Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

suisse - Page 3

  • Comme une bouilloire

    S’arracher, s’attacher suit les étapes du grand voyage de Nicolas Bouvier. Bosnie, Serbie, Macédoine, Grèce, Turquie, Iran – un hiver à Tabriz où son ami et lui sont bloqués par la neige – et puis la route vers Kaboul. Là, Vernet prend l’avion pour rejoindre sa future femme à Ceylan. Bouvier, qui a pris seul la route de l’Inde dans sa Fiat Topolino, le rejoint cinq mois plus tard, peu avant leur mariage. Il reste quelque temps à Galle pour écrire. Ensuite ce sera Colombo où il embarque pour le Japon (il y fera plusieurs séjours). 

    bouvier_collection_quarto_.jpg

    A Tabriz, Nicolas Bouvier enseigne et fait lire Adrienne Mesurat de Julien Green ; une de ses élèves en est bouleversée et l’assaille de demandes, de questions. A Téhéran, les « vertus privées » s’épanouissent malgré l’état lamentable  des affaires publiques : « A se demander si, dans une certaine mesure, il ne les stimule pas. Ici où tout va de travers, nous avons trouvé plus d’hospitalité, de bienveillance, de délicatesse et de concours que deux Persans en voyage n’en pourraient attendre de ma ville où pourtant tout marche bien. » Sur la route de Kandahar lui vient la haine des mouches. (L’Usage du monde)

    Les récits de Bouvier, complétés dans ce livre par des extraits de sa correspondance, ne sont pas du reportage. Il y parle du chemin, des incidents et des éblouissements du parcours, et aussi beaucoup de lui-même. L’écrivain accorde les fils des progressions et des pauses, des allers et des retours – paysages, rencontres, épreuves du corps, ennuis mécaniques – pour tisser cette fibre très particulière qu’est l’art de voyager.

    « Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr. »

    Leçons de choses : « Il y a deux sortes de tapis en Iran : ceux des villes, les Khirman, les Boukhara, les Kachan, les Tabriz, qui sont ceux dont nous avons l’habitude en Europe et qui sont aussi le plus coûteux parce que leur trame extrêmement fine demande un très grand nombre d’heures de travail au mètre carré ; et les tapis de village ou de tribus composent l’autre catégorie, les Caucase, les Afschar, les Turkmènes, les Kurdes, les Kashkai, les Afridi, de très loin les plus beaux parce qu’ils ont non seulement une vieille tradition, mais encore une fraîcheur d’inspiration que les tapis de ville ont perdue. »

    S’installer dans une chambre devient un acte rituel : « Dans une chambre digne de ce nom, les couleurs ont pris le temps de s’expliquer, de parvenir par usure et compassion réciproque à un dialogue souhaité et fructueux. » (Le Poisson-Scorpion)

    « Voyager : cent fois remettre sa tête sur le billot, cent fois aller la reprendre dans le panier à son pour la retrouver presque pareille. On espérait tout de même un miracle alors qu’il n’en faut pas attendre d’autre que cette usure et cette érosion de la vie avec laquelle nous avons rendez-vous, devant laquelle nous nous cabrons bien à tort. (…) Un pas vers le moins est un pas vers le mieux. Combien d’années encore pour avoir tout à fait raison de ce moi qui fait obstacle à tout ? » (Le Poisson-Scorpion) 

    Nicolas Bouvier est ce voyageur qui écrit, qui s’obstine à « ajouter des mots qui ont traîné partout à ces choses fraîches qui s’en passaient si bien ». Voyager comme il l’a fait, « c’est une expérience dont on ne guérit jamais. C’est le voyage, le « vivre ailleurs », la précarité d’une vie longtemps itinérante qui m’ont conduit à murmurer des histoires, tout comme une bouilloire posée sur la braise se met à chantonner. » Dans Routes et déroutes, il confiait : « J’aime les traces écrites. Elles m’émeuvent profondément. »

  • Marronnier

    bouvier,nicolas,s'arracher,s'attacher,textes,voyage,littérature française,écrivain voyageur,suisse,l'usage du monde,culture« Nous avions grandi ensemble
    marronnier
    aujourd'hui silencieux souverain
    qui portes ombre propice et n'en as pas souci
    qui ne racontes pas ta vie
    dis-moi ce qu'il faut faire
    quand le soleil a disparu
    dis-le moi lentement avec des feuilles neuves
    que je puisse t'entendre
    du fond de mes campagnes en friches »

    Nicolas Bouvier, Poème vert (Le Dehors et le Dedans)

  • Bouvier le voyageur

    Dans la collection « Voyager avec… », S’arracher, s’attacher (2013) rassemble des textes de Nicolas Bouvier, choisis et présentés par Doris Jakubec et Marlyse Pietri, avec des photographies de l’écrivain voyageur suisse aussi « chercheur d’images » : « Ce métier, aussi répandu que celui de charmeur de rats ou de chien truffier, ne s’enseigne nulle part. C’est dire qu’on ne le choisit pas ; il vous choisit, vous attrape au coin du bois. » (Le Corps, miroir du monde) 

    bouvier,nicolas,s'arracher,s'attacher,textes,voyage,littérature française,écrivain voyageur,suisse,l'usage du monde,culture

    Un beau portail pour faire connaissance avec l’auteur d’un livre culte dont on vient de célébrer les cinquante ans, L’usage du monde (1963), inspiré par un grand voyage (dix-sept mois) jusqu’en Afghanistan avec son ami peintre Thierry Vernet. De larges extraits répartis en trois parties : « Préparation au voyage », « Les voyages », « Retours », entre une introduction de Doris Jakubec et une chronologie (1929-1998). Je vous propose une lecture en deux temps.

    Cadet de trois enfants, étudiant en lettres et en droit, Nicolas Bouvier a très tôt le goût du vagabondage loin de Genève ou de Cologny (où une maison de famille sera son point d’attache). Un accident lui abîme le genou durant son service militaire dans l’infanterie : plusieurs opérations, un an et demi pour pouvoir remarcher. Ses parents lui offrent alors une Fiat Topolino pour qu’il puisse reprendre ses études, un « cadeau miracle » qui lui rend la liberté de circuler à sa guise. 

    bouvier,nicolas,s'arracher,s'attacher,textes,voyage,littérature française,écrivain voyageur,suisse,l'usage du monde,culture
    A Quetta en 1954

    Son premier « Thesaurus pauperum » n’est pas le Petit Larousse, mais un ouvrage édité par quatre fabricants de chocolat suisse, « L’Album NPCK ». L’emballage des chocolats comportait un coupon à envoyer pour recevoir le livre des « Grandes figures de l’histoire mondiale » avec des encadrés où coller des vignettes près de notices d’une vingtaine de lignes, « de Sémiramis à Pasteur, de Sargon à Stevenson, de Moctezuma à Thomas Morus »…

    L’album acquis et complété en secret sera sa bible, un sésame pour échapper à Bertha, la « sadique Prussienne » dont il était le bouc émissaire à la maison, et persuader sa famille de le prendre au sérieux. Après avoir fait preuve de connaissances toutes neuves qui étonnent la compagnie, il gagne le droit de s’attarder le soir – « Laissez-le tranquille, il se couchera quand il aura sommeil » dit sa grand-mère à Bertha qui veut le mettre au lit – et de se mêler à la conversation des « grands » (La Guerre à huit ans). 

    bouvier,nicolas,s'arracher,s'attacher,textes,voyage,littérature française,écrivain voyageur,suisse,l'usage du monde,culture
    Photographies présentées par Olivier Barrot : http://www.ina.fr/video/1858776001

    Dans la bibliothèque de Genève, avec son père, il a passé « des heures de félicité absolue ». Décidé à gagner sa vie en écrivant le récit de ses voyages, il travaille un temps comme journaliste à l’OMS qui lui demande de constituer un dossier d’images sur l’œil « dans tous ses états ». Ce sont ses débuts dans l’iconographie – « cet apprentissage de l’image (…) m’a enrichi autant que tout ce que j’ai pu lire entre six et soixante-trois ans » (Le Corps, miroir du monde).

    A dix-sept ans, il a franchi pour la première fois le cercle polaire – « C’est cet été boréal qui a fait de moi un voyageur et m’a ouvert ensuite les autres axes de la boussole. » (Le Hibou et la Baleine) Ses licences de lettres et de droit une fois obtenues, il entreprend « à toute petite allure », en Topolino, un grand voyage avec Thierry Vernet qu’il rejoint en Bosnie : « Nous avions deux ans devant nous et de l’argent pour quatre mois. Le programme était vague, mais dans de pareilles affaires, l’essentiel est de partir. » (L’Usage du monde)

    ...

  • Les faibles

    « Il avait proclamé son innocence, il avait essayé de se suicider… Non, il n’avait pas été un personnage très brillant… Dieu merci, pensa Studer ; il n’aimait pas particulièrement les héros. Il trouvait que c’était justement les faibles qui rendaient les hommes dignes d’être aimés… »

    Friedrich Glauser, L’inspecteur Studer

    glauser,l'inspecteur studer,roman policier,littérature allemande,suisse,enquête,culture

     

  • Le Maigret suisse

    Le Maigret suisse, vous vous souvenez ? Le thé des trois vieilles dames m’a menée à L’inspecteur Studer de Friedrich Glauser (traduit de l’allemand par Catherine Clermont). Dans la préface, Frank Göhre, auteur d’une biographie de cet écrivain singulier, indique qu’il a écrit ce roman policier en deux mois.

    Glauser Wachtmeister Studer.jpg
    Edition de 1941 © Schlick.ch

    Nous suivons l’inspecteur attaché à la police du canton de Berne jusqu’à la cellule du prisonnier Schlumpf dans le château de Thoune, où il vient de se pendre avec sa ceinture à une barre de la fenêtre. Studer se précipite, le détache et lui fait la respiration artificielle, juste à temps. C’est lui qui a arrêté ce garçon pour le meurtre d’un commis-voyageur, Wendelin Witschi, dont le cadavre a été retrouvé dans la forêt, délesté des trois cents francs (suisses, n'oubliez pas) que contenait son portefeuille. Or le jeune Schlumpf, aide-jardinier aux pépinières Ellenberger et sans le sou, connu de la police pour divers cambriolages, a sorti un billet de cent francs pour payer ses consommations (inhabituelles) à l’auberge de l’Ours.

    Studer est étonné : le garçon se tenait tranquille depuis deux ans, et Sonia, la fille de Witschi est sa petite amie – ça ne colle pas. En parlant avec Schlumpf, il apprend qu’il allait bientôt succéder au jardinier-chef, Cottereau, l’homme qui a trouvé le cadavre. Devant le juge d’instruction en chemise de soie blanche, Studer est clairement le plus expérimenté des deux – « un homme plus tout jeune, qui n’avait rien d’extraordinaire : chemise à col mou, costume gris quelque peu déformé par sa corpulence », visage pâle et maigre, moustache. Il ne croit pas à la culpabilité de Schlumpf et, après avoir compris à temps que le juge ne supporte pas l’odeur de son cigare Brissago, obtient de continuer l’enquête.

    Studer joue au billard quand il entend quelqu’un parler de Witschi : c’est Ellenberger, le pépiniériste qui emploie Schlumpf et d’autres anciens prisonniers. Il invite l’inspecteur à se rendre sur place, à Gerzenstein, s’il veut comprendre quelque chose à cette affaire. Dans le train, l’inspecteur remarque une jeune fille en train de lire un stupide roman de Felicitas Rose et d’y écrire une dédicace avec un stylo masculin (un Parker Duofold) : « Ta Sonia… » C’est la fille de Witschi, la petite amie du présumé coupable.

    Stylo Parker Duofold 1930.jpg
    Parker Duofold 1930 © Proxibid.com

    En la suivant à la sortie de la gare, l’enquêteur la voit remettre ce stylo qui l’intrigue à un garçon coiffeur – il apprendra bientôt que c’était le Parker du père Witschi. Et comme dans un Simenon, voilà notre homme qui prend une chambre à l’auberge de l’Ours avant de se rendre chez le gendarme Murmann. Celui-ci croit comme lui à l’innocence de Schlumpf. D'abord s’imprégner de l’atmosphère des lieux, faire connaissance avec les villageois. « Mon Dieu, les hommes étaient les mêmes partout : en Suisse, ils se cachaient quand ils voulaient passer la mesure et, aussi longtemps que personne ne le remarquait, leurs compatriotes fermaient les yeux. »

    Le manège de la serveuse avec le frère de Sonia à l’auberge, l’affichette « chambre à louer » qui a déjà valu deux visiteurs intéressés à la logeuse de Schlumpf chez qui il trouve un Browning sous une pile de papiers, la disparition de Cottereau annoncée à la radio, la maison des Witschi (« Repos alpestre ») en piteux état où il trouve des douilles dissimulées dans un vase à l’intérieur, la parenté des Witschi avec Aeschbacher, le maire de Gerzenstein… Studer collectionne les indices : « Ce sont moins les faits qui m’intéressent que l’atmosphère dans laquelle ces gens vivaient », confie-t-il à son ami gendarme.

    Il n’est pas sans intérêt pour lui (ni pour nous) de voir dans la chambre de Schlumpf des romans sentimentaux ou policiers, dont l’un porte le titre de « Coupable innocent », ni d’assister à un concert de jazz du Convict Band, groupe d’anciens détenus qui se sont connus chez Ellenberger. Lorsque le maire propose à Studer de prendre sa retraite pour un emploi mieux payé qu’il lui procurera, puis lui parle de sa voiture volée, voilà qu’un coup de téléphone du juge d’instruction le rappelle à Berne : Schlumpf est passé aux aveux, l’affaire est réglée. Studer est furieux, il n’a pas dit son dernier mot.

    Glauser Wachtmeister Studer interprète.jpg
    Heinrich Gretler, l’interprète de l’inspecteur Studer © http://www.kinokunstmuseum.ch/movie/1215

    Une note de l’éditeur donne quelques indications sur la réception du roman d’abord intitulé « Schlumpf Erwin, meurtre ». En 1935, Glauser en avait lu des extraits devant des écrivains à Zurich, « d’une voix chantante ». Le silence, quand il s’était tu, l’avait d’abord inquiété, puis tout le monde en fit l’éloge. « C’était un roman avec un contenu social essentiel. C’était le village suisse (…) C’était un miroir de notre temps (…) qui renvoie une image non déformée, sans flatterie ni haine, avec force et clarté. »

    Wachtmeister Studer parut en 1936 puis fut adapté au cinéma, sous le même titre, en 1939. Ce collègue de Sherlock Holmes, « homme singulier, nouveau, un homme chaleureux, un simple Suisse » (d’après une annonce de l’époque), allait devenir grâce à l'écran un personnage connu, familier à beaucoup plus de Suisses que de lecteurs de Glauser. Bien avant l’apparition de Columbo sur les écrans télévisés, l’inspecteur à l’imperméable bleu, fumeur de cigares et amateur de grogs, qui fait souvent allusion à sa femme, compose un personnage d’enquêteur patient, mélancolique, curieux des êtres, comme le commissaire de Simenon que Glauser aimait lire.