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états-unis - Page 28

  • Incompréhensible

    « Il semble incroyable, incompréhensible que des enfants meurent avant les adultes. C’est un défi à la biologie, ça contredit l’histoire, ça nie toute relation de cause à effet, c’est même une violation de la physique élémentaire. C’est le paradoxe absolu. Une communauté qui perd ses enfants perd son esprit. »

    Russell Banks, De beaux lendemains

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  • Beaux lendemains

    La mort d’un enfant est un des sujets les plus douloureux qui soient. Quand un car scolaire se renverse un jour de neige, entraînant deuils, souffrances et déchirements, comment en parler ? Russell Banks, dans De beaux lendemains (The Sweet Hereafter, 1991), donne la parole successivement à Dolorès, la conductrice du car, à un chic type qui y a perdu ses jumeaux, à un avocat qui veut représenter les victimes, à l’une de celles-ci, Nicole, à qui on répète qu’elle a eu de la chance parce qu’elle a survécu, mais qui y a perdu ses jambes, avant de revenir à Dolorès, pour en finir avec cette histoire qui a chamboulé Sam Dent, une bourgade au nord de l’Etat de New York. 

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    http://www.cinemovies.fr/photo-5855-0.html

    Ce matin-là, ça sentait la neige. Dolorès l’a dit à son mari, en chaise roulante à la suite d’une attaque. Cela fait vingt-deux ans que cette grande et forte femme ramasse les enfants et les ramène, matin et soir, par tous les temps. Elle bichonne son bus avant d’entamer sa tournée dans ce village où elle connaît tout le monde, elle trie aussi le courrier à la poste. Elle sait qui arrive toujours en retard, quels drames se cachent derrière de petites mines chiffonnées, elle sait s’y prendre avec les gosses, en fixant clairement les règles au départ, en s’intéressant à eux mais sans insister, pour qu’ils se sentent à l’aise.

    Ses passagers et elle sont assez surpris quand le petit Sean, seul enfant du couple qui tient l’unique motel du coin, tend les bras vers sa mère « comme un bébé craintif » en lui disant qu’il veut rester avec elle, avant que Nicole Burnell, une des filles de huitième, le prenne près d’elle pour le rassurer. Plus loin, une fois ses jumeaux dans le bus, Billy Ansel a pris l’habitude de les suivre avec son pick-up, jusqu’à la bifurcation vers la ville – pas envie, sans doute, de se retrouver seul dans la maison depuis que leur mère est morte d’un cancer, quelques années avant. Idéaliste, ancien du Viêt-nam qui embauche régulièrement de jeunes gars « maussades » revenus de cette guerre et les aide à se réhabiliter, Billy est considéré par tous comme un modèle.

    On fait donc connaissance avec les enfants, leurs familles, la localité, jusqu’à ce que surgissent les problèmes sur la route, d’abord ce chien qui surprend la conductrice en traversant la route juste devant eux – heureusement il ne se passe rien –, puis ce second chien que Dolorès voit ou croit voir dans la neige tombante et qui la fait braquer à droite et freiner, « tandis que le bus quittait la route et que le ciel basculait et chavirait et que le sol surgissait brutalement devant nous. »

    Billy Ansel, derrière, était en train de répondre de la main à ses enfants qui lui faisaient signe de l’arrière. Il a vu l’embardée, le dérapage, le garde-fou enfoncé, le bus « en chute libre du haut de la berge jusqu’au fond de la sablière » et l’eau glaciale en engloutir la moitié arrière. Contrairement aux gens qui prétendaient savoir que cela arriverait un jour ou l’autre, qui accusent Dolorès ou l’état du bus ou l’entretien des routes, à la recherche d’un coupable, il sait que l’accident était imprévisible. A ce moment-là, il s’en veut, lui était en train de fantasmer sur la femme mariée avec qui il entretenait une liaison secrète, et maintenant toute sa vie défile, sa vie avec Lydia, sa femme, leurs vacances avec les enfants, la maladie, le veuvage. Après l’accident, il aide à remonter les survivants, à dégager les corps bleuis. Pas par courage – « Ma seule possibilité de continuer à vivre était de croire que je ne vivais plus. »

    Quand Mitchell Stephens aborde Billy Ansel près de son garage, il se fait éconduire, Ansel ne veut aucun contact avec ces juristes qui rôdent dans les parages pour monter une affaire. Mais l’avocat est expérimenté, et ce n’est pas la cupidité qui le fait agir mais la colère, contre ceux qui jouent avec la sécurité, qui sacrifient des vies pour diminuer les coûts, augmenter les gains. Il convainc rapidement quelques familles de lui confier leurs intérêts, puisqu’il ne leur en coûtera rien, sauf un pourcentage sur les dédommagements s’il gagne leur procès. Stephens mène une « vendetta personnelle ». Sa fille unique, Zoé, il n’est pas arrivé à la protéger de la drogue, il n’a de ses nouvelles que quand elle a un besoin urgent d’argent pour continuer, et son amour pour elle s’est transformé en « rogne fumante ».

    Russell Banks, écrivain engagé, convainc davantage dans De beaux lendemains que dans La Réserve. C’est la jeune Nicole Burnell, de retour chez elle en fauteuil roulant, dans la chambre que son père lui a aménagée au rez-de-chaussée, où elle demande tout de suite qu’il lui installe un verrou à la porte, qui portera le dénouement de cette douloureuse affaire. L’adolescente s’étonne de l’ordinateur offert par l’avocat à son intention et ne comprend pas ce que ses parents attendent d’un procès. Chanceuse ? Malchanceuse ? Elle comprend qu’elle est « les deux à la fois, comme la plupart des gens ». L’accident l’a transformée de plus d’une façon, et elle est plus forte qu’on ne le croit. Sa famille et tous les autres ne savent pas encore ce qui les attend. Le sait-on jamais ?

  • Des signes

    « J’étais seule, debout, et le monde oscillait. Je suis une fugitive, je vagabonde, et dans ce lieu où je séjourne, je cherche des signes. »

    Annie Dillard, Pèlerinage à Tinker Creek

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    P.S. La Libre Blogs propose un lien vers Wikio. A titre d’expérience, je viens de l’activer pour quelque temps. J’espère observer ainsi, d’une part, si cet outil permet de toucher de nouveaux lecteurs et, d’autre part, si cela y améliore le signalement du blog, souvent fantaisiste comme plusieurs d’entre vous l’ont déjà remarqué.

     

    Tania

  • Dillard à la rivière

    Depuis que Pèlerinage à Tinker Creek (Prix Pulitzer, 1975) m’a été recommandé, j’en ai lu partout confirmation. Sortir de cette lecture n’est pas facile. Annie Dillard à la rivière nous emporte dans un tel flot d’observations, de pensées, d’éblouissements, que cette année passée au cœur des montagnes, au sortir d’une pneumonie, à trente ans à peine, semble une vie entière à contempler le monde, à interroger la vie.

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    En consacrant sa thèse à Walden ou La vie dans les bois de Thoreau, la romancière et essayiste américaine, aussi peintre et poète, avait déjà choisi son inspiration essentielle, la nature. Isak Dinesen avait une ferme en Afrique, Annie Dillard une maison sur une rive : « Je vis près d’une rivière qui s’appelle Tinker Creek, dans une vallée des Montagnes Bleues, en Virginie. » C’est là qu’elle approche le mystère de la création : « Les montagnes sont gigantesques, paisibles, elles vous absorbent. Il arrive que l’esprit s’exalte et s’installe au cœur d’une montagne, et la montagne le retient lové dans ses plis, sans le rejeter comme font certaines rivières. Les rivières, voilà le monde dans ce qu’il a d’excitant, le monde dans toute sa beauté ; moi, c’est là que je vis. Mais les montagnes, c’est là que j’habite. »

    Elle est avant tout regard, « tout est bon à regarder ». Reflets du ciel sur l’eau, bœufs, grenouilles, arbres, oiseaux, insectes. Annie Dillard décide d’y tenir « un journal météorologique de l’esprit » (Thoreau) : « raconter des histoires et décrire certains aspects de ce vallon du genre plutôt domestiqué, et d’explorer, toute tremblante de frayeur, certains recoins obscurs ».

    Loisir et labeur, exploration, chasse, le bonheur est à la portée de tout qui sait se consacrer à une activité : voir. « Il y a des tas de choses à voir, des cadeaux sans emballage, et des surprises gratuites. » Pour voir, écrit-elle, « il faut être amoureux, ou alors, bien informé des choses. » Aimer la lumière et l’ombre. « Observatrice sans scrupules », Annie Dillard reconnaît que c’est pour une grande part « affaire de verbalisation » ; voir, c’est aussi dire. « L’air que je respirais était comme de la lumière ; et la lumière que je voyais était comme de l’eau. J’étais la lèvre d’une fontaine que la rivière, éternellement, venait remplir ; j’étais l’éther, la feuille dans le zéphyr ; j’étais goutte de chair, j’étais plume, j’étais os. »

    Les nuits d’hiver, elle lit, elle écrit, récolte la moisson semée le reste de l’année. « Tout ce que l’été dissimule, l’hiver le révèle. » Il lui arrive souvent de songer aux Esquimaux, à leurs rites saisonniers. Neige, premières gelées. Comment se débrouillent les rats musqués, comment se nourrissent les oiseaux. Observation du temps : « Il y a dans ce monde sept ou huit catégories de phénomènes qui valent la peine qu’on en parle, et l’une d’entre elles, c’est le temps qu’il fait. »

    Dans sa maison où les araignées ont « libre accès », Annie Dillard raconte les mantes religieuses, dont elle a appris à découvrir les oothèques (fourreaux ou capsules sécrétées par la femelle au moment de la ponte et contenant les œufs). Elle veut aussi explorer le temps, tendre un filet et capter le « maintenant ». Le passage d’une saison à l’autre n’a qu’un rapport lointain avec le calendrier. Le présent est un éclair, « l’attrape qui pourra ». « Vivre, c’est bouger ; le temps est une rivière vivante soumise à des lumières changeantes. »

    Sous un sycomore, Dillard interroge la conscience de soi, cite des mystiques, médite sur la moyenne de 1356 créatures vivantes découvertes dans la couche superficielle du sol forestier. « Les arbres agitent les souvenirs ; l’eau vive les guérit. » Au printemps, le chant des oiseaux reste un mystère, on ne sait pas au juste pourquoi ils chantent, la revendication territoriale n’est pas une explication suffisante. « La beauté en soi est un langage pour lequel nous n’avons pas de clé ».

    Pèlerinage à Tinker Creek (traduit par Pierre Gault) est une chronique des jours, des saisons, alimentée par les souvenirs, l’expérience, la lecture. Sous un microscope, Annie Dillard s’intéresse au plancton, elle a ramené une tasse pleine d’eau de la mare aux canards. Elle voudrait « tout voir, tout comprendre » de « cette inextricable complexité du monde créé » : formes, mouvements, « texture du monde, avec ses filigranes et ses volutes ».

    On ne résume pas un tel livre. On embarque, on regarde par-dessus l’épaule d’une amoureuse de l’air, de la lumière et de l’eau. On apprend. On s’interroge. On prend conscience. On médite. La nature est pleine d’horreurs – « c’est toujours croque ou crève ». Tinker Creek est une vallée des merveilles où une femme va son chemin en regardant où elle met les pieds, en s’immobilisant tout près d’un serpent, « en vivant, en écrivant ». Un jour, elle retrouve sur un sentier un aquarium abandonné, songe à y installer un terrarium ; elle y mettrait un cadre, elle y cacherait un sou et dirait aux passants : « Regardez ! Regardez ! Voici un petit carré du monde. » Splendide.

  • Une question

    « C’est le sermon du pasteur Green que vous écoutez ? elle demande.
    -        Oui, ma’am, c’est ça. »
    Miss Skeeter fait un genre de sourire. « Ça me rappelle ma bonne, quand j’étais petite.
    -        Ah, je l’ai connue, Constantine », je dis.
    Miss Skeeter laisse la fenêtre pour me regarder. « C’est elle qui m’a élevée, vous le saviez ? »
    Je fais oui de la tête, mais je regrette d’avoir parlé. Je connais trop bien cette situation.
    « J’ai cherché à me procurer l’adresse de sa famille à Chicago, dit Miss Skeeter, mais personne n’a pu me renseigner.
    -        Je ne l’ai pas non plus, ma’am. »
    Miss Skeeter regarde encore par la fenêtre la Buick de Miss Hilly. Elle secoue la tête, à peine. « Aibileen, cette discussion tout à l’heure… Ce qu’a dit Hilly. Enfin… »
    Je prends une tasse à café et je me mets à la frotter bien fort avec mon torchon.
    « Vous n’avez jamais envie de… changer les choses ? » elle demande.
    Et là, c’est plus fort que moi. Je la regarde bien en face. Parce que c’est une des questions les plus idiotes que j’aie jamais entendues. Elle a l’air perdue, dégoûtée, comme si elle avait mis du sel au lieu de sucre dans son café.
    Je me remets à frotter, comme ça elle ne me voit pas lever les yeux au ciel. « Oh non, ma’am, tout va bien. »

    Kathryn Stockett, La couleur des sentiments