Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Notre époque

ordine,nuccio,l'utilité de l'inutile,essai,littérature italienne,savoirs,enseignement,université,littérature,langues anciennes,science,abraham flexner,culture« N’est-il pas curieux que dans un monde pétri de haines insensées qui menacent la civilisation elle-même, des hommes et des femmes de tout âge, s’arrachant en partie ou totalement au furieux tumulte de la vie quotidienne, choisissent de cultiver la beauté, d’accroître le savoir, de soigner les maladies et d’apaiser les souffrances, comme si, au même moment, des fanatiques ne se vouaient pas au contraire à répandre la douleur, la laideur et la souffrance ? Le monde a toujours été un lieu de misère et de confusion ; or les poètes, les artistes et les scientifiques ignorent les facteurs qui auraient sur eux, s’ils y prenaient garde, un effet paralysant. D’un point de vue pratique, la vie intellectuelle et spirituelle est, en surface, une forme d’activité inutile, que les hommes apprécient parce qu’ils y trouvent plus de satisfactions qu’ils n’en peuvent obtenir ailleurs. On se demandera ici dans quelle mesure la poursuite de ces satisfactions inutiles s’avère en réalité, contre toute attente, la source dont procède une utilité insoupçonnée.

On entend répéter ad nauseam que notre époque, trop matérialiste, devrait veiller à une meilleure répartition des chances et des biens matériels. La révolte justifiée de ceux que le hasard seul a privés de ces chances et de ces biens matériels détourne ainsi un nombre croissant d’étudiants des études que leurs pères ont poursuivies, au profit de l’étude non moins essentielle et urgente des problèmes sociaux, économiques et gouvernementaux. Cette tendance ne me contrarie en rien. Le monde où nous vivons est le seul dont nos sens puissent nous rendre compte. Si l’on n’en fait pas un monde meilleur, un monde plus juste, alors des millions d’humains continueront d’avancer vers leur tombe, silencieux, amers et affligés. J’ai longtemps regretté que nos écoles ne tiennent pas suffisamment compte du monde réel, celui où leurs élèves sont voués à passer leur vie. Or, il m’arrive de me demander si la tendance ne s’est pas inversée, et si l’on peut encore espérer s’épanouir dans un monde dépouillé de certaines choses « inutiles » qui lui donnent une portée spirituelle ; si, en d’autres termes, notre conception de l’utile n’est pas devenue trop étroite pour s’accorder aux facultés capricieuses et vagabondes de l’esprit humain. »

Abraham Flexner, De l’utilité du savoir inutile, Harper’s Magazine, octobre 1939 (traduit par Patrick Hersant) in Nuccio Ordine, L’utilité de l’inutile, Manifeste, 2014.

Commentaires

  • Autant de phrases, autant d'interrogations. "Joindre l'utile à l'agréable" voilà ce que m'ont enseigné mes grands-parents. Apprendre en se distrayant, en rêvant, en cherchant des explications sans préjugés à notre condition d'humains.
    Mes parents n'étaient pas riches mais "propres" au sens comme au figuré .
    J'avais une ambition dans la vie: ne jamais être riche, ne jamais posséder de biens matériels à part l'essentiel, ne jamais courir après la dernière nouveauté, ne pas suivre les modes qui ne sont faites que pour se démoder, vivre loin de toute compétition, de tout sentiment de haine, de toute agitation stérile, de toute jalousie.
    Et bien de ce point de vue je l'ai réussie même si aux yeux de certains ma vie peut paraître "inutile", "sans ambition matérielle", etc...tout ce que la société du paraître et du posséder nous impose de vivre tous les jours.
    Je n'ai pas eu le temps d'acheter cet ouvrage mais je sens qu'il me passionne de plus en plus.
    Merci beaucoup Tania

  • une conception de l'utile devenue trop étroite et l'effet paralysant des laideurs de ce monde, oui oui...

  • @ Gérard : Vous faites là un beau bilan de votre parcours, Gérard, merci de rappeler ici ces valeurs qui relèvent de l'être et non de l'apparaître. La dérive utilitariste me paraît liée au mercantilisme effréné de notre temps qui a contaminé les sphères dites "non marchandes" (et même notre vocabulaire).

    @ Adrienne : C'est pourquoi il est si important, comme l'écrivait déjà Flexner, "de cultiver la beauté, d’accroître le savoir, de soigner les maladies et d’apaiser les souffrances".

  • je l'ai commandé illico sur le site des belles lettres, je me dis que j'ai bien le droit de m'offrir un petit noël en avance non ?

  • J'ignorais que MA l'avait déjà lu, donc, et c'est si heureux, je vais pouvoir le lire vite.
    Merci Tania, bonne soirée.

  • Ce long article, cependant utile et justifié, critique notre époque qui est dangereusement grave, hypothéquant l’avenir de nos descendants, enfants et petits-enfants. …

    La cause fondamentale de cette situation est à rechercher dans un réflexe d’amour parental de la génération (la mienne) précédant les « golden sixties ». ... Elle a voulu donner à ses enfants et petits-enfants une vie meilleure que celle qu’ils ont subie dans l’atrocité de deux guerres provoquant une centaine de millions de tués innocents. …

    Comme dans toutes les époques, des idéalistes scientifiques, philosophiques ou autres sortent du rang de ceux qui se sont laissés aller à la facilité et au confort . … Il est urgent que nous nous inspirions de leur exemple. ...

    Il est important que les récents événements réveillent une apathie dangereuse qui s’est installée dans notre société occidentale et que nous écoutions les sages de toutes convictions. …

    Les défis sont énormes et apparemment difficile à relever. … Aussi devrons-nous soutenir et promouvoir toutes actions comme celles que Tania expose dans ses publications en mettant en exergue « l’utilité de l’inutile » qui est nécessaire pour changer le cœur humain. …

    L’exemple de la philosophie de Gérard qui pratique une existence équilibrée et sage est à mettre en valeur, surtout dans le contexte actuel. …

  • Merci Doulidelle mais ça n'a pas toujours été simple car on a quelquefois du mal à résister au "formatage" quotidien.
    Comment faire par exemple pour expliquer à un enfant qu'il n'aura pas le tee-shirt d'une grande marque alors que tous ses copains en portent? Les exemples sont si nombreux, vous l'imaginez bien.
    Ce n'est pas facile d'être à l'écart d'un monde qui fait tout pour paraître séduisant mais qui en réalité n'engendre que la frustration.
    Je ne suis pas spécialement matérialiste mais je passe pourtant mon temps à tout réparer de la cave au grenier mais pour les autres, pour ceux qui n'ont pas les moyens financiers de préférence( j'ai horreur du gaspillage) .
    Or on n'est jamais frustrés quand on va vers les autres sans arrière-pensée, quand on aide, quand on partage...on est même comblés! C'est une des clés du bonheur.
    Ma mère disait souvent "quand on n'a pas on donne" . J'ai mis du temps à comprendre ce qu'elle voulait dire mais depuis que j'ai décodé le message je la remercie tous les jours.
    Bien entendu ma vie n'a pas été un long fleuve tranquille et ce bonheur a souvent été mis à mal par des drames.
    Les choses "inutiles" m'ont beaucoup aidé à tenir : les livres, les discussions, la musique, le dessin , la peinture , les balades etc... Sans compter l'humour et l'auto dérision. Ce n'est pas aimer moins et oublier celles et ceux qui ont disparu que de rire, au contraire, c'est les associer à ce que nous vivons, c'est vivre pour plusieurs à la fois.
    J'ai une attirance particulière pour la mer déchaînée, le vent qui souffle fort, la lune et les étoiles par une nuit sans nuage. Ca me rassure et je me sens vivre intensément. Nous faisons partie d'un monde à la fois merveilleux et inquiétant qui est toujours à découvrir.
    J'aime beaucoup le blog de Tania car ma formation plutôt scientifique a occulté longtemps un des aspects les plus importants de nos apprentissages : notre langue par laquelle nous pouvons exprimer nos sentiments, nos émotions, nos réflexions et qui nous permet d'échanger, de donner, de recevoir , en un mot d'être des êtres humains , ces animaux un peu particuliers qui ont parfois tendance à se prendre pour le nombril du monde.

  • @ Colo : Ah, très bien, j'espère que ce livre lui a plu aussi.

    @ Doulidelle : Un texte (l'extrait) écrit en 1939, tu l'as vu ? Si actuel ! Espérons qu'un nouveau conflit mondial ne se déclare pas, comme certains le craignent.

    @ Gérard : Je reprends vos phrases, si justes : "Sans compter l'humour et l'auto dérision. Ce n'est pas aimer moins et oublier celles et ceux qui ont disparu que de rire, au contraire, c'est les associer à ce que nous vivons, c'est vivre pour plusieurs à la fois."

Écrire un commentaire

Optionnel