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  • Sauvagerie

    « Je suis dans un pays superbe de sauvagerie, un amoncellement de rochers terrible et une mer invraisemblable de couleurs ; enfin je suis très emballé quoique ayant bien du mal, car j’étais habitué à peindre la Manche et j’avais forcément ma routine, mais l’Océan c’est tout autre chose. »

    Claude Monet à Gustave Caillebotte (Catalogue Monet au musée Marmottan et dans les collections suisses, Fondation Pierre Gianadda, Martigny, 2011)  

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    Claude Monet, Tempête sur la côte de Belle-Ile, 1886 (collection particulière)

     

     

     

  • Monet à Martigny

    En prenant la route de Martigny pour voir à la Fondation Gianadda « Monet au Musée Marmottan et dans les collections suisses », je me demandais si j’y serais surprise. Après la formidable exposition de l’Hermitage, ne serait-ce pas un accrochage, disons, plus conventionnel ? C’est sans doute à cela qu’on reconnaît les grands peintres, ils nous surprennent toujours, même quand nous croyons déjà les connaître.

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    Claude Monet, Le jardin de Vétheuil

    Chronologique, cette exposition retrace le parcours pictural et la vie de Claude Monet. Sur la plage à Trouville (Musée Marmottan-Monet), une mère et sa fille en vêtements rayés de bleu et de blanc, révèle dès la première période du peintre, initié au plein air par Boudin, sa volonté de restituer la lumière, les lumières. Soleil, nuages, neige, à chaque paysage son atmosphère, à chaque heure du jour, à chaque saison ses ambiances. La Promenade d’Argenteuil (collection particulière) offre une belle perspective le long d’un chemin de halage qui mène à une grande demeure, à l’horizon, prétexte à de multiples correspondances : reflets des nuages dans la Seine, cheminée d’usine faisant écho à une tour, panache de fumée jouant avec les couleurs du ciel.

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    Claude Monet, La promenade d'Argenteuil

    Trois ans plus tard, en peignant La Neige à Argenteuil (Musée d’art et d’histoire, Genève), Monet compose un paysage d’hiver où les gris, les jaunes, les roux rendent un merveilleux crépuscule doré. Deux petites silhouettes féminines ponctuent La Promenade d’Argenteuil, ici une femme de dos, dont la jupe balance, passe devant les maisons, plus loin deux personnages rejoignent déjà l’horizon.

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    Claude Monet, Au parc Monceau

    Les Tuileries vues d’en haut, Le Pont de L’Europe à la gare Saint-Lazare dans les panaches des locomotives, vu d’en bas, c’est le Paris traditionnel et c’est la ville moderne, ou encore des maisons qu’on devine à travers les feuillages des arbres, Au parc Monceau (c.p.), à l’ombre desquels des promeneuses se sont assises et des enfants jouent, dans le tournant d’une allée. Tous les verts, tous les bleus, et ces touches de blanc qui donnent vie à la scène.

    Les Champs de coquelicots près de Vétheuil (Fondation Bührle, Zurich), choisis pour l’affiche et la couverture du catalogue, offrent un de ces spectacles ravissants où Monet combine l’enchantement des fleurs – les coquelicots couvrent quasi la moitié inférieure de la toile –, le charme d’une promenade à la campagne – un couple et ses deux enfants forment des bouquets –, une vue de Vétheuil sous les nuages dont les couleurs froides contrastent avec cet avant-plan joyeux.  

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    Claude Monet, Champs de coquelicots près de Vétheuil

    Mais Le Jardin de Vétheuil (c.p.) a ma préférence, avec ses longs tuteurs posés à l’enfourchure d’un arbre dans un jardin sans apprêt dont l’allée, éclairée çà et là par le soleil à travers le feuillage, conduit le regard vers l’escalier devant la maison. Ombres bleues et taches de lumière, courbes et droites, le cadrage réunit comme par magie la liberté des formes végétales et les lignes de l’habitation, et invite l’œil à se promener sur la toile dans ses moindres recoins. La barrière en bois qui clôt La Terrasse à Vétheuil souligne de la même manière la grâce du jardin où une femme en chapeau, à l’ombre d’un arbre, lit près d’une table ronde, devant un massif fleuri.

    Des marines par temps divers, la Seine prise dans les glaces, des paysages normands (Fécamp, Falaise), italiens (Bordighera) mais aussi des plans rapprochés, comme un Poirier en fleurs (c.p.) qui s’épanouit au-dessus d’un portillon, un virage sur une Route près de Giverny (c.p.), des Pivoines (c.p.) qui couvrent la toile (de quoi inspirer William Morris), et tout à coup, le Portrait de Poly, pêcheur de Kervillaouen, « avec son teint de brique, sa barbe éparse et rude comme une touffe de varech, sa bouche serrée, ses regards aigus qui voient les poissons et les coquillages au fond de l’eau et au creux des rocs, son chapeau déteint, son tricot vert et bleu, couleur de la mer » (Gustave Geffroy, Notes prises lors de sa première rencontre avec Monet à Belle-Ile-en-Mer, 1886).

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    On croit connaître Monet, on en a vu tant de posters « décoratifs » qu’une exposition comme celle-ci rafraîchit la vue, avec ces toiles qui montrent un homme hyperattentif aux jeux du jour sur les choses, qu’il cherche à rendre rapidement, sans trop y ajouter : « Quant au fini, ou plutôt au léché, car c’est cela que le public veut, je ne serai jamais d’accord avec lui. » (Claude Monet à Paul Durand-Ruel, 3 novembre 1884) Magnifique Matinée sur la Seine (c.p.) : dans un format carré, le ciel et l’eau se répondent de part et d’autre de l’horizontale qui les sépare, moitié-moitié.

    Et puis, bien sûr, Giverny, l’étang aux nymphéas, les iris du jardin, les agapanthes, les saules pleureurs et les extraordinaires glycines qui inspireront Joan Mitchell. Le Musée Marmottan a prêté de grandes toiles splendides.
    Un seul regret : le manque, ici, d’éclairage naturel.
     

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    Au sous-sol de la Fondation Gianadda, on peut découvrir une très intéressante sélection d’estampes japonaises collectionnées par Monet et prêtées par la Fondation Monet de Giverny. Deux oiseaux en vol (une corneille noire, oiseau de bon augure et symbole d’amour filial dans la culture japonaise, et une aigrette blanche) forment un duo harmonieux qui a trouvé sa place dans ma bibliothèque (une carte postale). Beaucoup de figures féminines, de beaux visages par Utamaro (« Quand souffle une brise fraîche », « Jeune femme au voile de gaze »), des scènes familières de Kiyonaga, et des paysages par Hiroshige, Kuniyoshi, Hokusai

    Ecoutez ce titre évocateur : « La rivière de cristal où l’on bat le linge pour lui donner de l’éclat » (Toyokuni). Les estampes japonaises couvraient les murs de la maison de Monet, elles ont inspiré les aménagements du « jardin d’eau ». Comme les maîtres du « monde flottant », Claude Monet a poursuivi avec passion les variations de la lumière et les palpitations du temps.

  • Carte postale

    Juillet a été plutôt frais en Valais comme en Belgique, et le retour du beau temps pour le dernier week-end du mois nous y a retenus un peu plus longtemps. Vous avez joué le jeu en mon absence, je vous répondrai, bien sûr – merci à toutes et à tous ! Je pourrais vous parler du jardin des Alpes retrouvé, éclatant de couleurs sous les cinq degrés matinaux d’une balade vers un lac de montagne entre nuages et promesse de soleil (tenue), du bleu des aconits et des gentianes, du jaune des renoncules, de la fraîcheur des marguerites, mais je vous promets pour bientôt d’autres couleurs, celles de deux belles expositions de cet été, à Lausanne et à Martigny. Avant de quitter la Suisse qui préparait le premier août, jour de fête nationale, je me suis laissé inspirer par Le Temps du samedi 30 juillet 2011, et voici une revue de presse en guise de carte postale, composée pour vous en plein air, de tasse en tasse de thé. 

     

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    Passons sur l’envolée du franc suisse par rapport à l’euro, coûteuse pour les vacanciers mais aussi pour les autochtones. Calendrier oblige, Le Temps livre quelques articles autour de « l’identité suisse ». Le Suisse moyen est une femme, dans la quarantaine… Sous le titre « Des bananes, 1,42 enfant, le bonheur », Albertine Bourget propose un réjouissant « inventaire subjectif nourri de statistiques ». Les Suissesses composent 50,8 % de la population, plus souvent divorcées que mariées. En tête des courses suisses, les bananes et les kiwis, et ça leur réussit : 59,2 % des Suisses arborent un indice de masse corporelle correct, avant 55 ans du moins. Non fumeurs à 72,1 %, ils sont une majorité à se laver les dents deux fois par jour. Leur salaire mensuel brut médian fait rêver (5840 FS, soit environ 5000 euros). « Le Suisse aime lire. Aux toilettes pour 51 % de la population. »

     

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    Dans Le Temps Week-End, les amateurs de saucisses peuvent lire l’histoire de ce « boyau typique du premier août », « Sa Majesté Cervelas Ier », en l’honneur de qui Antoine Jaccoud, scénariste et dramaturge, a même composé un petit poème en prose, « L’embarras du cervelas ». Les admirateurs de Madame Grès visiter l’exposition parisienne au Musée Galliera (« Le sacre du pli »). Les amateurs d’anecdotes royales s’émouvoir de l’éclipse récente de Rania de Jordanie (« Attention, reine fragile » par Stéphane Bonvin).

     

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    Toute une page pour la musique classique, bravo. Julian Sykes s’est entretenu avec le chef d’orchestre Daniel Harding. Interrogé sur sa gestuelle, celui-ci répond : « Les gestes d’un chef, son comportement, tout cela a une incidence très concrète. Imaginez une centaine de personnes sur scène. Comment faire bouger cette masse sans que cela paraisse une lutte ? » En une du Samedi culturel, une photo pleine page – Fred Astaire et Cyd Charisse dansant sur fond rouge – annonce le dossier consacré à « Vincente Minnelli, tisseur de rêves » qui « a fait sienne cette observation de Van Gogh : « J’ai voulu peindre avec le rouge et le vert les terribles passions humaines. » »

     

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    Formidable page littéraire : Georges Nivat rend hommage au fondateur de l’Age d’Homme, Vladimir Dimitrijevic, le « brigand serbe », décédé en juin dernier. Il dresse le portrait d’un passionné à la fois arrogant et humble, dont la soif de lecture remonte aux rêves d’un enfant qui, à Belgrade, « regardait les vitrines de librairies : elles seront pour jamais son arbre de Noël ». Ce « chercheur d’or » a fait connaître Grossman, Zinoviev, Witkiewicz et d’autres grands « que l’Occident s’obstine à ne pas lire », comme Dobritsa Tchessitch dont, je vous l’avoue, le nom même m’était inconnu.

     

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    Veysonnaz vu de Nendaz (Sornard), juillet 2011

     

    Bien des pistes de lecture s’ouvrent ainsi, en feuilletant un journal : je suis partante pour « Le Droit de vivre ou le problème des sans-parti » de Panteleïmon Romanov (enthousiaste Isabelle Rüf). Les meilleures ventes de livres en Suisse sont délicieusement placées sous la rubrique « Effeuillage ». J’y ai vu avec plaisir un roman que je viens de lire en sixième position, je vous le présenterai bientôt. Que Le Temps me pardonne ces emprunts non autorisés sans m’accuser de plagiat, j’espère avoir bien mis tous les guillemets. Si j’avais été résidente suisse, nul doute que j’aurais souscrit à son offre estivale d’un mois d’abonnement gratuit – mais non, j’en aurais été exclue… puisque je figurerais déjà sur la liste des abonnés.

  • Métamorphoser

    « La première fois que j’ai vu ma grand-tante préparer de l’aalangai puttu, j’avais peut-être cinq ans. Elle transformait du riz et des haricots en farine, de la noix de coco râpée en lait, le tout en une pâte et celle-ci en beaucoup de petites boules qu’elle métamorphosait, avec de la vapeur, du lait de coco et du sucre de palme, en fausses figures de banian sucrées. J’ai appris à l’époque que cuisiner, ça n’est rien d’autre que métamorphoser. Du froid en chaud, du dur en moelleux, de l’aigre en doux. C’est pour cette raison que je suis devenu cuisinier. Métamorphoser les choses me fascine. »

     

    Martin Suter, Le cuisinier 

  • Cuisine d'amour

    Nos cuisines équipées ne ressemblent plus à celles de nos grands-mères avec la nappe cirée sur la table, le buffet aux portes vitrées, la gazinière, le formica – même si leurs ustensiles servent encore parfois et qu’on prend toujours plaisir à utiliser un plat, une carafe, un service qui ont traversé le temps sains et saufs. La cuisine de Maravan, l’aide-cuisinier tamoul à qui Martin Suter offre le premier rôle dans son roman Le cuisinier (Der Koch, 2010, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni), ressemble plutôt à un laboratoire. Même si n’y ont pris place que des meubles et des appareils d’occasion, c’est une version réduite de la cuisine du Huwyler où il travaille aux ordres d’Anton Fink, spécialiste de la cuisine « moléculaire ». Ce grand restaurant suisse, « nouvelle cuisine » et salle « surdécorée », attire les gros bonnets des affaires et de la finance, malgré la crise financière – on est en mars 2008.

     

     

    Andrea, la serveuse, a grande allure et fait de l’effet sur les clients. Elle observe de temps à autre le travail de Maravan : l’aide-cuisinier semble pouvoir tout faire en cuisine, on use et on abuse de ses services, sans jamais le féliciter et on le renvoie aux basses besognes dès qu’on n’a plus besoin de lui. Avant de rentrer chez lui, cet homme hypersensible aux odeurs se douche toujours soigneusement. Les seules odeurs de cuisine dont il aime s’imprégner lui viennent de Nangay, sa grand-tante, qui lui a tout appris. Elle travaillait à Colombo comme cuisinière de maître. Mais la guerre civile, la mort de ses parents lui ont fait quitter le Sri Lanka où la vie est de plus en plus difficile, comme le lui rappelle une lettre de sa sœur. Maravan envoie de l’argent à sa famille quand il le peut. Son salaire, une fois le loyer payé, lui laisse juste de quoi cultiver sa passion : cuisiner. Plants de caloupilé en pots, épices, fines herbes, huile de coco, bâtons de cannelle, voilà un peu de  « l’odeur de son enfance ».

     

    Maravan aimerait se rapprocher d’Andrea, qui tient tout le monde à distance pour éviter les ennuis qui lui ont coûté ses places précédentes. Mais le jour où, sans penser à mal, Maravan propose au chef de lui préparer « un vrai curry », ce qui lui vaut d’être immédiatement rabroué et moqué devant tout le monde, elle est la seule à oser dire qu’elle en goûterait volontiers un jour – rendez-vous est pris pour le lundi suivant, leur jour de congé. Le dimanche soir, l’aide-cuisinier qui a l’habitude de partir le dernier et d’arriver le premier emporte dans son sac de sport le rotovapeur du Huwyler, sans rien dire à personne, et se lance dès son retour dans les préparatifs d’un repas très spécial pour Andrea. « L’essentiel, dans ce repas, c’étaient les entremets : une série d’aphrodisiaques ayurvédiques qui avaient fait leur preuve, mais accommodés avec autant d’audace que d’innovation. »

     

    Dans son petit appartement d’une propreté impeccable, Maravan plante le décor d’un « Maravan Curry Palace » : table très basse, bougies, pas de couverts – sa cuisine se mange avec les doigts. Andrea, qui s’est a posteriori reproché son réflexe de saint-bernard, a pris du vin avec elle au cas où le Tamoul n’aurait pas d’alcool chez lui. Mais Maravan a mis du champagne au frais et commence à lui servir un repas comme elle n’en a jamais goûté : minuscules chappatis sur lesquels il laisse tomber quelques gouttes d’un liquide secret ; rubans bruns entrelacés qu’il appelle « homme et femme » (« Et lequel est la femme ? – Les deux. ») ; sphères glacées « Nord-Sud » ; Ladies’-fingers-curry ; Churraa varai (du requin) ; thé blanc. Oubliant l’attitude défensive qu’elle s’était promis de garder toute la soirée, Andrea, de bouchée en bouchée, écoute Maravan lui raconter quelles circonstances ont mené un tel virtuose à une place de subalterne au Huwyler. Elle l’interroge sur sa famille sri lankaise… et finit par l’embrasser.

     

    L’euphorie de Maravan, qu’Andrea n’a quitté qu’au petit matin, se brise le jour même. Un accident de tram, un retard inévitable, et pas le temps de remettre le rotovapeur en place. Licenciement immédiat. Quand Andréa prend son service, plus tard, et se renseigne sur son absence, elle ne peut se retenir : « Maravan a sous l’ongle du petit doigt plus de talent qu’il n’y en a dans cette cuisine ! ». Elle ajoute même : « Pour le lit aussi ! » L’aide-cuisinier est désormais au chômage. Pour s’en sortir, il accepte de petits boulots au temple pour la fête du nouvel an tamoul, loin de son rêve : posséder son propre restaurant, être reconnu pour sa « haute cuisine indienne, ceylanaise et ayurvédique ». Et plus de nouvelles d’Andrea.

     

    Au mois de mai, celle-ci revient chez Maravan : elle veut tout savoir de la nourriture qu’il lui a préparée ce soir-là et qui l’a entraînée, elle qui ne couche qu’avec des femmes, à passer la nuit avec lui. Il lui avoue avoir choisi des plats aphrodisiaques, une cuisine à laquelle Nangay l’a initié. S’il désespère d’être un jour aimé d’Andrea, Maravan espère au moins être son ami. Il ne trouve aucun travail dans ses cordes, vivote. Pour être engagé dans un restaurant ceylanais, il devrait faire acte d’obédience aux Tigres tamouls qui récoltent des fonds pour leur armée de libération, il s’y refuse. Aussi quand Andrea vient lui demander s’il serait d’accord de préparer à nouveau le fameux repas chez elle, pour une invitée qu’elle veut séduire, il installe là sa table basse entourée de coussins, le même décor que l’autre fois, et se réjouit de sa première intervention dans un foyer suisse, peut-être l’occasion d’une nouvelle carrière dans la cuisine à domicile. Et tout marche à merveille, Andréa peut vérifier sur Franziska, jamais séduite par une femme jusqu’alors, les effets de la cuisine de Maravan.

     

    Elle propose au cuisinier de s’associer, moitié moitié. Elle s’occupera de la gestion de « Love food », à laquelle elle parvient à intéresser une sexologue qui les aidera en proposant ce repas d’amour en thérapie à ses riches clients en difficulté. Après quelques commandes, autant de réussites, leur affaire est lancée, au noir, vu les difficultés administratives insurmontables. Leur pécule augmente, ils peuvent s’acheter du matériel professionnel, un nouveau véhicule. Maravan cuisine toute la journée et une partie de la nuit. Ses gains lui permettent d’envoyer au pays les médicaments nécessaires à sa grand-tante diabétique de plus en plus faible. On verra jusqu’où les conduira cette association lucrative, Maravan n’acceptant de cuisiner au départ qu’à l’intention de couples mariés, mais en butte bientôt à de grands soucis quand les partisans des Tigres tamouls découvrent ses nouvelles ressources. Et puis, caché dans la cuisine – puisque seule Andréa rencontre les clients qui appellent le service en agitant une clochette –, « l’artiste en Maravan se sentait néglgé. Et, ce qui était presque pire, l’homme aussi. » En effet, Andrea est tombée amoureuse d’une magnifique escort-girl éthiopienne, Makeda, de plus en plus présente dans leur association. En pleine guerre civile au Sri Lanka, où son neveu préféré devient enfant-soldat, Maravan n’a plus le cœur à la fête même s’il est heureux d’exercer son art.

     

    Suter nous immerge dans des mondes très différents d'un roman à l'autre : maladie d'Alzheimer dans Small world, milieu de l'art dans Le dernier des Weynfeld. Ici, en plus de l’extraordinaire description d’une cuisine hors du commun et des péripéties de l’association entre Andrea et Maravan, le romancier prend soin, chapitre après chapitre, de camper le contexte économique à travers les rencontres entre des habitués du Huwyler spécialisés dans les échanges internationaux, souvent à la limite des législations en vigueur. Les us et coutumes de ce milieu d’affaires, les rappels de l’actualité semblent parfois obéir à des contraintes romanesques moins subtiles que les secrets de la cuisine de Maravan. C’est celle-ci qui donne au roman sa saveur et qui laisse flotter, une fois la lecture achevée, un parfum à la fois exotique et excitant qui donne, je l’avoue, envie de goûter avec les doigts aux plats de ce maître cuisinier.