » d’objets ménagers en plastique bleu, jaune et rouge m’a semblé incongrue à proximité d’une vidéo de quelques minutes d’Eli Cortiñas, Fin (2010) : c’est la fin d’un film, montrée en boucle : un homme et une femme se tenant par la main s’enfoncent dans un paysage de neige – vont-ils disparaître ?

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    © Abdelkader Benchamma, The unreachable part of us, 2018 

    J’avais manqué, en entrant dans la villa, tout de suite à droite, l’œuvre spectaculaire d’Abdelkader Benchamma, The unreachable part of us : sa fresque en noir et blanc couvre entièrement les murs de la pièce. Le spectateur est plongé dans un univers sans début ni fin, invité à cadrer lui-même des motifs en mouvements, des vibrations, les vides et les pleins d’un paysage abstrait, sans repères.

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    © Christian Boltanski, Animitas, 2016-2018 / © Tatiana Wolska, Atrakcja, 2018

    « J’ai eu successivement tous les tempéraments : le flegmatique dans mon enfance, le sanguin dans ma jeunesse, plus tard le bilieux et j’ai enfin le mélancolique qui probablement ne me quittera plus. » (Giacomo Casanova) N’oubliez pas de faire un tour au jardin si vous allez voir Melancholia, plusieurs œuvres intéressantes, discrètes ou spectaculaires, y sont installées. L’exposition de la Fondation Boghossian est visible à la Villa Empain jusqu’au 19 août 2018.

  • Frontière

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    « Le Rhin fut la première frontière qu’il m’ait été donné de connaître. Une frontière sans cesse présente. Elle m’aura enseigné l’ici et le là-bas. Elle opposait à « notre » rive, avec ses fabriques, ses baraquements, ses trains de marchandises et sa rusticité villageoise qui se désagrégeait inexorablement, un au-delà où le soleil se couchait. »

    Esther Kinsky, La rivière

    * * *

    Une expo, une lecture, ce seront les sujets suivants.
    En passe de franchir les frontières pour un séjour dans le Midi,
    je ne pourrai répondre à vos commentaires.
    Prenez bien soin de vous.

    Tania

     

  • A la rivière

    C’est un récit tout en descriptions, ses chapitres ont des lieux pour titres, parfois précédés d’une photographie. Lire La rivière d’Esther Kinsky (Am Fluss, 2014, traduit de l’allemand par Olivier Le Lay), c’est l’accompagner sur les berges, celles de la rivière Lea près de laquelle elle s’est installée, au nord de Londres, celles du Rhin de son enfance, du Saint-Laurent, du Gange même ou d’un ruisseau de Tel-Aviv, au cours de ses pérégrinations.

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    « La langue de ce livre est un phénomène », selon Die Zeit, cité en quatrième de couverture. Dans la traduction française aussi. Esther Kinsky déploie une vision, des paysages, le spectacle du monde dans un style éminemment visuel. Un peu chamane, la narratrice réussit en quelques pages – lisez l’incipit – à faire épouser son regard sur les choses, les gens, l’espace ; elle envoûte.

    Les couleurs – « un demi-jour turquoise », « un bleu profond et vaporeux », « un vert irisé de bleu » –, les mouvements – « surgi », « déployé », « effleuré » –, les détails d’une tenue, d’une coiffure, tout est nommé avec justesse. Où peut-on s’envelopper ainsi dans une écharpe de mots qui déroule la saison, le passage des heures, les arbres et les rues, les passants, les bruits d’un quartier qu’on traverse ? Oui, comme vous, je pense à Marcel Proust : Esther Kinsky, à sa propre manière, entremêle à sa vision du monde des émotions intimes.

    Sur les photographies, une dizaine de paysages en tout, personne – ce sont des lieux comme abandonnés, parfois des constructions humaines y apparaissent en arrière-plan ; sur une seule figure l’ombre tronquée de la photographe. Dans le récit, certains personnages sont parfois mis en avant, rarement elle-même. Le plus souvent, ils se fondent dans le décor.

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    Incipit à lire en ligne.

    Je m’attarde sur des impressions, au lieu de raconter. Reprenons. « J’ai rencontré le Roi dans les derniers temps de mon séjour à Londres. » Une femme solitaire vit dans un quartier de juifs pieux, en face d’une épicerie, installée « dans le provisoire, en un lieu où je ne connaissais personne dans le voisinage, où les noms des rues, les odeurs, les vues et les visages m’étaient inconnus, dans un appartement sommairement agencé où j’allais poser ma vie pour un temps. »

    « Quand je dormais, je rêvais des morts ; de mon père, de mes grands-parents, de certaines connaissances. » Au fil des saisons, elle observe tous les détails « dans la cour, dans le jardin, au sein de la petite portion de rue qui s’ouvrait entre deux maisons. Et j’apprenais la lumière. » Elle se promène dans les environs, découvre Springfield Park où des femmes africaines circulent dans leurs robes « chamarrées », puis par-delà ces espaces entretenus, au pied du versant, « des arbres, la rivière au cours étroit que bordaient lointainement des roseaux, des marais, des prairies, des saules. »

    La rivière Lea, sa source, sa course jusqu’à la Tamise : son regard s’attarde sur « un petit cours d’eau peuplé de cygnes ». Un village de péniches. Un bois d’aulnes « à demi sauvage où les brumes se concentraient, les jours de grand froid. » De petits territoires qui l’attirent, où écouter les oiseaux en revoyant sa grand-mère à sa fenêtre imitant leurs chants, où marcher et observer : « la marche et l’observation seules savaient puiser aux eaux résurgentes de la mémoire, parmi les alluvions d’images et de sons, dans la toile des mots anciens entremêlés. » Elle y emporte un vieil appareil polaroïd.

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    « Rhin », le chapitre trois, raconte le fleuve de son enfance : « Dans un monde épris d’ordre, le fleuve n’était que mouvement, surprise et chaos. » Son père y était très attaché, « ne manquait pas une occasion de prendre le bac ». Le Rhin coule à l’arrière-plan de certains portraits de famille, son père aimait photographier ses enfants « sur le bac ou au bord de la rive ». Les deux chapitres suivants s’intitulent « Marche » et « Chambre noire ».

    Puis ce seront les marécages de Walthamstow Marshes, l’unique visite de son père à Londres, leur promenade sur les quais de la Tamise, sa mort l’été suivant. Elle avait alors un emploi provisoire de traductrice (du russe, du serbo-croate) au sein du Jewish Refugee Committee. A Londres, elle a vécu d’abord dans un petit pavillon, une rue « bordée de maisonnettes semblables, érigées là un siècle plus tôt et si fragiles qu’il leur avait fallu apprendre à se serrer les coudes. » Elle marchait seule dans la ville, photographiant des riens, ou le long du fleuve.

    Esther Kinsky tisse les fils de ses promenades, de ses souvenirs, de ses observations dans un récit tout en mouvement. Elle voyage au Canada, mentionne son enfant avec qui elle dort dans le wigwam d’une amie décidée à vivre dans la forêt. Plus tard en Israël, en Inde. Elle se souvient de la Pologne, de l’Oder. Une blanchisserie à Londres, « le petit théâtre d’ombres nocturne » à une fenêtre, un incendie dans sa rue prennent place dans le récit aussi naturellement que le cours de la rivière Lea à laquelle elle revient toujours.

    Ce ne sont là que quelques repères dans cette « errance poétique » où la narratrice se souvient de son enfance et de son père, où elle croise d’autres déracinés qui s’arrangent comme ils peuvent avec un monde où ils ne sont que de passage. Dans Télérama, Aurélien Ferenczi nous apprend qu’Esther Kinsky, née en 1956, a traduit entre autres « Thoreau, compagnon de route de la vie au grand air. » La rivière, vous l’avez compris, est un texte rare, sans intrigue, un récit où la précision n’enlève rien au mystère, une œuvre mobile et contemplative.