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  • Un certain éclat

    Tartt Le chardonneret Plon.jpg« En bas – faible lumière, copeaux de bois par terre – on avait le sentiment d’être dans une étable, avec de grosses bêtes qui attendaient patiemment dans l’obscurité. Hobie m’a enseigné le caractère des bons meubles, parlant de chacun en termes de « il » ou de « elle », de la qualité musculaire, presque animale, qui distinguait les meubles superbes de leurs pairs rigides en forme de boîte cubiques et plus recherchés, sans parler de la manière affectueuse dont il faisait courir sa main le long des flancs sombres et luisants de ses buffets et de ses commodes comme s’il s’était agi d’animaux domestiques. C’était un bon prof et très vite, en me faisant examiner et comparer, il m’a appris à identifier une copie : cela se voyait à l’usure trop égale (les vieux meubles étaient toujours usés de manière asymétrique) ; à des bords découpés à la machine au lieu d’être rabotés à la main (un doigt sensible sentait un bord découpé à la machine, même avec peu de lumière) ; mais surtout à cause de l’aspect plat et mort du bois auquel il manquait un certain éclat, ainsi que la magie provenant des siècles durant lesquels ils avaient été touchés, utilisés, et étaient passés entre des mains humaines. Contempler les vies de ces vieilles commodes et de ces vieux secrétaires – des existences plus longues et plus douces que la vie humaine – me plongeait dans le calme comme une pierre en eaux profondes, si bien que lorsque venait l’heure de repartir je sortais de là abasourdi et clignant des yeux, pour retrouver le vacarme de la 6e Avenue en sachant à peine où j’étais. »

    Donna Tartt, Le Chardonneret

  • Un thriller énorme

    Enorme, c’est l’épithète qui convient au Chardonneret de Donna Tartt, dont j’avais dévoré Le maître des illusions. Ce roman-ci (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Edith Soonckindt), qu’on ne lâche pas sans connaître le sort du petit tableau qui lui sert de titre et de fil conducteur, gêne parfois par sa profusion – il compte près de huit cents pages.

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    Carel Fabritius, Le chardonneret, 1654, La Haye, Mauritshuis

    La catastrophe initiale est fascinante : au Metropolitan de New York où il visite avec sa mère une exposition de peinture hollandaise, à un moment où ils se sont brièvement séparés, Theo Decker, treize ans, revient à lui après une terrible explosion, dans une atmosphère de catastrophe. Près de lui, un homme tient à lui parler durant le peu de temps qui lui reste. Ce vieux monsieur qu’il avait remarqué en compagnie d’une petite fille rousse le pousse à emporter pour le sauver un petit panneau tombé près d’eux : le fameux Chardonneret de Fabritius, une des rares œuvres de ce peintre du XVIIe siècle, dont l’atelier fut détruit par l’explosion d’une poudrière.

    Le vieux Welty, avant de mourir, a donné sa bague à Theo et une adresse où la porter de sa part. En état de choc, entouré de cadavres et de décombres, sans trouver sa mère, le garçon arrive à quitter les lieux avant l’arrivée des secours. Fidèle au code habituel entre eux, il rentre chez lui, l’attend – en vain. Quand il finit par appeler le numéro d’information sur le drame, c’est pour se retrouver quasi seul au monde, sans nouvelles de son père, dont le départ a été le début d’une vie plus heureuse avec sa mère, ni de ses grands-parents hostiles.

    Pour échapper aux services sociaux qui risquent de le placer dans une institution, Theo se rend chez son copain Andy, qui habite un luxueux appartement dans un vieil immeuble chic sur Park Avenue. Par chance, la riche Mrs. Barbour, sa mère, contente de leur amitié qui fait du bien à son fils, accepte de l’abriter le temps qu’il voudra et le protège des ennuis, particulièrement attentive, malgré ses quatre enfants.

    Quand il commence à émerger du traumatisme, Theo finit par appuyer sur la sonnette verte à l’adresse indiquée par le vieil homme du musée, apparemment une obscure boutique d’antiquaire : Hobie Hobart, restaurateur de meubles réputé, vit là et veille sur Pippa, la petite fille rousse du musée, la petite-fille de Welty, gravement blessée par l’explosion, qui a survécu.

    Autour des protagonistes, la romancière américaine tisse une toile de fond : New York, les endroits que Theo et sa mère fréquentaient, la haute bourgeoisie, l’atelier de restauration ; puis, quand le père de Theo réapparaîtra, la Californie où il se fait un ami pour la vie, Boris, un Ukrainien qui lui fait partager ses recettes pour supporter les cahots de l’existence, alcool et drogue, et qui l’entraînera un jour à Amsterdam.

    Donna Tartt maintient le suspense en ne parlant que par moments du petit tableau que Theo garde soigneusement caché sans oser en parler à personne, avec des sueurs froides chaque fois qu’il est question dans les médias de tableaux volés ou disparus. Quel sera son sort, se demande-t-on tout le long, et celui de son voleur ?

    La tentative de vie commune entre père et fils sera un fiasco. Theo reviendra à New York ; c’est auprès de Hobie et de Mrs. Barbour qu’il se sent chez lui. La romancière plonge son lecteur dans les dérives et les angoisses du héros durant quatorze ans, on se demande parfois comment il tient encore debout.

    Chacune des pistes ouvertes dans le roman est explorée à fond : commerce de meubles anciens, pratiques mafieuses, rituels mondains pour préparer un mariage dans la haute société... Trafics en tous genres, mensonges, coups foireux, violence, secrets, inquiétude, l’atmosphère est sombre le plus souvent. Heureusement les questions sur l’existence, les rapports entre les personnages, le goût du beau, l’érudition équilibrent le tout.

    Dona Tartt a remporté le prix Pulitzer 2014 avec Le Chardonneret : « maelström d'émotions, de sensations, de réflexions fondu dans les mots mêmes, sculpté dans une écriture violente, brutale et admirablement cinématographique » (Fabienne Pascaud, Télérama), « thriller littéraire d’une grande efficacité » (Bruno Corty, Le Figaro), « roman cathédrale » (Laurence Houot, Culturebox).

    De belles citations ouvrent chacune des parties, de « L’absurde ne délivre pas, il lie » (Camus) à « L’art et rien que l’art, nous avons l’art pour ne point mourir de la vérité » (Nietzsche). Les passages sur Le Chardonneret de Fabritius sont merveilleux, qu’il s’agisse de la peinture même ou de son sujet : un oiseau qui semble vivant, qui pourrait s’envoler, si une chaîne à la patte ne le retenait.

  • Echo poétique

    NM espagnoles Zóbel.JPG« La seconde moitié du XXe siècle s’ouvre sur la prédominance de l’abstraction, dans laquelle les thèmes traditionnels et les formes nettes de la nature morte n’ont plus leur place. Certains artistes en arrivent toutefois à se servir du genre comme d’un prétexte. C’est notamment le cas très particulier de Fernando Zóbel (1924-1984) chez qui la dissolution des formes conserve encore l’écho poétique des motifs propres à la nature morte. La recherche de la beauté dans la quiétude et l’ordre qui caractérisent Zóbel avait sa correspondance logique dans la disposition sereine des objets que les peintres de natures mortes cultivaient depuis des siècles. »

    La nature morte espagnole, Guide du visiteur, Bozar, Bruxelles, 23 février > 27 mai 2018

    © Fernando Zóbel, Nature morte en rose, 1968, huile sur toile, Collection particulière, New York

  • Choses sur une table

    L’exposition sur la nature morte espagnole au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (Bozar), Spanish Still Life, à visiter jusqu’au 27 mai prochain, permet de parcourir toute l’histoire de ce genre longtemps considéré comme mineur (imitatif, peu ambitieux, décoratif), du XVIe au XXe siècle. En Espagne, on l’appelle « bodegón », du nom de ces auberges ou tavernes de bas étage, réduites ici à une table ou à une étagère portant aliments et boissons.

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    Juan Sánchez Cotán, Coing, chou, melon et concombre, Ca. 1602, The San Diego Museum of Art

    A l’origine, explique le Guide du visiteur (source des citations), fruits et légumes sont présentés comme vus par la fenêtre, à l’exemple de ces Coing, chou, melon et concombre de Juan Sánchez Cotán : le peintre les dispose et suspend « dans le cadre d’une sorte de fenêtre ou à un linteau de pierre ». Sur un fond sombre, l’éclairage et le souci du détail descriptif leur donnent une présence quasi réelle.

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    Juan van der Hamen y Léon, Nature morte : fruits et verres, Ca.1629 Huile sur toile 87,3 x 130,8 cm, Williams College Museum of Art

    Le genre de la nature morte pâtit du manque de raison apparente à représenter des objets, au contraire de ce qui motive la peinture de sujets religieux ou historiques, voire de portraits. Pourtant, les peintres sont sollicités par ceux « qui y trouvent d’intéressants jeux visuels » et par les amateurs de toiles décoratives où des objets raffinés et des mets délicats se côtoient sur une table bien remplie. Juan van der Hamen y León (né en Espagne d’une famille flamande) est un spécialiste en la matière très prisé à la cour de Madrid.

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    Diego Velázquez, Le Christ dans la maison de Marthe et Marie, Ca. 1618 Huile sur toile 60 x 103.5 cm, National Gallery, London

    Le Christ, dans la maison de Marthe et Marie, est relégué à l’arrière-plan de la peinture du jeune Diego Velázquez. A l’avant-plan, sur la table, un pilon, de l’ail, un piment, des poissons et deux œufs sur des assiettes attirent d’abord le regard. Montré depuis la cuisine où une jeune femme et une femme âgée sont au travail, le sujet religieux donne comme une dignité nouvelle aux aliments.

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    Miguel de Pret, Dos racimos de uvas con una mosca, 1630-1644, Museo del Prado, Madrid

    Parmi les fruits, les raisins réclament beaucoup d’habileté de l’artiste pour rendre leur éclat, la pruine. Deux petites toiles de Miguel de Pret côte à côte montrent des grappes de raisins blancs qui occupent à elles seules l’espace de la toile. La Nature morte aux raisins, pommes et prunes de Juan de Espinosa, plus recherchée, illustre la présentation traditionnelle du genre, sur le bois d’une table, ainsi que la Nature morte avec pains tresses de Francisco de Palacios.

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    Anonyme espagnol, Nature morte aux livres et au sablier, vers 1635-1640, huile sur toile, Staatliche Museen zu Berlin

    Les livres peuvent suffire à incarner un univers, en compagnie d’un sablier et d’une plume plongée dans l’encrier : cette nature morte anonyme rend hommage à l’activité intellectuelle. Dans Le songe du gentilhomme, une grande toile signée Antonio de Pereda, maître du baroque, la nature morte devient « vanité », invitation à réfléchir sur « le caractère fugace et illusoire des choses », comme l’illustre le crâne sur le livre ouvert. Au-dessus de cet amas de richesses, un ange rappelle au rêveur la futilité des biens terrestres par rapport à l’éternité. Même message dans la belle Allégorie du Salut de Juan de Valdés Leal.

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    Antonio de Pereda, Le Songe du gentilhomme, vers 1640, huile sur toile 152 × 217 cm, Académie San Fernando, Madrid

    On revient à la vie dans la salle d’angle consacrée aux « fleurs et cuisines ». Tomás Hiepes excelle dans la représentation de fruits et de fleurs sur une table : bouquet, plantes en pot ou cache-pot de céramique au joli décor. Francisco Barrera s’inspire de gravures flamandes ou italiennes en incluant des figures allégoriques. Dans L’Eté, la surabondance des motifs permet d’observer là un chat intéressé par la volaille, ici différentes sortes de pains avec à l’arrière-plan des paysans dans un champ de blé, entre autres.

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    Tomás Hiepes, Nature morte avec fruits et pots de fleurs de Manises, 1654, huile sur toile, Collection Arango

    Cette fois, on célèbre les nourritures terrestres et parmi elles, la viande, le gibier, les poissons morts rendus avec réalisme – ce ne sont pas mes sujets de prédilection. Mais j’ai admiré ce Dindon mort de Goya. Ses natures mortes étaient accrochées dans sa propre maison et sont restées longtemps dans sa famille, des « visions très rapprochées d’animaux morts, exécutées avec une touche enlevée, violente, très éloignée de la minutie habituellement déployée par les spécialistes du genre ». Peintes pendant l’invasion napoléonienne, elles illustrent à leur manière le tragique de la guerre.

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    Francisco de Goya, Dindon mort, 1808-1812, huile sur toile, Musée national du Prado, Madrid

    J’aime ces natures mortes où une porcelaine délicate, l’éclat d’un cuivre suffisent à conjuguer la sensualité et l’esthétique (ci-dessous). Dans une grande composition de Francisco de Zurbarán, La Vierge enfant endormie, voyez près d’elle ces fleurs dans un pot évasé. Ou cette tasse et sa soucoupe fleuries dans la Nature morte aux friandises de Pedro de Peralta.

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    Luis Egidio Melendez, Nature morte avec service de chocolat et brioches, 1770, huile sur toile, Musée national du Prado, Madrid

    Trompe-l’œil, branches de cerisiers, ustensiles de cuisine, garde-manger, chacun peut trouver quelque chose d’intéressant dans ces incarnations variées de la nature morte espagnole. Puis on aborde le XXe siècle : la nature morte n’est pas morte mais elle se transforme, s’éloigne de la volonté de représenter pour incarner la nouveauté picturale, avec Picasso, Maria Blanchard, Dalí, Miró

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    © Miquel Barceló, Le grand dîner espagnol, 1985, technique mixte sur toile, Musée national Centre d’art Reine Sofía, Madrid
    (détail ci-dessous)

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    Le grand dîner espagnol de Miquel Barceló offre une belle conclusion à ce parcours parmi des peintres connus et moins connus : sa matière épaisse qui prend la lumière, les couleurs de terre, les jaunes et les blancs font ressentir avec force ce qu’est avant tout ou après tout la nature morte : de la peinture.

  • Charisme

    les-hommes-du-president-affiche.jpg« Spielberg met ici en scène le prequel du « Watergate », dans un style d’un classicisme hollywoodien à la Pollack. C’est, d’une part, le récit palpitant d’un bras de fer entre le pouvoir exécutif et la presse. Et d’autre part, c’est la trajectoire d’une femme, que les circonstances conduisent à un choix douloureux : être fidèle à ses amis ou assumer sa responsabilité.

    Spielberg Pentagon-Papers.jpgPar leur charisme, l’ampleur de la carrière, l’amour du public, Meryl Streep et Tom Hanks sont les héritiers des grands acteurs de l’âge d’or hollywoodien, la Katharine Hepburn et le James Stewart de notre époque. Ils jouent à l’ancienne mais avec leur modernité et leur profondeur, ils emportent jusqu’à aujourd’hui toute une tradition, une expérience, un idéal qui vient de Capra et communiquent la nature de leur personnage, sans avoir recours aux mots. »

    Fernand Denis, "Pentagon Papers" : L'hommage de Spielberg au journalisme, La Libre Belgique, 24/1/2018