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Utilité de l'inutile

Voici un livre à offrir, à s’offrir, à faire lire : L’utilité de l’inutile (2013), le « Manifeste » de Nuccio Ordine, professeur d’université, réédité par Les Belles Lettres en 2014 (traduit de l’italien par Luc Hersant, nouvelle édition augmentée, 11 €). Pour expliciter son titre, l’essayiste définit le terme « utile » non comme on l’entend souvent à notre époque « utilitaire », mais dans son acception humaniste : « tout ce qui nous aide à devenir meilleurs ».

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C’est en ce sens que les savoirs, en particulier certains savoirs qui sont « par nature gratuits, désintéressés », forment l’esprit et contribuent à la civilisation. « Mais la logique du profit mine, en leurs fondements mêmes, ces institutions (écoles, universités, centres de recherche, laboratoires, musées, bibliothèques, archives) et ces disciplines (humanistes et scientifiques) dont la valeur ne devrait résider que dans le savoir pour le savoir, indépendamment de toute capacité de produire des rendements immédiats et pratiques. »

Pour Ordine, tout n’est pas permis même en temps de crise économique « où l’obsession budgétaire (…) constitue l’unique thème à l’ordre du jour. » Il souligne les effets pervers des mesures d’austérité qui affaiblissent les classes moyennes, sans s’attaquer à la corruption galopante ni aux rémunérations fabuleuses. Il serait stupide de ne pas s’attaquer aux déficits, mais on ne peut détruire systématiquement « toute forme d’humanité et de solidarité ». A force de ne plus voir le monde que comme un marché, on risque de voir disparaître progressivement « toute forme de respect envers les personnes. »

Après cette introduction sur les principes, l’essai se décline en trois parties, auxquelles l’auteur a joint un petit essai qu’on lui a signalé après coup : De l’utilité du savoir inutile (1939) d’Abraham Flexner, un pédagogue américain. Je ne sais si je résisterai à l’envie de vous en recopier les premiers paragraphes qu’on croirait écrits exactement pour notre temps. J’y reviendrai.

Notre besoin de l’inutile, Ionesco l’a exprimé ainsi : « La poésie, le besoin d’imaginer, de créer, est aussi fondamental que celui de respirer. Respirer, c’est vivre, et non pas s’évader de la vie. » (Notes et contre-notes) L’art est si indispensable que, paradoxalement, les barbares et les fanatiques s’acharnent « non pas seulement sur les êtres humains, mais aussi contre les bibliothèques et les œuvres d’art, contre les monuments et les chefs-d’œuvre. »

La littérature se révèle comme un antidote à la « barbarie de l’utilité », en prenant appui sur la gratuité et le désintéressement, « ces deux valeurs aujourd’hui jugées intempestives et démodées ». Nuccio Ordine a eu la bonne idée de laisser démontrer « l’utile inutilité de la littérature » par les écrivains et les philosophes eux-mêmes, plus d’une vingtaine, de toutes les époques et dans toutes les langues, qu’il convoque tour à tour et cite abondamment. Déjà Aristote définissait la liberté de philosopher par  le « refus d’être l’esclave de l’utile ».

Puis l’essai dénonce la situation actuelle de l’« université-entreprise » et de ses « étudiants-clients ». Il constate le désengagement des Etats européens par rapport aux universités – pour réduire les coûts, on abaisse le niveau d’exigence, on diplôme davantage « dans les délais ». Par ailleurs, la disparition des filières liées aux langues classiques se profile et « dans les quelques décennies à venir, quand on verra partir à la retraite les derniers philologues, les derniers paléographes et les derniers spécialistes des langues du passé, il faudra fermer les bibliothèques et les musées, et même renoncer aux fouilles archéologiques et à la reconstitution des textes et des documents. »

La lecture d’extraits dans les anthologies et non des œuvres intégrales, l’enseignement sans passion pour la connaissance ni vocation pour la transmettre, réduit à des routines et des objectifs « simplement utilitaires », la fermeture de bibliothèques menacées par une logique marchande, ce sont d’autres exemples de cet abandon de l’inutile pourtant utile, contre lesquels l’auteur s’insurge.

Il faut donc combattre cette dérive utilitariste, qui n’épargne pas les sciences. Là aussi, Ordine le montre, la recherche apparemment « inutile » peut se révéler utile a posteriori, c’est pourquoi il appelle à préserver la recherche fondamentale. « Car saboter la culture et l’instruction, c’est saboter le futur de l’humanité ». Pour conclure la deuxième partie de son essai, l’auteur cite une phrase lue dans une bibliothèque de manuscrits au cœur d’une oasis saharienne : « La connaissance est une richesse qu’on peut donner sans s’appauvrir. »

« Posséder tue : dignitas hominis, amour, vérité », c’est le troisième thème de L’utilité de l’inutile. Nuccio Ordine y donne la parole aux classiques qui, comme Montaigne (« C’est le jouir, non le posséder, qui nous rend heureux »), dénoncent l’illusion de la richesse et la prostitution de la sagesse pour définir la dignité humaine. L’amour ne se confond pas avec la possession, il se donne. La vérité ne se possède pas, elle se cherche. Au nom de la vérité absolue, que de violences, que de souffrances infligées aux autres ! « En effet, celui qui est sûr de détenir la vérité n’a plus besoin de la chercher, il ne ressent plus la nécessité de dialoguer, d’écouter l’autre, de se confronter authentiquement à la variété du multiple. Seul celui qui aime la vérité peut la rechercher constamment. »

L’utilité de l’inutile est un livre qui donne envie de lire plus avant – sa bibliographie compte près de trente pages. Dans la foulée de son succès international (l’essai est traduit en dix-huit langues), Nuccio Ordine a publié en 2015 Une année avec les Classiques, « une petite bibliothèque idéale ». Je ne sais plus quel blog a attiré mon attention sur le Manifeste de Nuccio Ordine, merci en tout cas de me l’avoir fait connaître.

Commentaires

  • Excellent article sur un livre passionnant que j' ai à mon chevet et dont je comptais publier un extrait sur mon blog.
    Ah, la limite de l' utile et le caractère vital du superflu avec Georges Bataille!

  • Merci, Versus. Je relirai avec plaisir un extrait d'Ordine, voire plus, sur votre blog.

  • La gravité du moment incite aux réflexions fondamentales sur l’évolution humaine dans sa situation actuelle, résultat de son développement exponentiel. … Nous sommes peut-être au bout de l’aventure humaine par saturation de l’espace, si on en croit les prévisionnistes les plus sérieux. …
    Dans cette nécessité de s’entendre pour organiser ce futur, l’utilité de l’inutile sous sa forme contradictoire met en valeur des actions de fond qui élèvent le comportement humain au-dessus d’un utilitaire devenu primordial. …
    Ordine veut réveiller un « bon sens du cœur » qui est étouffé par un individualisme exacerbé et un « esclavagisme » des médias qui font leur « choux gras » de tout ce qui peut augmenter leur approche médiatique, sans se préoccuper des effets néfastes de leur action. …
    Au lieu de calmer les esprits, ils sur dimensionnent l’événement et font le jeu de ceux qui en tirent profit. … Cent trente morts d’innocents, c’est monstrueux, mais faut-il pour cela paralyser une partie des populations occidentales et créer l’état de psychose recherché par notre adversaire ?
    Le travail de Tania synthétisent bien le problème, et il est important que chacun le lise attentivement pour en méditer. …

  • L'essai de Nuccio Ordine s'inscrit pleinement dans cette réflexion sur nos valeurs fondamentales - à préserver sur une planète où l'on puisse respirer, en effet, dans tous les sens du terme.

  • Notre société ne veut que de l'utile-directement utile, on le voit chez nos "décideurs" mais aussi dans le grand public. Je le constate tout le temps chez les élèves. Et leurs parents les y encouragent.
    Aujourd'hui encore, une élève de dernière année me disait qu'elle ne s'occupait plus que des matières "utiles" pour son avenir, les maths et les sciences (elle veut devenir médecin). Ses parents approuvent.
    C'est un exemple parmi des tas d'autres.

  • C'est pourquoi les autres matières enseignées sont si utiles ! Tôt ou tard, cette logique qui ne vise que le "profitable" finira par montrer ses limites, il me semble que chacun en fait l'expérience, non ?

  • Effectivement, cet essai est au coeur du problème! Notre société est en train de saper toutes les fondations de la culture, de l'art, de la littérature, au nom de l'utile dans son sens de "utilitaire"! Ce que dit Adrienne est fort triste.

  • Dans un monde où la superficialité bat son plein, la connaissance est plus que jamais nécessaire et la partager c'est encore mieux.
    "La connaissance c'est le savoir être et non pas savoir avoir".
    Je ne sais plus qui a trouvé cette formulation mais j'en ai fait un des principes de ma propre philosophie.
    "Posséder tue" . En effet l'immodestie et l'agressivité sont les premiers symptômes d'une maladie qui prend ses racines dans la superficialité. Moins on en sait et moins on comprend et plus on affirme avec force et brutalité.
    Il y a autant de procureurs, autant de pseudo-spécialistes qu'il y a d'habitants qui appuient leurs pauvres pseudo-argumentations sur les témoignages ou les articles qui les arrangent. Les journalistes nous montrent d'ailleurs souvent le chemin à suivre.

    Il suffit de faire un tour sur certains forums pour se rendre compte à quel point l'abrutissement de masse est important et l'agressivité impressionnante.
    Ce n'est pas spécialement Internet qui a créé cela mais il l'a révélé. Cachés derrière leur pseudo certains déversent leur fiel avec constance et brutalité. Affirmer son savoir est plus important que de chercher à se remettre en cause en écoutant l'autre.

    Je cours acheter ce livre . Merci beaucoup Tania

  • Réflexion cruciale à avoir de nos jours où l'on se sent un dinosaure en essayant d'aller à contre-courant. C'est un essai qui n'a pas l'air difficile à lire ? (je veux dire pas un langage de spécialiste trop abscons).

  • @ Claudialucia : Dans tant de domaines, on a l'impression de voir privilégier des objectifs à court terme - espérons que l'Europe se ressaisisse. (Et croyez bien que je ne suis pas heureuse de voir le prix Fossile attribué à mon pays où les querelles politiciennes nuisent aux engagements efficaces.)

    @ Gérard : Nous sommes tous témoins de ce que vous décrivez et au nom de la si précieuse liberté d'expression, que de déversements bilieux !
    Vous serez en bonne compagnie avec Ordine. Bonne lecture, Gérard.

    @ Aifelle : C'est l'essai d'un érudit, mais écrit en langue claire - de quoi se sentir moins seules ;-)

  • je suis passée à côté de ce livre mais je vais me rattraper
    C'est un intellectuel que j'aime beaucoup car il est l'éditeur aux Belles Lettres de Giordano Bruno qui est quelqu'un qui m'intéresse beaucoup
    je vais me faire un petit noël en avance

  • En effet, il a aussi publié plusieurs livres sur Giordano Bruno et sur la Renaissance. Bonne lecture, Dominique. J'ai trouvé ce livre en bibliothèque mais je lui réserve une place chez moi.

  • Merci infiniment de me faire découvrir ce livre...qui semble très utile à toute personne affligée par la décadence de la culture et de la spiritualité. Je vais me le procurer au plus vite.

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