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Textes & prétextes - Page 405

  • Poètes

    En tous sens et à tout vent* / 3       

    poètes  

    prenez soin de vos ongles 

    faites-en des couteaux pointus

     

    des fourches des herses

     

    afin de pouvoir dire non

     

    à beaucoup de choses

     

    décourager l’envahisseur 

     

    seuphor,michel,poètes,poème,poésie,littérature française de belgique,anthologie,piqués des vers!,cultureil faut être armé

     

    pour protéger votre sommeil de chat 

     

    prenez garde à vos dents

     

    ôtez cette jolie façade de carton peint

     

    et mettez à la place

     

    des dents de fer

     

    afin de mordre dans la vie

     

    afin de mordre dans la lettre

     

    dans le plus profond de la lettre

     

    votre morsure est votre entrée

     

    dans l’ordre de la création

     

    la faim

      

    Michel Seuphor, Gosp et cosnops

     

    *Colette Nys-Mazure, Christian Libens, Piqués des vers !
    300 coups de cœur poétiques
    , Espace Nord, 2014.

     

  • Le kaki et le kiwi

     En tous sens et à tout vent* / 2       

     

    poème,poésie,littérature française de belgique,anthologie,piqués des vers!,cultureLe kaki dit au kiwi,
    D’un petit ton réjoui,
    D’un petit ton délicat :
    « Nous portons des noms en "k”.
    Soyez l’ami du kaki. »
    Et d’un petit air exquis,
    D’un petit air ébloui,
    Conquis, le kiwi dit oui.

     

    Lucienne Desnoues, Le compotier

    *Colette Nys-Mazure, Christian Libens, Piqués des vers !
    300 coups de cœur poétiques
    , Espace Nord, 2014.

     

     

     

     

  • Joie

    En tous sens et à tout vent* / 1       

     

    Joie de je ne sais quoi,

    Joie du vent, joie de la feuille,

    Joie flamme d’écureuil,

    Joie de myrtille au bois.

     

    carême,maurice,joie,poème,poésie,littérature française de belgique,cultureJoie d’être un peu de givre

    Sur la branche au printemps,

    Joie de ne jamais suivre

    Que les chemins montants.

     

    Joie d’être tout à coup,

    Sans même le savoir,

    Cet appel de coucou,

    Ce reflet de miroir.

     

    Ne pouvoir que crier,

    Crier, crier encor

    Des mots comme un pont d’or

    Sur une eau débordée.

     

    Embrasser un bouleau

    Pour tenir contre moi

    Quelque chose de beau,

    Quelque chose de droit.

     

    Sans pouvoir apaiser

    Ni la nuit ni le jour,

    Cette envie de parler

    Au ciel de mon amour,

     

    Ce plaisir de bercer

    Le monde dans mes bras,

    D’entrer dans une ronde

    Avec n’importe quoi

     

    Et d’être devenu

    Joie de vent, joie de feuille,

    D’être myrtille au bois

    Et flamme d’écureuil

     

    Et sans jamais savoir

    Ni pourquoi ni comment

    Je traverse en miroir

    Tous les palais du temps.

     

    Maurice Carême, Brabant

    *Colette Nys-Mazure, Christian Libens, Piqués des vers !
    300 coups de cœur poétiques
    , Espace Nord, 2014.

  • Handicap

    Desarthe Le remplaçant.jpg

     

     

     

    « Nous sommes pratiquement incapables de comprendre ce dont nous n’avons pas, personnellement, fait l’expérience et c’est, selon moi, ce handicap qui constitue l’une des sources les plus certaines de la barbarie. »

    Agnès Desarthe, Le remplaçant

     

     

     

     

    En partance pour le Midi, je vous laisse pour quelque temps en compagnie de poètes et de poétesses.
    Des poèmes choisis pour "mettre l'eau à la bouche, pratiquer la poésie en tous sens et à tous vents"
    (Colette Nys-Mazure).

     

    Tania

     

  • BBB le remplaçant

    « Chez nous, écrit Agnès Desarthe, ce qui permet de sortir du lot, c’est la façon de raconter des histoires. » Le remplaçant (2006) raconte celle du grand-père Bousia (Bouse, Bouz) qui s’appelait en réalité Boris et aussi Baruch, bref, « B.B.B. » ou « triple B » – « Mais peut-être ferais-je mieux de commencer par expliquer que mon grand-père n’est pas mon grand-père. » 

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    Après que le père de sa mère « a été tué à Auschwitz en 1942 », sa grand-mère maternelle a décidé de vivre avec un de leurs amis, devenu veuf de la même façon : « Triple B avait le bon goût de n’être pas à la hauteur du disparu ; ni aussi beau, ni aussi intelligent, ni aussi poétique que le mort qu’il remplaçait. » D’où cette atmosphère amicale que ressentait chez eux leur petite-fille, sans « la malédiction de la conjugalité ».

     

    Ces choses étant dites (ce n’est pas une autobiographie), ne vous méprenez pas sur le ton de ce récit court (moins de cent pages) où la narratrice égrène avec délicatesse le collier des souvenirs du grand-père à la Peugeot 204 vert bouteille, de la même façon qu’elle aimait, fillette, retrouver les « objets typiques » chez ses grands-parents : petit vase en Vallauris, décapsuleur-guitare, service à thé chinois en porcelaine ultrafine, poupée chauffe-théière à la jupe matelassée – une « princesse russe », jeune fille et non matrone, « bref, mon modèle ».

     

    C’est le portrait d’un artisan peu doué, d’un papi qui a reçu des électrochocs pour le guérir d’une dépression – sa mère lui en dira plus long un jour, à elle qui a du mal à retenir : « Un mélange de distraction, de propension à la rêverie, de manque d’esprit de synthèse et d’absence de mémoire fait que je suis incapable de fixer l’information, à la manière de certains organismes qui ne parviennent pas à fixer le magnésium. Je ne comprends jamais ce qu’on me dit. Je comprends autre chose. Il me faut des images, il me faut des métaphores. »

     

    Quand elle écrit son récit, son grand-père, 96 ans, est alité dans une tour du treizième arrondissement à Paris, endormi la plupart du temps. Triple B lui a toujours raconté des histoires, mais elle n’y prêtait pas toujours assez d’attention. « J’aimais l’idée de pouvoir être sa petite-fille, alors que ma mère n’était pas sa fille, comme s’il avait été permis de sauter une case. » Il lui avait confié qu’à Kichiniev, en Bessarabie, il avait appris à sculpter la pierre, à graver des noms sur des tombes, mais qu’au lieu de devenir sculpteur, il était devenu communiste.

     

    Parfois il parlait roumain, yiddish, mais toujours français en présence de ses petits-enfants. Il avait ses expressions favorites : « tout ce qu’il y a de… », « fameux », « pas fameux », « bernique » ou encore « Silence, la queue du chat balance »... Il parlait à sa petite-fille de son frère Refoul, très pauvre ; de son cousin Léon, qui « a crevé la faim » en Belgique avant d’être expulsé, essayant en vain de retourner en Bessarabie. « Les histoires racontées par triple B sont rapides et elliptiques. On saute d’une époque à l’autre comme à l’aide d’un projecteur de diapositives. »

     

    L’intérieur des grands-parents était plus moderne que celui de ses parents : couteau électrique, ventilateur, « placard intégré qui avait tout d’une caverne d’Ali Baba », ascenseur à miroir et rampes en aluminium. Dans la tour de triple B, beaucoup de ses amis s’étaient installés, on lisait sur les boîtes aux lettres « de plus en plus de noms imprononçables,  bourrés de consonnes qui se télescopaient. »

     

    Le remplaçant raconte – raconte ou invente, peu importe ici – l’histoire d’une vie, avec ses détours et ses surprises, ses drôleries et ses larmes. Agnès Desarthe a écrit cette « fiction » sur son grand-père au lieu du livre qu’elle projetait de consacrer à un pédagogue polonais, mais elle arrivera à établir un lien, vous pouvez compter sur la conteuse qui sait que « l’enchantement ne doit pas jaillir de la chute, mais plutôt agir tout au long de la narration ».