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états-unis - Page 26

  • Anfractuosité

    « Nous sommes en quête de schémas, voyez-vous, et tout ce que nous trouvons, c’est l’endroit où ils se brisent. Or, c’est là, dans cette anfractuosité, que nous plantons notre tente et attendons. »

    Nicole Krauss, La grande maison 

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  • Tiroirs du passé

    Un récit à tiroirs, est-ce ce que nous sommes les uns pour les autres ? C’est sur cette question que je referme La grande maison de Nicole Krauss (Great House, 2010, traduit par Paule Guivarch). Un roman qui déroute d’abord, avec ses différentes histoires sans lien apparent, anamnèses traversées par la douleur, plongeons en eaux profondes de narratrices et de narrateurs, où peu à peu nous nous imprégnons de la température ambiante, entrons dans l’écoute, de plus en plus vigilants au fur et à mesure que les récits se déroulent, comme hypnotisés. 

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    http://debarras-vide-grenier.blogspot.be/

    Une femme raconte l’hiver 1972, quand son petit ami l’a quittée après deux ans – elle est au chevet d’un homme dans un hôpital de Jérusalem – « Parlez-lui », lui a-t-on dit après lui avoir nettoyé le sang qu’elle avait sur les mains. Le piano et les meubles de R enlevés, il ne restait alors quasi rien dans son appartement new-yorkais, mais un vieil ami à elle connaissait quelqu’un, Daniel Varsky, un poète, qui repartait pour le Chili et cherchait « un havre pour ses meubles ».

    Elle aussi écrivait de la poésie, et deux semaines après une conversation et une nuit mémorables chez le jeune poète, les meubles étaient arrivés chez elle. C’est sur le bureau de Daniel Varsky – qui aurait appartenu à Lorca – qu’elle a écrit son premier roman. Au début, il lui avait envoyé des cartes postales, après le coup d’Etat, plus grand-chose, puis plus rien : le poète disparut, assassiné.

    En 1999, la fille de Daniel Varsky téléphone à la romancière pour savoir si le bureau de son père est encore en sa possession. Ce bureau sur lequel elle a rédigé sept romans, où elle en train d’en écrire un nouveau, un énorme meuble à dix-neuf tiroirs de différentes tailles est devenu un véritable compagnon. Mais elle ne peut faire autrement qu’acquiescer, et lorsque Leah Weisz, fille d’une brève liaison de Varsky avec une Israélienne de passage à Santiago, vient lui rendre visite, elle apprend que cette jeune pianiste va bientôt rentrer chez elle, à Jérusalem, où le bureau sera expédié.

    Des gens lui racontent des histoires, elle en fait des nouvelles, des romans, sans penser à ceux qui pourraient en souffrir, croyant « qu’un écrivain ne doit pas être entravé par les conséquences de son travail. » Au gisant, elle raconte aussi ce qu’elle n’a confié ni à sa psy ni à son mari qui a fini par la quitter après dix ans de mariage et d’éloignement progressif : les cris d’enfant qu’elle seule entendait, les crises d’anxiété, les accès de panique… Finalement, elle décide de se rendre à Jérusalem.

    C’est là que vit le narrateur suivant, un vieil homme dont l’épouse vient de mourir. De leurs deux fils, Uri a toujours été pour eux le plus attentionné, disponible, serviable. Dov était le « mauvais » fils, difficile dès sa naissance, et quand il revient de Londres pour tenir compagnie quelque temps à son père, celui-ci se rappelle comment un mur d’incompréhension s’est dressé entre eux, le garçon refusant de s’expliquer, et lui incapable de comprendre pourquoi son gamin écrivait « l’histoire d’un requin qui endosse toutes les émotions humaines ». Pourquoi son fils a-t-il démissionné ? Pourquoi revient-il, celui qui s’est toujours tenu à l’écart ?

    Dans chacun des chapitres de La grande maison, il y a quelqu’un qui raconte, il y a quelqu’un qui écrit – parfois c’est le même, parfois non. Lotte Berg, forcée de quitter sa maison de Nuremberg à l’âge de dix-sept ans, après une année dans un camp de transit en Pologne avec ses parents, est arrivée en Angleterre comme accompagnatrice d’un « Kindertransport » de quatre-vingt-six enfants en 1939. Elle est restée un mystère aux yeux de son mari professeur à Oxford, qui a toujours respecté ses silences et son besoin de solitude. Le jour, Lotte travaille à la British Library ; le soir, elle écrit des histoires dans une pièce où lui ne met jamais les pieds et où trône un meuble en bois foncé « tel le bureau d’un sorcier du Moyen Age » auquel elle est attachée, « un cadeau ».

    En 1970, un étudiant sonne chez eux, demande à la voir. Daniel Varsky a l’âge de l’enfant qu’ils n’ont pas eu. Le mari de Lotte mettra des mois à se rendre compte qu’en son absence, Lotte lui a donné son bureau. Il nous reste ensuite à faire connaissance avec la famille Weisz, un père antiquaire (de meubles très particuliers) et ses deux enfants inséparables, Leah et Yoav, quand Isabel, étudiante en littérature, tombe amoureuse de ce dernier à Oxford en 1998, lors d’une soirée. Leur chemin passera par la Belgique.

    Dans la seconde partie du roman, les récits reprennent, dans un autre ordre. Les maisons, les meubles y ont une grande importance. Moins tout de même que les êtres avec qui on partage son existence. Parents et enfants, couples avec ou sans enfant, le thème de la famille est partout dans cette succession d’histoires troublantes, où rôde aussi la mémoire de la Shoah. Que sait-on de ceux avec qui nous vivons ? Que disons-nous de nous-mêmes, que dissimulons-nous ? Faut-il laisser à la mort le soin d’ensevelir ou de révéler les secrets d’une vie ?

    Poète et romancière américaine, Nicole Krauss, née en 1974, a reçu le prix du Meilleur livre étranger en 2006 pour L’Histoire de l’amour. « Entre Mikhaïl Boulgakov et Paul Auster, à la fois sinueuse et précipitée comme les chemins de l'inconscient, Nicole Krauss crée un ondoyant suspense de l'intime, louvoie dans les impasses fantomatiques des êtres qui font corps avec leur environnement. » (Marine Landrot dans Télérama, 2/5/2011)

  • Points-virgules

    La seule critique que lui ait faite l’auteur d’Abattoir 5 portait sur son usage de la ponctuation. Il avait horreur de tous ses points-virgules.

    – Les gens vont s’en douter, vous savez, que vous êtes passé par l’université, vous n’avez pas besoin de leur prouver.

    Mais ces points-virgules venaient justement des vieux romans du XIXe siècle qui lui avaient donné envie d’écrire. Il avait remarqué les titres et le nom des auteurs des livres que sa mère leur avait laissés, et qu’ils avaient eux-mêmes légués à Ketchum en quittant Twisted River. Il avait attendu d’arriver à Exeter pour les lire, mais alors avec le plus grand soin. Nathaniel Hawthorne et Herman Melville, par exemple. Ils écrivaient de longues phrases complexes, ces deux-là, et ils affectionnaient le point-virgule. En plus, c’étaient ses auteurs favoris, avec l’Anglais Thomas Hardy, comme il était assez naturel puisque, à l’âge de vingt-cinq ans, Daniel Baciagalupo avait connu sa part de destinée, croyait-il.

     

    John Irving, Dernière nuit à Twisted River 

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  • Echapper à la nuit

    Le monde selon Garp, L’Hôtel New Hampshire, L’œuvre de Dieu, la part du diable, Une prière pour Owen… J’ai lu John Irving avec frénésie dans les années 80. Avec Dernière nuit à Twisted River (2009), allais-je retrouver cet allant ? L’intrigue s’ouvre sur un accident tragique : en 1954, un jeune Canadien, Angel Pope, glisse sur des troncs flottants et disparaît dans la rivière. Ketchum, un bûcheron expérimenté, plonge la main dans l’eau pour le sauver, s’y brise le poignet entre deux troncs. De la berge, le cuisinier de Twisted River et son fils regardent ceux qui écartent les bois à la perche pour permettre à Angel de refaire surface. Trop tard.

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    Dominic Baciagalupo, qu’on surnomme « Cuistot », trente ans, sait qu’il ne servira ses clients qu’à la nuit tombante, quand les recherches auront cessé. Son fils Danny voudrait qu’il lui raconte la mort de sa mère, dont Ketchum a été témoin, mais c’est un sujet que son père évite. La chute d’Angel ne peut que lui rappeler sa femme dansant sur la rivière gelée en leur compagnie, une nuit d’ivresse, elle aussi happée par l’eau.

     

    Le cuisinier boiteux raconte volontiers la nuit où un ours est entré dans sa cuisine, du temps où la mère de Daniel vivait encore : Dominic avait attrapé une sauteuse sur la cuisinière et asséné un coup terrible sur la tête de l’ours qu’il avait pris pour un bûcheron hirsute, ce qui l'avait fait fuir. Depuis, la poêle en fonte est pendue dans la chambre à portée de main, derrière la porte.

     

    Ketchum débarque chez eux en pleine nuit, le poignet dans le plâtre, et affamé. La mort du gamin lui reste sur la conscience, il l’avait pris sous son aile. Il propose au cuisinier de l’accompagner le lendemain matin au barrage où son corps devrait s’échouer, à l’étang de la scierie. (A l’endroit même où Rosie avait été retrouvée – Ketchum n’avait pas laissé Dominic la regarder, son visage était méconnaissable.)

     

    Irving reconstitue d’abord une époque, une région : l’exploitation forestière, les bois portés par la rivière, une activité déjà alors en voie de disparition – à la limite du reportage par moments. L’art de cuisiner occupe aussi une grande place dans ce roman. C’est sa propre mère qui a tout appris au cuisinier, et il a fini par la surpasser.

     

    Jane l’Indienne, la plongeuse, plus âgée que son père, est la principale représentante du sexe féminin dans la vie de Danny, douze ans. La grande et grosse femme à la casquette de base-ball veille sur le gamin en plus d’aider à la cuisine et c’est elle qui lui a raconté la mort de sa mère en 1944. Elle est en ménage avec le constable Carl, un homme très jaloux. Ketchum sort lui aussi avec une forte femme, Pam Pack de Six, qui boit autant que lui. Dominic ne boit plus que de l’eau.

     

    Réveillé par des bruits étranges, Daniel se lève et croit voir son père aux prises avec un ours sur son lit. Il saisit la fameuse poêle et frappe à la tête – reconnaît trop tard Jane l’Indienne qui avait libéré les cheveux de sa longue tresse. Morte sur le coup. Nouveau drame : pas question que le constable apprenne qu’elle couchait avec Dominic, il le tuerait. Aussi décide-t-il de fuir avec son fils, après avoir déposé le corps de Jane à la porte de la cuisine chez Carl. L’homme est connu pour son alcoolisme et sa violence. Le cuisinier espère qu’en découvrant Jane le lendemain matin, le policier pensera l’avoir frappée à mort et dissimulera son corps pour faire croire à une simple disparition.

     

    De cette succession de drames découle toute l’intrigue de Dernière nuit à Twisted River. Avant de partir, le cuisinier et son fils ont rendez-vous avec Ketchum au barrage, pour retrouver le cadavre d’Angel. Ils y sont avant lui, le trouvent, et mettent leur ami au courant. Pour Ketchum, ce départ est insensé, il va éveiller les soupçons, mais Dominic veut protéger son fils à tout prix. On n’aura qu’à dire qu’ils sont partis prévenir la famille d’Angel Pope.

     

    Boston, 1967 – Vermont, 1983 – Toronto, 2000… Irving couvre un demi-siècle avec l’histoire des fugitifs, le Cuistot et son fils, et de leur ami Ketchum – un des personnages les plus attachants du roman. Daniel Baciagalupo, doué pour l’écriture, deviendra l’écrivain à succès Daniel Angel (pas question de publier sous le nom de son père, pour ne pas que Carl retrouve sa trace, une inquiétude constante). Dominic continuera à cuisiner. Au restaurant dont Angel avait la carte dans son portefeuille, le cuistot a fait la connaissance de Carmella, à qui il a appris la noyade de son fils, sans savoir qu’elle avait déjà perdu son mari de la même façon. Daniel, qu'elle va aimer comme un autre fils, vit hanté par toutes ces tragédies. Sa femme le quittera un jour en lui laissant un garçon de deux ans, qu’il va élever seul, comme son père a fait pour lui.

     

    Amours, amitiés, relations entre père et fils, rapports compliqués avec les femmes et sexualité, questions de vie ou de mort, solitude, écriture, les thèmes obsessionnels de John Irving trouvent dans Dernière nuit à Twisted River une intensité plus noire encore. Plus de six cents pages de suspense – « Less is more » est une formule idiote aux yeux d’Irving – ce douzième roman m'a paru long. L’auteur y a mis beaucoup de ses propres peurs et angoisses. Ses lecteurs reconnaîtront les allusions à sa carrière, à ses livres précédents. Et s’il n’y avait qu’une question essentielle : comment faire pour être heureux, malgré tout ce qui nous arrive ? Comment faire pour échapper à la nuit ?

  • Un sale tour

    « Il eût été si simple d’effacer mes traces en niant l’existence du livre, ou de lui dire que je l’avais perdu quelque part, ou de prétendre qu’Adam avait promis de me l’envoyer mais ne l’avait pas fait. Le sujet m’avait pris par surprise et je n’avais pas été capable de penser assez vite pour me mettre à débiter une histoire inventée. Pire encore, j’avais dit à Gwyn qu’il y avait trois chapitres. Seul le deuxième risquait de la blesser (ainsi que quelques réflexions dans le troisième, que j’aurais facilement pu biffer) et si j’avais dit qu’Adam n’avait écrit que deux chapitres, Printemps et Automne, ça lui aurait évité de retourner à l’appartement de la 107e Rue et de revivre les événements de cet été-là. Mais elle attendait maintenant trois chapitres et, si je n’en envoyais que deux, elle m’appellerait aussitôt pour me réclamer les pages manquantes. Je photocopiai donc tout ce que je possédais – Printemps, Eté et les notes pour Automne – et expédiai le tout l’après-midi même à son adresse à Boston. C’était un sale tour que je lui jouais, mais je n’avais désormais plus le choix. Elle souhaitait lire le livre de son frère, et le seul exemplaire au monde m’appartenait. »

    Paul Auster, Invisible 

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