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éducation - Page 7

  • Montaigne au passage

    La millième page des Essais tournée, je m’y arrête avant les trois cents qui restent de ce qu’il appelle son entreprise tantôt « épineuse », tantôt « sotte », « cet enfant-ci ». Les passages où Montaigne se décrit, au physique et au moral, je les garde pour une autre fois. C’est le fil conducteur de ces Essais où il veut donner à son portrait le mouvement de la vie. « Je ne peins pas l’être, je peins le passage, non un passage d’un âge à un autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. » 

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    Mon premier contact avec Montaigne

    « Quant à moi, j’estime que nos âmes se sont développées à vingt ans comme elles doivent le faire et qu’elles promettent tout ce dont elles sont capables. Jamais une âme qui n’a pas donné à cet âge des arrhes bien évidentes de sa force n’en a donné, depuis, la preuve. » (Livre I, « Sur l’âge ») Jamais ? Voilà qui me rappelle Milton : « La jeunesse montre l’homme comme le matin montre le jour. »

     

    Montaigne reconnaît la complexité des êtres, l’inconstance de nos actions : « Nous sommes entièrement [faits] de lopins, et d’une contexture si informe et diverse que chaque pièce, chaque moment joue son jeu. Et il y a autant de différences de nous à nous-mêmes que de nous à autrui. « Magnam rem puta unum hominem agere. » [Sois persuadé qu’il est très difficile d’être toujours un seul et même homme] ajoute-t-il en citant Sénèque.

     

    Au sujet des femmes, ses jugements me heurtent. Elles sont « toujours naturellement portées à être en désaccord avec leurs maris », « elles s’aiment le mieux quand elles ont le plus de tort », c’est « la faiblesse ordinaire du sexe ». Le chapitre « Sur trois femmes valeureuses »« Il n’en existe pas par douzaines, comme chacun sait (…) » – rend hommage à trois épouses qui se sacrifient pour accompagner leurs maris dans la mort.

     

    Dans « Sur trois sortes de relations sociales », Montaigne conseille aux femmes de se contenter de faire valoir « leurs richesses naturelles » : « C’est qu’elles ne se connaissent pas assez : le monde n’a rien de plus beau ; c’est à elles qu’il appartient d’honorer les arts et d’embellir ce qui est beau. Que leur faut-il [d’autre] que vivre aimées et honorées ? Elles n’ont et ne savent que trop pour cela. (…) Si toutefois elles sont ennuyées de nous le céder en quoi que ce soit et si elles veulent par curiosité avoir accès aux livres, la poésie est une occupation qui convient bien à  leur besoin : c’est un art léger et subtil, paré, tout en paroles, tout en plaisir, tout en parade, comme elles. » Sans commentaire.

     

    « Sur des vers de Virgile », où il est question de la sexualité et du mariage, contient cet aveu qui tempère de tels préjugés : « Nous sommes presque en tout, des juges iniques des femmes, comme elles le sont des nôtres. » Et enfin, « Je dis que les mâles et les femelles sont jetés dans un même moule : à part l’éducation et la coutume, la différence entre eux n’est pas bien grande. »

     

    A propos d’éducation, justement, Montaigne estime que « seules l’humilité et la soumission peuvent façonner un homme de bien. Il ne faut pas laisser au jugement de chacun le soin de connaître où est son devoir ; il faut le lui prescrire, et non laisser à sa fantaisie [le droit] de le choisir : autrement, selon la faiblesse et la variété infinie de nos raisons et de nos opinions, nous nous forgerions finalement des devoirs qui nous conduiraient à nous manger les uns les autres, comme dit Epicure. »

     

    « Sur les livres » éclaire le rôle de la lecture pour Montaigne. Il rappelle que ce qu’il écrit, ce sont ses idées personnelles, et non des connaissances à transmettre, tâche qu’il laisse aux savants. Aussi avance-t-il au hasard : « Je veux qu’on voie mon pas naturel et ordinaire, irrégulier comme il est. » – « Je ne cherche dans les livres que le moyen de me donner du plaisir pour une honnête distraction, ou, si j’étudie, je n’y cherche que la science qui traite de la connaissance de moi-même – et une science qui m’apprenne à bien mourir et à bien vivre. »

     

    La mort, « remède à tous les maux »,  Montaigne en parle assez souvent.  « La mort la plus volontaire, c’est la plus belle. La vie dépend de la volonté d’autrui ; la mort, de la nôtre. » (Une coutume de l’île de Zéa) Mais tous les sujets de la vie courante l’inspirent : l’ivrognerie, la fainéantise, la conscience, la cruauté, la gloire, le courage, la colère, la médecine (il se fie plus à la nature qu’aux médecins)…

     

    Les expressions imagées de Montaigne sont le sel de la lecture (sans doute bien davantage dans le texte original, André Lanly les signale en bas de page quand il n’a pu les laisser). En voici deux exemples : « Je n’ai nullement étudié pour faire un livre, mais j’ai quelque peu étudié parce que je l’avais fait, si c’est étudier que d’effleurer et pincer par la tête ou par les pieds tantôt un auteur, tantôt un autre, nullement pour former mes opinions, mais bien pour les assister, formées [qu’elles sont] depuis longtemps, pour les seconder et les servir. »

     

    « Surtout, c’est bien faire le sot, à mon gré, que de faire [l’homme] entendu parmi ceux qui ne le sont pas, de parler toujours tendu, favellar un punta di forchetta [parler sur la pointe d’une fourchette]. »

  • Márai le bourgeois

    Les confessions d’un bourgeois (Egy polgár vallomásai, 1934, traduit du hongrois par Georges Kassai et Zéno Bianu, 1993) permettent, en près de six cents pages, de découvrir le parcours personnel, jusque dans la trentaine, d’un écrivain qui ressemble fort à Sándor Márai, le grand romancier hongrois (Les braises, Métamorphoses d’un mariage, Le premier amour, La sœur).

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    C’est un roman qui paraît très autobiographique, le récit d’une éducation, d’un apprentissage, d’une quête. Un aller-retour Hongrie-Europe-Hongrie. Sándor Márai (né en 1900), ou son héros, raconte les lieux, les modes de vie, les expériences qui l’ont marqué, les choix qu’il a faits par rapport à son milieu familial – les ruptures qui l’ont mené à devenir écrivain.

    Il décrit sa ville natale sans la nommer (Kassa/Košice) et l’immeuble où il a grandi, dans un appartement donnant sur la grand-rue, où vivent aussi des Juifs – il parle souvent d’eux, distinguant les familles pauvres, pieuses, chaleureuses, des parvenus, ou notant les attitudes antisémites. Ils partagent le premier étage avec « la banque » dirigée par un oncle, tandis qu’au rez-de-chaussée, on tolère plus qu’on n’apprécie un café qui s’anime le soir, foyer d’alcooliques et de prostituées.

    Sa famille, très attachée à la patrie et au catholicisme, des Saxons d’origine, au service des Habsbourg, a des ancêtres qui ont pris parti pour l’indépendance de la Hongrie dès 1848 et « magyarisé » leur patronyme allemand. Si leur appartement offre des réceptions très soignées, les chambres des enfants « tenaient souvent du cagibi ».

    Son père, fier d’appartenir à la bourgeoisie, tenait à ce que le moindre de ses gestes soit empreint de dignité – un modèle d’élégance et de distinction. Les bibliothèques du séjour s’enrichissaient régulièrement des dernières parutions, de périodiques, qu’un « petit homme voûté » proposait à domicile : « nous l’attendions le cœur battant, puisqu’il apportait au fin fond de notre province la Littérature et la Culture. »

    Observant la vie dans l’immeuble et dans la rue, l’enfant apprend à voir le dessous des choses, les différences de classe, les sentiments réels derrière les convenances. Très vite, il se sent différent, et lorsqu’il se tourne le journalisme, il sait qu’il est « un homme perdu » pour la société bourgeoise, quelqu’un qu’on salue mais qu’on n’invite jamais.  

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    L’été, on le passe dans les villas construites près des forêts de Bankó et du Hradova, en famille. C’est l’occasion de constats sévères : « La plupart des mariages sont des mésalliances. »– « La famille apparaît toujours comme l’un des théâtres de la lutte des classes. » Les siens avaient honte des métiers manuels exercés par le grand-père de sa mère, meunier, et par son père menuisier, même si celui-ci avait terminé sa carrière en « industriel ».

    Le portrait de ce grand-père, mort avant sa naissance, était accroché dans la chambre du narrateur, il constate entre eux « une étonnante ressemblance ». S’il parle surtout de sa famille dans le premier tome, évoquant la réussite des uns, l’échec des autres, l’écrivain raconte ensuite ses études et ses loisirs, ses efforts pour être un enfant sage, puis sa dérive après la naissance de sa sœur qui va occuper la première place.

    En raison de « quelque vague disposition à l’anarchie », il se laisse embarquer dans une bande menée par un jeune vagabond fascinant jouant au roi avec ses esclaves, au mépris de toute pudeur ou morale. Il rêve de devenir l’ami du bel Elemér qui le dédaigne. Il se sent mal à l’aise entre son monde et « la masse informe des pauvres » à traiter « avec bienveillance ». Sa famille craint qu’il finisse mal, et c’est ce qui arrive : à quatorze ans, il fugue et la sanction tombe, on le met en pension à Budapest.

    A partir de là, l’adolescent ne peut plus compter que sur lui-même pour affronter la vie, les autres, les cruautés de la vie de « caserne ». Pas tout à fait : fils de « bourgeois », il sait que son père sera toujours prêt à le soutenir, à payer ses dettes, pour préserver l’honneur de la famille et sans doute aussi, il mettra du temps à le reconnaître, par amour pour son fils.

    Le tome II des Confessions d’un bourgeois raconte sa vie de jeune adulte en Occident : Allemagne, France, Angleterre, Suisse… Sans le sou, il vit plus ou moins de sa plume avec Lola, sa femme. Critique envers tous, et aussi envers lui-même, Sándor Márai retrace le sinueux parcours qui l’a conduit à mener une vie d’homme de lettres curieux de tout ce qui se présente à lui. Et quand il en aura assez de l’Europe, à reconnaître ses racines et à rentrer en Hongrie pour écrire.

  • L'artiste

    « Isherwood l’artiste était un ascète austère, retranché du monde, exilé volontaire, reclus. Même ses meilleurs amis ne le comprenaient pas totalement. Il se tenait à l’écart et au-dessus du « Test »… parce que le Test était pour le vulgum pecus, ne s’appliquait qu’au monde de la vie quotidienne. Isherwood refusait le Test, non par faiblesse ni par lâcheté, mais parce qu’il était assujetti chaque jour, chaque heure à son « Test » à lui : celui qu’il s’imposait, le Test de son intégrité d’écrivain. Ce Test était autrement plus dur et angoissant que l’autre, parce qu’il fallait maintenir un secret absolu : en cas de réussite, pas d’applaudissements ; en cas d’échec, personne pour le consoler. »

    Christopher Isherwood, Le lion et son ombre 

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    Isherwood à Cambridge, 1923
    (Photo The New York Times)



  • Isherwood l'apprenti

    Le lion et son ombre – Une éducation dans les années 1920 (Lions and Shadows, 1968, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat) n’est pas une autobiographie ordinaire, Christopher Isherwood (1904-1986) nous invite à la lire « comme un roman ». Les personnages inspirés de ses rencontres réelles y portent d’ailleurs des noms « fictifs et caricaturaux ». 

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    Couverture : C. Isherwood et W. H. Auden, 1938 © Popperfoto / Getty Images

    Le récit commence avec la figure marquante de son apprentissage à la public school : Mr Holmes, petit homme d’âge mûr au « pédantisme plaisant », qui recherchait constamment l’effet pour arracher ses élèves à leur conservatisme et à leurs « préjugés de collégiens ».

    Isherwood vise une bourse d’histoire à Cambridge, comme Chalmers, un an de plus que lui et poète publié dans le magazine de l’école, d’une « beauté frappante ». Ils deviennent amis. « Les étudiants font toujours la paire, comme les oiseaux. » Isherwood admire la façon dont Chalmers rejette toutes les conventions, alors que lui s’adapte à tout.

    Holmes insiste sur l’art de la dissertation : « il n’y avait qu’à étinceler et épater ». Si l’on sait en plus rester calme et distingué à l’oral, le succès sera au rendez-vous. En août 1922, le professeur organise une randonnée dans les Alpes françaises. Chalmers rejoint leur groupe, il est en France depuis un an et à présent subjugué par Baudelaire.

    Pendant le dernier trimestre à l’école préparatoire, Isherwood lit les lettres de Chalmers déjà à Cambridge, qu’il décrit comme un « enfer insidieux ». Grâce à Holmes, Isherwood décroche une bourse de quatre-vingts livres. Invité à déjeuner chez son mentor, il lui confie son désir de devenir écrivain et sa préférence pour l’anglais par rapport à l’histoire.

    Au Collège, on lui attribue une grande pièce froide au-dessus de la chambre douillette de Chalmers. Ensemble ils observent la « Chicocratie », mot de Chalmers pour désigner les cercles mondains où évoluent les types « bons » ou « chic ». Excentrique, il s’en tient à distance, Isherwood au contraire aime « cultiver son côté social ».

    Très vite, il désire changer de voie, mais son directeur d’études s’y oppose et le rappelle à ses devoirs de boursier. Au cours, il préfère observer le décor que prendre des notes. Aussi passe-t-il son temps dans les librairies, les salons de thé, au squash, au cinéma, ou à s’amuser avec Chalmers. « Nous étions l’un pour l’autre le public idéal : rien ne se perdait entre nous, pas même la plus légère des insinuations ni la plus subtile nuance de sens. »

    Les deux amis s’inventent des figures et des lieux imaginaires, partagent une « excitation mentale extrême ». Chalmers l’initie à la poésie, à l’alcool. Isherwood commence « Le lion et son ombre », un roman d’apprentissage « malin, joli, adroit, baroque », bourré de romantisme homosexuel, dont ils se moquent ensemble.

    A l’approche des examens, c’est la panique, mais grâce aux conseils de Holmes, il obtient un « Bien » en dissertation. Isherwood commence à tenir un Journal et compose un nouvel autoportrait d’« Isherwood l’Artiste », son double idéal. Pendant sa deuxième année à Cambridge, Chalmers et lui improvisent à tout bout de champ sur « l’Autre Ville », baptisée « Mortmere », leur monde imaginaire.

    Stimulé par un cours sur la poésie moderne, Isherwood se lance dans un nouveau roman, « Le lion et son ombre » ayant été condamné à mort par une romancière, vieille amie de la famille, à qui il l’a fait lire. Quand les examens approchent, le « Très Bien » est hors de portée et puis il n’a pas envie d’enseigner à son tour : il se fait renvoyer et retrouve son indépendance.

    Le lion et son ombre suit avec humour et sensibilité l’apprenti romancier dans ses tours et détours, ses études, ses rencontres, ses débuts, ses séjours au bord de la mer, ses expériences comme secrétaire particulier de Cheuret, violoniste qui dirige un quatuor à cordes, puis comme précepteur. Comment trouver sa place dans « l’ordre social » et écrire quelque chose qui vaille la peine ?

    Chalmers et Philip lui inspirent les héros de son premier roman publié en 1928, Tous les conspirateurs, mal accueilli par la critique. Chaque fois que l’occasion s’en présente, Isherwood s’évade avec l’un ou l’autre, mais « il faut toujours rentrer ». Réussira-t-il jamais « le Test » ? Arrivera-t-il à prendre sa vie en main, malgré sa frousse des liens trop poussés avec d’autres, du sexe, de l’avenir ? En mars 1929, il part rejoindre un ami à Berlin, « heureux de savoir simplement qu’une nouvelle étape de (son) voyage avait commencé. »

  • Ravie de vous revoir

    « – Je suis Victoria, dit la jeune femme en face d’elle. Vous m’avez permis de passer une nuit ici, quand j’étais petite.
    Jessy avait vu des enfants défiler dans cette cuisine pendant des années, et certains étaient noirs, surtout vers les derniers temps, durant la période tiers-monde d’Edward. Qui était cette jeune Noire incroyablement chic ? Elle se sentait baignée d’une douce chaleur, remplie d’un souvenir presque nostalgique – elle avait aimé cette époque où des enfants allaient et venaient dans la maison.
    – Eh bien, dit-elle. Je suis ravie de vous revoir.
    Après avoir avalé le café en grimaçant, car il était brûlant, elle bondit sur ses pieds.
    – Il faut que j’y aille…
    Mais elle était déjà partie. »

    Doris Lessing, Victoria et les Staveney 

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