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christianisme

  • Meur & Mendelssohn

    Vous vous souvenez peut-être de cette maison polonaise qui raconte son histoire dans Les Vivants et les Ombres ? Diane Meur, toujours curieuse des histoires de famille, se penche dans La carte des Mendelssohn sur la personnalité d’Abraham Mendelssohn. Qui était-il ? Son père, Moses Mendelssohn, est un illustre philosophe des Lumières – le « Socrate allemand » a servi de modèle à G. E. Lessing pour sa fameuse pièce Nathan le sage – et son fils, Felix Mendelssohn, est un non moins illustre compositeur. Aussi Abraham, à l’identité flottante, connu surtout comme le fils de son père et le père de son fils, pouvait-il devenir un « merveilleux sujet de roman ».

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    Ce n’est ni une biographie ni un essai : La carte des Mendelssohn est un roman dont cette famille est le thème conducteur, ou plus exactement les recherches de Diane Meur sur les descendants de Moses Mendelssohn. L’idée en est venue à la romancière, que la relation père-fils intéresse beaucoup, après un séjour à Berlin, ville où Abraham Mendelssohn est né et décédé.

    « Seules les vies ont un commencement, et encore. » L’embryon d’arbre généalogique inséré au début du livre (emprunté à Sébastian Hensel, auteur de Die Familie Mendelssohn en 1879) aligne sous les prénoms des enfants de Moses Mendelssohn & Fromet Gugenheim ceux de leurs petits-enfants et de leurs arrière-petits-enfants à la ligne suivante. Diane Meur ira jusqu’à la huitième génération, mais sans résumer pour autant la vie des uns et des autres, pas du tout.

    « Seules les histoires ont un commencement, et encore. » Avec un bagout déconcertant (un peu contaminée par ma lecture, je souris de l’adjectif qui me vient sous les doigts), la romancière et narratrice nous plonge dans le déroulement de ses investigations, y mêle des éléments de sa propre existence, note une discordance de dates, observe une carte postale, parle de ses activités en cours – Diane Meur est aussi traductrice (de l’allemand) –, remonte au siècle des Lumières, caresse le projet d’écrire un roman « sur le vide et les filiations ».

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    Un détail de la carte (courtoisie Sabine Wiespieser Editeur)

    « Seules les idées ont un commencement, et encore. » A Berlin, elle fréquente évidemment la StaBi, comme on appelle familièrement la Staatsbibliothek, qui détient l’essentiel des archives Mendelssohn. Alors qu’elle s’est déjà rendue plusieurs fois à l’ambassade de Belgique, Jägerstrasse 52-53, elle y va un jour par l’autre côté et découvre une plaque au 51 : « Mendelssohn-Remise ».

    Dans ce petit musée, « l’ancienne remise à attelages de l’hôtel particulier où avait vécu et travaillé le banquier Joseph, frère d’Abraham », on vend un gros livre sur la famille Mendelssohn, un autre, de T. Lackmann, sur Abraham Mendelssohn – et Diane Meur de s’interroger sur la pertinence de son projet. Néanmoins, de retour à Paris, elle commence à s’occuper vraiment des Mendelssohn et « ce fragile projet auquel (elle n’était) même pas sûre de tenir, ce petit filet d’eau qui se refusait à grossir depuis cinq ou six ans, s’est soudain élargi en rivière. »

    « Et j’ai compris que ce fleuve en train de se répandre en un immense delta était gros de toute ma nostalgie de Berlin où j’avais voulu vivre une autre vie, sans jamais réussir à être vraiment là ; de toutes mes occasions manquées, de toutes mes affections perdues, de tout ce qu’il m’était jamais arrivé de laisser derrière moi ou d’échouer à retenir. De tout ce qui passe, s’enfuit, se dilue ou se disperse sur la face du monde – et cela fait beaucoup. » (C’est le dernier paragraphe du premier chapitre, page 25 d’un roman qui en compte 461, et 7 pages d’index des personnes).

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    L'entrée de la Maison Mendelssohn à la Jagerstrasse (Berlin) Source : Johannes Glintschert (2009)

    N’ayez pas peur de la quantité de noms et de pages, le « Mendelssohn-Komplex » de Diane Meur a sans doute quelque chose à voir avec La Vie mode d’emploi de Georges Perec, un écrivain qu’elle cite à plusieurs reprises et avec qui elle a des affinités certaines. Ce n’est pas un inventaire, ce serait plutôt un immense éventail avec des secrets dans ses plis qu’elle débusque ici ou là.

    En chemin, que de thèmes abordés : le judaïsme et le christianisme – de nombreuses conversions ; l’histoire des juifs en Europe, en Allemagne, et de l’antisémitisme ; des unions et des désunions ; des lectures diverses ; le choix d’un patronyme ou d’un prénom – Mendelssohn, Bartholdy, Enole… ; des lieux visités ; des correspondances ; des rencontres.

    Et pourquoi ce titre, La carte des Mendelssohn ? A mi-parcours, le chapitre 14 (sur 28) raconte l’émergence, au fil des recherches sur internet et en bibliothèque, d’un relevé des noms, des dates, des liens, sur de grands cartons de bristol où elle place des étiquettes repositionnables en fonction de l’avancement de ses travaux : « le monstre », « le tableau de chasse », comme l’appelleront ses enfants, va prendre de plus en plus de place sur la table de la salle à manger d’où il finira par déborder.

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    © Diane Meur pour la carte © Henri Desbois pour les photographies (Courtoisie Sabine Wespieser Editeur)

    Comment l’organiser ? Bien sûr par génération, mais Diane Meur instaure aussi des codes couleurs en fonction de la religion, du métier, et voit émerger des zones, des blocs, ce n’est pas du temps perdu. Elle organisera même une « fête de la carte » où elle s’entendra dire, à sa grande surprise, que « cette carte (lui) ressemble ». La manière dont elle agence la carte en pratique et construit du même coup La carte des Mendelssohn est un « tour de force », comme l’écrit l’éditrice. La narration est fluide, le style de connivence avec le lecteur (la lectrice en l’occurrence) tout au long du texte.

    Si vous acceptez de vous perdre en route, si vous êtes curieux de ce qui se présente à vous par hasard ou parce que vous l’avez bien cherché, si l’histoire, la philosophie, la musique vous intéressent (saviez-vous que Fanny, la sœur de Felix Mendelssohn était aussi compositrice et excellente pianiste ?), en bref, si vous aimez la littérature, alors « ce roman en spirale qui raconte sa propre histoire » est pour vous et vous vous réjouirez avec Diane Meur quand elle constate ceci : « L’histoire d’une famille ne m’intéresse que si elle devient l’histoire du monde, et c’est de plus en plus le cas. »

  • Douce lumière

    « Tu aimais lorsque j’allumais la lampe. Douce lumière, et toi, mon aimée ma douce, murmurais-tu à voix basse comme si tu craignais que ta respiration n’éteigne cette lueur.
      Et tu aimais le moment où je soufflais la flamme avant de me couler contre toi. »

    Claude Pujade-Renaud, Dans l’ombre de la lumière 

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  • Si je t'aime

    Elissa raconte : « J’étendais la lessive sur la haie entre notre jardin et celui de la voisine. Bavarde, comme d’habitude, tenant la chronique du quartier. » Cette première phrase résume bien le point de vue de Claude Pujade-Renaud : rapporter la vie familière d’Elissa, compagne pendant quinze ans de saint Augustin, qu’elle nomme Augustinus ou plus souvent encore, « l’évêque d’Hippo Regius », qui l’a aimée pendant près de quinze ans puis répudiée en vue d’un riche mariage. 

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    Leonard Limosin, Didon (émail peint sur cuivre)

    Dans l’ombre de la lumière n’a rien d’une biographie, c’est un roman où les relations entre hommes et femmes se mêlent à l’affrontement, en cette fin de l’antiquité, entre christianisme et manichéisme dans le nord de l’Afrique. D’où ce beau titre – la lumière et l’ombre, le bien et le mal, division manichéenne du monde qui influence aussi la manière de s’alimenter.

    C’est par sa voisine qu’Elissa apprend le séjour prochain d’Augustinus à Carthage durant l’été, pour y prêcher – « Tout feu tout flamme, très persuasif , à ce qu’on m’a dit. » Fébrile, elle prétexte une livraison urgente pour cacher son trouble. Elissa travaille pour le potier Marcellus et doit justement se rendre dans une villa romaine où une mosaïque, à l’entrée, représente « Didon se jetant dans les flammes », or son prénom est « la forme grecque d’Elishat, le nom phénicien de Didon. (…) Didon la fondatrice de Carthage. Didon, l’abandonnée. Comme moi. »

    Lorsqu’elle est revenue seule d’Italie, sans son homme, sans son fils, Elissa a été recueillie chez sa sœur Faonia et son mari. Païens, ils sont les seuls à savoir qu’elle n’a pas renié le manichéisme, contrairement à Augustinus qui partageait autrefois sa croyance. Faonia qui n’a pas pu avoir d’enfant adorait son neveu Adeodatus. Elissa sympathise avec de nouveaux clients de son beau-frère, Victoria et Silvanus, des chrétiens. Une chute de cheval a laissé Silvanus paralysé du bassin et des jambes, une épreuve pour ce couple dans la trentaine, qui laisse Elissa songeuse : « J’avais trente-deux ans lorsque Augustinus m’a rejetée. Depuis, je n’ai plus jamais fait l’amour. »

    Silvanus est copiste : il reporte sur papyrus ou parchemin des discours notés au vol par des secrétaires sur des tablettes de cire qu’il lui faut déchiffrer et comparer, un long travail. Le parfum de l’huile, l’odeur des parchemins rappellent à Elissa les rouleaux accumulés dans la « bibliothèque » d’Augustinus, sa fierté. Ils s’étaient rencontrés lors de sa deuxième année d’études à Carthage, à l’époque elle faisait le ménage chez de riches Romains. Près d’une chapelle, un soir de septembre, l’étudiant s’était assis à la place d’où elle avait l’habitude de contempler la mer, du haut d’un à-pic, dos à la ville. Ils n’avaient pas encore dix-huit ans.

    Dès le début, il lui a parlé de Monnica, sa mère, qui espère avant tout qu’il « devienne un bon catholique ». Treize ans plus tard, ils l’avaient laissée derrière eux pour partir tous les trois en Italie, Augustinus, Adeodatus et elle. « Je songe à ces trois femmes sur ce rivage de Carthage : Didon, Monnica, Elissa. Trois femmes pleurant la perte de l’homme aimé. »

    Evocation des beaux jours, des heures amoureuses, des discussions entre amis du temps où Augustinus critiquait l’Ancien Testament « rédigé dans un latin exécrable ». Etudiant brillant, il était connu pour ses discours remarquables. Quand il était précipitamment rentré à Thagaste où son père mourait, Elissa était enceinte, sans qu’il le sache. Elle savait depuis le début qu’il ne serait pas question de mariage entre « un homme comme lui » et « une fille de basse extraction », Monnica étant dévorée d’ambition pour son fils préféré. Mais elle espérait le voir revenir.

    Son amant lui était revenu, s’était réjoui de l’enfant à naître. Ils avaient loué une petite maison avec un jardin minuscule et vu grandir Adeodatus : son père lui avait appris à lire, Elissa avait suivi les leçons en même temps. Sa sœur gardait l’enfant pour leur permettre d’aller au théâtre, qui passionnait alors Augustinus.

    Elissa se rend à la basilique où l’évêque d’Hippone attire la grande foule, elle observe comme il a changé physiquement, le dévisage puis retrouve sa voix, « ce timbre, grave et suave » et c’est « merveilleux et intolérable ». Elle fuit par une porte latérale. Quand Victoria lui demande si elle pourrait passer de temps en temps l’après-midi près de Silvanus, pour qu’elle puisse aller chez sa sœur, Elissa accepte, pour retrouver l’odeur aimée du vélin.

    A quarante-trois ans, l’âge d’Augustin à deux mois près, Elissa est furieuse de l’entendre condamner les jouissances terrestres au profit de l’amour de Dieu qui n’a rien de commun avec l’amour humain. Lui, l’étudiant avide de sexe, est à présent si différent. Quand son départ est annoncé, elle ne peut s’empêcher de se souvenir de la route qu’ils ont faite ensemble vingt-quatre ans plus tôt, avec leur fils, pour rentrer à Thagaste, chez Monnica, où Adeodatus s’était si bien entendu avec la chienne Tigris, ils s’adoraient.

    Dans l’ombre de la lumière est un voyage incessant entre passé et présent, souvenirs et vie quotidienne, réflexion et sensations : « Parfois je ne sais plus si je t’aime. Ou si je m’aime moi t’aimant. » (Cette phrase occupe seule toute une page.) Le roman, qui oscille entre regard amoureux et ressentiment, évoque Augustin en creux, à travers ce que les autres pensent et disent de lui, en particulier Silvanus, ébloui par ses textes et ses Confessions, et bien sûr, Elissa, qui voit en lui l’homme plus que le grand homme (à sa manière de s’asseoir, elle devine qu’il souffre encore d’hémorroïdes – les détails triviaux ne manquent pas).

    Tantôt documentaire, tantôt lyrique, parfois lourd (pourquoi avoir gardé tous les prénoms latins en -us alors que le récit opte pour une approche et une langue familières ?), le roman se perd un peu entre ses diverses strates. Pour Elissa, la figure centrale de ce récit, la concubine évoquée en quelques lignes dans les Confessions, Claude Pujade-Renaud a imaginé « un tout autre itinéraire » en laissant revenir à elle, même si elle n’en a pris conscience qu’après coup, certains traits du caractère de sa mère et aussi les paysages lumineux de sa Tunisie natale.

  • Vanité

    « O Vanité des vanités, mais vanité plus insensée encore que vaine! Les murs de l'église sont étincelants de richesse et les pauvres sont dans le dénûment; ses pierres sont couvertes de dorures et ses enfants sont privés de vêtements; on fait servir le bien des pauvres à des embellissements qui charment les regards des riches. Les amateurs trouvent à l'église de quoi satisfaire leur curiosité, et les pauvres n'y trouvent point de quoi sustenter leur misère. »  

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    « Enfin quel rapport peut-il y avoir entre toutes ces choses et des pauvres, des moines ; des hommes spirituels? Il est vrai qu'on peut, au vers que j'ai cité plus haut, répondre par ce verset du Prophète : « Seigneur, j'ai aimé les beautés de votre maison et le lieu où habite votre gloire (Ps. XXV, 8). » Je veux bien le dire avec vous, mais à condition que toutes ces choses resteront dans l'église où elles ne peuvent point faire de mal aux âmes simples et dévotes, si elles en font aux cœurs vains et cupides. »

     

    Saint Bernard de Clairvaux, Apologie de Saint Bernard adressée à Guillaume, abbé de Saint-Thierry (Chapitre XII, 28)

     

  • Abbaye du Thoronet

    La première impression, c’est la douceur de la pierre blonde. Une fois la voiture garée de l’autre côté de la route, à l’ombre, on traverse et sous les chênes verts, on emprunte une large allée aux pierres irrégulières qui mène au portail, sous l’arrondi d’une échauguette, à l’entrée du site. Pour nous accueillir, deux personnes derrière le comptoir, et puis la présence mouchetée, mordorée, ronronnante d’un chat familier. Il répond au bonjour en frottant sa petite tête dure contre un des sacs à dos déposés là sur le sol, qu’il pétrit avec euphorie. 

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    Bien sûr, nous ne sommes pas venus visiter un chat mais découvrir, à la saison des yuccas en fleurs, encouragés par une amie chère désormais incapable de voyager, l’abbaye du Thoronet. Ses vieilles pierres vivent de la lumière du Midi. Fermes sous nos pieds, elles vibrent dans le regard qui longe les murs, s’élève, s’abaisse, anticipe – arbres et pierres, ciel et eau forment ici des lignes de force. Des marches s’allongent vers le clocher, mais le parcours commence sur le côté gauche, où une conférencière des monuments nationaux est déjà lancée dans une introduction passionnée à la plus ancienne des abbayes cisterciennes de Provence. 

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    Des moines qui se sont installés ici au XIIe siècle, il ne reste rien d’autre que ces bâtiments, leur contenu caché dans un château voisin ayant brûlé dans un incendie. Une maquette dans le cellier permet de comprendre le choix du site monastique : entre une source et le coude d’une rivière – l’eau est rare –, un terrain en pente qui complique les constructions, bien à l’écart du monde temporel et au contact de la nature, création divine. L’axe de l’église distribue les bâtiments : vers l’est, où naît la lumière, le spirituel – le chœur, la bibliothèque, la salle capitulaire, le dortoir des moines ; vers l’ouest, les tâches matérielles – le réfectoire, le cellier, le bâtiment des frères convers (ceux-ci, chargés des travaux manuels, "n’avaient pas voix au chapitre"). Les reliant, le cloître, cœur du monastère. 

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    Contrairement aux moines de Cluny, assez riches pour se consacrer uniquement à la prière et à la liturgie, qu’ils développent somptueusement, les moines du Thoronet travaillent aux champs, pressent les olives et le raisin. Ils sont revenus à la simplicité radicale de la règle de saint Benoît : quasi pas de décor sculpté, sauf dans la salle capitulaire ("pas besoin d’images, on sait lire", dit la conférencière, ce qui me laisse songeuse), des volumes qui laissent toute sa place au vide, propice à la prière et au recueillement. Isolement total : pas de pèlerins, pas de messe paroissiale, aucun contact extérieur. A l’inverse des Chartreux, les moines cisterciens n’ont pas droit à la solitude : ils travaillent et prient ensemble, mangent au réfectoire, en silence, partagent le dortoir. 

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    Le cloître aux murs très épais, un quadrilatère irrégulier vu les contraintes du terrain, joue de l’ombre et de la lumière tout au long du jour, par ses arcades à trois ouvertures : deux arcs en plein cintre que sépare une colonne au chapiteau orné de quelques bourgeons et un simple oculus qui les surmonte. Le passage sous la voûte est large, dégagé de tout superflu. Le lavabo-fontaine qui le jouxte est un bassin circulaire au centre d’une pièce hexagonale – les gouttes qui y tombent renouvellent à chaque instant la perception du cercle à sa surface. 

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    Mais c’est en pénétrant dans l’église qu’on perçoit pleinement, dans sa perfection irradiante, le sens des proportions chez ces grands bâtisseurs du Moyen Age. Non pas séparé mais souligné d’un simple rebord le long des murs et de la voûte, le chœur en cul-de-four est percé de trois petites fenêtres en plein cintre derrière l’autel de pierre et la croix de bois. Rien ne distrait dans ce lieu de prière chantée, psalmodiée ou silencieuse. 

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    C’est la première église que je découvre dépourvue de portail central : elle n’était pas ouverte aux fidèles, elle l’est maintenant chaque dimanche. Monument en restauration depuis 1841 (c’est l’écrivain Prosper Mérimée, un des premiers inspecteurs des monuments historiques, qui sauve l’abbaye du Thoronet de la ruine en la signalant),
    elle s’ouvre désormais chaque dimanche à midi pour une messe chantée par les sœurs de Bethléem, installées à proximité.
     

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    De l’extérieur, j’admire encore l’appareillage des pierres, d’une finesse remarquable, avant de jeter un coup d’œil au grand bassin rectangulaire sur la place où dans l’eau verte, des grenouilles attendent l’œil ouvert, immobiles. Le site ferme à treize heures, alors près du chevet de l’église, je ramasse un caillou de cette belle couleur rose et blonde qu’ont les pierres du Thoronet, je le glisse en poche avant de retourner sur
    mes pas. Le chat, petit génie du lieu, est tout aussi réceptif pour saluer notre sortie.
    Ce matin, la sérénité était au rendez-vous.