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  • Fragilité du vrai

    Pour la première fois, à l’invitation de l’UCLouvain, j’ai assisté jeudi dernier à la cérémonie annuelle de proclamation des Docteurs honoris causa 2022 – l’université la retransmettait en direct sur sa chaîne YouTube. Grâce à leur travail et leurs actions, Florence Aubenas (France), Michael E. Mann (Etats-Unis) et Chimamanda Ngozi Adichie (Nigéria / Etats-Unis) « s’obstinent à nous faire voir la réalité en face, qu’elle soit sociale, culturelle, raciale, du genre, judiciaire ou climatique » (UCL).

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    De droite à gauche : V. Blondel, Ch. N. Adichie, M. E. Mann, Fl. Aubenas
    (avec leur écharpe de l'UCLouvain) / 29/4/2022
    Doctorats honoris causa 2022 - La fragilité du vrai | UCLouvain

    Avant l’introduction du Professeur Vincent Blondel, le recteur actuel de l’Université catholique de Louvain, sur « La fragilité du vrai », le thème de cette année était particulièrement bien illustré sur scène par  un funambule, Maël Commard (Cirque des petites natures), qui est revenu danser et défier les lois de l’équilibre pour ouvrir chacune des parties de la soirée.

    « Le vrai est fragile » : le recteur a rappelé combien ce thème n’est pas seulement un sujet intellectuel mais un véritable enjeu à notre époque où l’on cherche des points d’équilibre pour dire le vrai dans tous les domaines, contre les fausses nouvelles et la désinformation (discours trompeurs d’un Trump, rachat de Twitter par l’homme le plus riche du monde pour une liberté d’expression sans limite, manipulation des élections…) Un enjeu scientifique et politique majeur.

    La recherche de la vérité, loin des affirmations péremptoires, se construit dans le temps, évolue, nécessite de confronter différents points de vue. Les trois personnalités honorées y sont pleinement engagées : Florence Aubenas par son journalisme d’investigation, qui prend le temps de regarder pour montrer la complexité d’un problème ; Michael Mann, climatologue et géophysicien, en contribuant « à la compréhension scientifique du changement climatique » ; Chimamanda Ngozi Adichie par ses écrits littéraires, son féminisme et son engagement dans les études africaines.

    C’est le rôle de l’université de dire le vrai et de rendre conscient de ce que le vrai « ne va pas de soi », à l’inverse de ce que déclarent « les conservateurs de la vérité ». Il faut « prendre soin du vrai. » Le discours de Vincent Blondel et ceux qui ont suivi peuvent être écoutés sur YouTube (la cérémonie commence à la 24e minute, l’introduction à 27:40). Après un mot des représentants des étudiants, le funambule est remonté sur son fil.

    Florence Aubenas a été présentée d’abord par différentes personnes dans une vidéo puis par ses « parrain » et « marraine ». Grégoire Lits a dit l’importance des journalistes professionnels, aujourd’hui devant trois défis : leur sécurité, leur indépendance, leur viabilité économique liée à celle de la presse. Marie-France Herent a rappelé le parcours de la journaliste et vanté ses qualités d’empathie et de partage.

    « Je reviens d’Ukraine » a répondu Florence Aubenas. Elle y a vu « une vraie guerre » d’un autre siècle (les tranchées, la boue, l’attente…) et rencontré des journalistes ukrainiens qui étaient incrédules avant l’invasion de leur pays. Née en Belgique, elle était heureuse d’y recevoir son premier diplôme universitaire. Après Le quai de Ouistreham, il faut décidément que je lise L’inconnu de la Poste.

    Michael E. Mann a été présenté en français et a répondu en anglais. Les rapports du GIEC sur le climat ont d’abord été contestés par ceux qui recourent aux conseils de communication pour semer le doute et défendre leurs intérêts. Il est légitime d’interroger ou de contester des résultats, mais quand les constats sur les dangers du réchauffement climatique se confirment, il est temps d’accepter l’information et la nécessité de changer les comportements. François Massonnet a lu un excellent pastiche à ce sujet de la fable de La Fontaine « Les animaux malades de la peste ».

    Quant à Chimamanda Ngozi Adichie, introduite sur un air de Nina Simone, elle a été présentée par deux marraines, en français et en anglais. Elles ont rendu hommage à son travail pour faire reconnaître les discriminations, à ses écrits qui portent témoignage, à cette voix qui ne parle pas seulement aux femmes, une voix « qui va rester », une voix « qui marque ». Dans sa réponse, l’écrivaine dont je vous ai déjà présenté plusieurs livres, a dit son rêve pour le monde, à l’instar de Martin Luther King, en répétant : « I dream of a world… »

    La conclusion fut estudiantine, avec la remise de trois calottes honorifiques de la part des cercles louvanistes. En plus des spectateurs dans la salle, quelque cent personnes suivaient en direct cette cérémonie intéressante et sympathique. Une expérience à renouveler.

  • Désertification

    Folon.png« Vous sentez qu’il y a une perte de sens ? – Oui, et la faute vient de la société. Réduire tout à l’économie, penser qu’il faut la nourrir, c’est une grande erreur. Montaigne disait: « L’homme est un corps, mais l’homme est aussi un esprit ». Si nous pensons seulement à nourrir le corps sans nourrir l’esprit, on va créer une société avec une désertification de l’esprit. Et cela signifie une société barbare, violente, fondée sur la haine et l’égoïsme brutal. Dire aux étudiants qu’ils doivent apprendre un métier pour gagner de l’argent, c’est réduire l’éducation à une mission misérable. C’est évidemment fondamental d’avoir un métier, mais ce n’est pas le but des études, c’est une conséquence. »

    Nathalie Bamps, Entretien avec Nuccio Ordine: "On ne crée pas des professionnels, mais des barbares assoiffés d'argent" (L’Echo, 6/2/2020).

    © Jean-Michel Folon

  • Cultiver l'inutile

    Quel bonheur d’écouter Nuccio Ordine ce samedi 8 février 2020 au micro de Pascale Seys ! Pendant des années, cette philosophe et chroniqueuse animait une excellente émission d’entretien à la radio, Le grand charivari. A présent, c’est dans La couleur des idées, chaque samedi de 11 à 12 heures sur Musiq3, qu’elle interroge « une personnalité du monde des idées et de la création qui fait l’actualité pour partager sa pensée et sa vision du monde ».

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    Nuccio Ordine, Angélique Kidjo, François Taddei, Dr Honoris Causa 2020 de l'UCLouvain (source)

    Nuccio Ordine a été récemment nommé Docteur Honoris Causa de l’UCLouvain. Grand défenseur de l’humanisme, ce professeur italien continue à attirer l’attention sur L’utilité de l’inutile. Il dénonce la dérive utilitariste qu’il constate dans l’enseignement, aussi bien à l’école qu’à l’université, censée « former des citoyens cultivés et libres ». Il donne l’exemple de Fabiola Gianotti, la directrice du Cern à Genève. « Elle a fait du grec et du latin, et dix ans de piano. Pour elle, c’est cette culture de base qui lui a permis d’être une bonne physicienne. »

    En même temps que lui, l’UCL a honoré la chanteuse et compositrice béninoise Angélique Kidjo qui « milite pour favoriser l'éducation des jeunes filles et femmes d'Afrique » – si vous avez suivi la cérémonie du centenaire de l’armistice de 1918 à Paris, vous vous souvenez certainement de son interprétation magnifique de « Blewu » (Doucement) – et aussi François Taddei, qui cherche au CRI à « développer une société où le partage, le mentorat et la coopération sont la norme et transforment l'apprentissage tout au long de la vie ».

    Ecoutons Ordine : « Souvent, je demande à mes étudiants : pourquoi vous êtes-vous inscrit à l’Université? Ils me répondent : pour obtenir un diplôme. J’essaye de leur faire comprendre qu’on ne vient pas à l’Université pour obtenir un diplôme. On s’inscrit à l’Université pour devenir meilleur. Hélas, aujourd’hui, on vit dans une société qui nous dit qu’étudier signifie apprendre un métier et gagner de l’argent. »

    Certains étudiants confondent l’amitié véritable, qui est rencontre, échange, présence à l’autre, bref, une relation personnelle, avec des clics et de nombreux amis sur les réseaux sociaux. Qui n’a jamais observé un petit groupe occupé à communiquer sur le téléphone au lieu de se parler entre eux ? « Le rôle d’un professeur est de changer la vie de ses étudiants. Un ordinateur ne changera jamais la vie de personne. Actuellement, on dépense beaucoup d’argent pour créer l’école digitale et, dans le même temps, on massacre les budgets pour la formation des professeurs. »

    J’ai été émue d’entendre l’invité lire la fameuse lettre de Camus à M. Germain, son instituteur, à qui il rend hommage dans Le premier homme. Cette lettre qu’il lui a envoyée après avoir reçu le Prix Nobel de Littérature y est d’ailleurs reprise à la fin du volume, j’ai omis de le signaler, ainsi que la réponse de Germain Louis à Camus, datée d’Alger, le 30 avril 1959, et qui commence par ces mots « Mon cher petit ».

    Ordine m’a également touchée en évoquant ses deux maîtres et amis, George Steiner qui vient de décéder, et Umberto Eco qui savait toujours faire rire en glissant une blague même dans les conversations les plus sérieuses. L’émission devrait pouvoir être bientôt réécoutée en ligne. Elle nourrit ma réflexion sur l’importance de toutes ces choses inutiles comme la littérature, la musique, l’art, et de la transmission, que beaucoup aujourd’hui ressentent comme fragilisée.

    Nuccio Ordine a publié l’an dernier Les Hommes ne sont pas des îles, dans le prolongement d’Une année avec les classiques (2015), une « petite bibliothèque idéale pour nous accompagner dans un voyage fascinant à travers la littérature et la philosophie. » Professeur à l’Université de Calabre, ce grand défenseur des études dans le but d’apprendre, de comprendre et de découvrir a repris à son compte les propos de Victor Hugo réclamant plus de fonds destinés au savoir et à l’éducation des jeunes, surtout en période de crise (lire ici sa conférence à Louvain-la-Neuve, riche en citations).

    Au micro de Pascale Seys, il ajoutait : « Aujourd’hui, toute la politique est basée sur l’égoïsme. Trump, Bolsonaro et Salvini disent tous la même chose : mon pays d’abord, ce qui arrive aux autres n’est pas important. Or, les classiques nous enseignent exactement le contraire. Le sens de la solidarité est décisif. Le futur de l’humanité n’est pas possible sans le bien commun. » A méditer aussi en Belgique, où l’on attend toujours la formation d’un gouvernement fédéral.