Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Si je t'aime

Elissa raconte : « J’étendais la lessive sur la haie entre notre jardin et celui de la voisine. Bavarde, comme d’habitude, tenant la chronique du quartier. » Cette première phrase résume bien le point de vue de Claude Pujade-Renaud : rapporter la vie familière d’Elissa, compagne pendant quinze ans de saint Augustin, qu’elle nomme Augustinus ou plus souvent encore, « l’évêque d’Hippo Regius », qui l’a aimée pendant près de quinze ans puis répudiée en vue d’un riche mariage. 

pujade-renaud,dans l'ombre de la lumière,roman,littérature française,saint augustin,concubine,amour,séparation,manichéisme,christianisme,poterie,vie quotidienne,antiquité,culture
Leonard Limosin, Didon (émail peint sur cuivre)

Dans l’ombre de la lumière n’a rien d’une biographie, c’est un roman où les relations entre hommes et femmes se mêlent à l’affrontement, en cette fin de l’antiquité, entre christianisme et manichéisme dans le nord de l’Afrique. D’où ce beau titre – la lumière et l’ombre, le bien et le mal, division manichéenne du monde qui influence aussi la manière de s’alimenter.

C’est par sa voisine qu’Elissa apprend le séjour prochain d’Augustinus à Carthage durant l’été, pour y prêcher – « Tout feu tout flamme, très persuasif , à ce qu’on m’a dit. » Fébrile, elle prétexte une livraison urgente pour cacher son trouble. Elissa travaille pour le potier Marcellus et doit justement se rendre dans une villa romaine où une mosaïque, à l’entrée, représente « Didon se jetant dans les flammes », or son prénom est « la forme grecque d’Elishat, le nom phénicien de Didon. (…) Didon la fondatrice de Carthage. Didon, l’abandonnée. Comme moi. »

Lorsqu’elle est revenue seule d’Italie, sans son homme, sans son fils, Elissa a été recueillie chez sa sœur Faonia et son mari. Païens, ils sont les seuls à savoir qu’elle n’a pas renié le manichéisme, contrairement à Augustinus qui partageait autrefois sa croyance. Faonia qui n’a pas pu avoir d’enfant adorait son neveu Adeodatus. Elissa sympathise avec de nouveaux clients de son beau-frère, Victoria et Silvanus, des chrétiens. Une chute de cheval a laissé Silvanus paralysé du bassin et des jambes, une épreuve pour ce couple dans la trentaine, qui laisse Elissa songeuse : « J’avais trente-deux ans lorsque Augustinus m’a rejetée. Depuis, je n’ai plus jamais fait l’amour. »

Silvanus est copiste : il reporte sur papyrus ou parchemin des discours notés au vol par des secrétaires sur des tablettes de cire qu’il lui faut déchiffrer et comparer, un long travail. Le parfum de l’huile, l’odeur des parchemins rappellent à Elissa les rouleaux accumulés dans la « bibliothèque » d’Augustinus, sa fierté. Ils s’étaient rencontrés lors de sa deuxième année d’études à Carthage, à l’époque elle faisait le ménage chez de riches Romains. Près d’une chapelle, un soir de septembre, l’étudiant s’était assis à la place d’où elle avait l’habitude de contempler la mer, du haut d’un à-pic, dos à la ville. Ils n’avaient pas encore dix-huit ans.

Dès le début, il lui a parlé de Monnica, sa mère, qui espère avant tout qu’il « devienne un bon catholique ». Treize ans plus tard, ils l’avaient laissée derrière eux pour partir tous les trois en Italie, Augustinus, Adeodatus et elle. « Je songe à ces trois femmes sur ce rivage de Carthage : Didon, Monnica, Elissa. Trois femmes pleurant la perte de l’homme aimé. »

Evocation des beaux jours, des heures amoureuses, des discussions entre amis du temps où Augustinus critiquait l’Ancien Testament « rédigé dans un latin exécrable ». Etudiant brillant, il était connu pour ses discours remarquables. Quand il était précipitamment rentré à Thagaste où son père mourait, Elissa était enceinte, sans qu’il le sache. Elle savait depuis le début qu’il ne serait pas question de mariage entre « un homme comme lui » et « une fille de basse extraction », Monnica étant dévorée d’ambition pour son fils préféré. Mais elle espérait le voir revenir.

Son amant lui était revenu, s’était réjoui de l’enfant à naître. Ils avaient loué une petite maison avec un jardin minuscule et vu grandir Adeodatus : son père lui avait appris à lire, Elissa avait suivi les leçons en même temps. Sa sœur gardait l’enfant pour leur permettre d’aller au théâtre, qui passionnait alors Augustinus.

Elissa se rend à la basilique où l’évêque d’Hippone attire la grande foule, elle observe comme il a changé physiquement, le dévisage puis retrouve sa voix, « ce timbre, grave et suave » et c’est « merveilleux et intolérable ». Elle fuit par une porte latérale. Quand Victoria lui demande si elle pourrait passer de temps en temps l’après-midi près de Silvanus, pour qu’elle puisse aller chez sa sœur, Elissa accepte, pour retrouver l’odeur aimée du vélin.

A quarante-trois ans, l’âge d’Augustin à deux mois près, Elissa est furieuse de l’entendre condamner les jouissances terrestres au profit de l’amour de Dieu qui n’a rien de commun avec l’amour humain. Lui, l’étudiant avide de sexe, est à présent si différent. Quand son départ est annoncé, elle ne peut s’empêcher de se souvenir de la route qu’ils ont faite ensemble vingt-quatre ans plus tôt, avec leur fils, pour rentrer à Thagaste, chez Monnica, où Adeodatus s’était si bien entendu avec la chienne Tigris, ils s’adoraient.

Dans l’ombre de la lumière est un voyage incessant entre passé et présent, souvenirs et vie quotidienne, réflexion et sensations : « Parfois je ne sais plus si je t’aime. Ou si je m’aime moi t’aimant. » (Cette phrase occupe seule toute une page.) Le roman, qui oscille entre regard amoureux et ressentiment, évoque Augustin en creux, à travers ce que les autres pensent et disent de lui, en particulier Silvanus, ébloui par ses textes et ses Confessions, et bien sûr, Elissa, qui voit en lui l’homme plus que le grand homme (à sa manière de s’asseoir, elle devine qu’il souffre encore d’hémorroïdes – les détails triviaux ne manquent pas).

Tantôt documentaire, tantôt lyrique, parfois lourd (pourquoi avoir gardé tous les prénoms latins en -us alors que le récit opte pour une approche et une langue familières ?), le roman se perd un peu entre ses diverses strates. Pour Elissa, la figure centrale de ce récit, la concubine évoquée en quelques lignes dans les Confessions, Claude Pujade-Renaud a imaginé « un tout autre itinéraire » en laissant revenir à elle, même si elle n’en a pris conscience qu’après coup, certains traits du caractère de sa mère et aussi les paysages lumineux de sa Tunisie natale.

Commentaires

  • Je te sens peu enthousiaste ...l'effet d'un "qui trop embrasse mal étreint"?
    Cet émail est superbe, merci.

  • L'Elissa du roman l'admirait, elle revoit les belles années vécues avec lui, mais elle lui reproche de l'avoir écartée pour sa carrière, sous l'influence de sa mère. La romancière compense ces reproches d'amante déçue par les éloges de Silvanus pour le penseur, l'écrivain.

  • Oui, j'avais lu des critiques enthousiastes de ce roman mais, comme disait Dominique l'autre jour, je n'y suis pas vraiment entrée.
    Cet émail de Limoges date de 1540, il appartient à un musée américain : http://art.thewalters.org/

  • Bonsoir Tania, c'est en lisant le billet de Dominique que j'ai eu envie de lire ce roman (et c'était le premier roman que je lisais de Mme Pujade-Renaud) et je ne l'ai pas regretté. J'ai trouvé ce roman très bien écrit. http://dasola.canalblog.com/archives/2013/04/22/26969376.html Bonne soirée.

  • Les compagnes d'hommes célèbres sont le sujet de nombreux romans que je vois fleurir sur les blogs de lectrices. Connaissant les qualités de Pujade-Renaud, je ne doute pas qu'elle a su imaginer l'itinéraire de cette femme dont on sait finalement très peu.
    Une façon de revisiter les textes de Saint-Augustin et j'imagine les gloses du manichéisme dont il ne s'est jamais tout à fait affranchi.

  • Merci, Dasola, de rappeler ces deux billets élogieux, chez Dominique et chez toi, en contrepoint de ma lecture.

  • Une vie "dans l'ombre" d'une célébrité excite souvent la curiosité et l'imagination, c'est vrai. La concubine d'Augustin devient ici un personnage à part entière qui nous promène et dans la vie quotidienne aux IV et Ve siècles et dans celle de Saint-Augustin, en particulier pour l'évolution de sa pensée, sa conversion et son combat religieux.

  • Le livre de Claude Pujade Renaud a été le le déclencheur de ma découverte de saint Augustin ,de ses textes de sa pensée de sa vie de son époque.C'est un livre que j'ai aimé .Quand on lit les confessions on retrouve quelques passages qu'Elissa décrit dans le roman de Claude Pujade Renaud.En fait c'est ce que j'aime chez cette auteure :de la fiction elle peut nous mener à la réalité .Je pense également à son roman "Les Femmes du Braconnier" , donc à la vie et l'oeuvre de Sylvia Plath.

  • Le thème ne me tentait pas énormément et le côté lourd que tu évoques n'est pas fait pour me rassurer. Je vais rester sur la bonne impression "des femmes du braconnier" et attendre une prochaine parution.

  • Je vous rejoins dans l'envie que donne ce roman de lire Saint Augustin dans le texte, et en particulier les "Confessions".
    J'avais aimé "Les femmes du braconnier", vous aurez peut-être lu le billet que je lui avais consacré.

  • A toi de voir, les avis diffèrent sur ce roman, comme tu peux t'en rendre compte.
    (Et encore merci de m'avoir signalé la réponse de Ian Manook sur ton blog, un échange inattendu avec un auteur, formidable !)

  • Je note ce livre qui me parait d'autant plus intéressant que je parle moi-même longuement de Carthage dans l'un de mes romans "Les signes pourpres". Ville fascinante aujourd'hui encore, tant ses ruines sont évocatrices dans le site de la baie de Tunis d'une sublime beauté. Le passage des âges a laissé ses strates successives, un puits sans fond pour l'imaginaire.

  • Bonjour, Armelle. Vous y retrouverez ces beaux paysages, Claude Pujade-Renaud les décrit très bien, tout au long du roman.

  • j'apprends quelque chose grâce à ce billet - ce cachottier de st augustin avait donc une compagne, voyez-vous ça !

  • Voici un extrait d'un bon résumé sur le sujet (l'Encyclopédie de l'Agora) signé Émile-Henry Auguste : "En même temps, il prit une concubine; il impute cette liaison à l'ardeur folle et emportée de son impudicité; néanmoins elle correspond à un relèvement incontestable de ses mœurs: il ne voyait plus d'autres femmes qu'elle et lui gardait fidélité; il eut d'elle un fils, qu'il appellera plus tard l'enfant de son péché, mais dont il fit d'abord hommage à Dieu et qu'il nomma Adéodat (a Deo datas). Quand, après treize années de cette communauté d'existence, la rupture eut lieu, on verra que la conduite de la concubine renvoyée fut infiniment plus digne que celle d'Augustin, aspirant alors au mariage et déjà en voie de conversion."
    http://agora.qc.ca/documents/saint_augustin--saint_augustin_et_les_confessions_par_emile-henry_auguste

Écrire un commentaire

Optionnel