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roman - Page 28

  • Un bon livre

    cyrille martinez,la bibliothèque noire,roman,littérature française,bibliothèque,livres,lecteurs,lecture,support numérique,avenir,culture« Regagnant mon poste à la banque d’accueil, j’ai retrouvé le Jeune Livre en colère en train de dormir sur la table. A en juger par sa couverture sobre, presque neutre, il avait l’air tout calme, tout gentil. On aurait dit un de ces braves petits livres qui cajolent le lecteur. Rien ne laissait présager que ce mince volume d’apparence anodine était nerveux et angoissé, en proie à des cauchemars qui le rendaient malade. Il me faisait de la peine. Je me suis penchée sur lui, il respirait doucement, j’ai murmuré :
    – C’est moi, la Bibliothécaire rouge. Je voudrais te dire quelque chose. Je trouve que tu es un bon livre. Grâce à toi, j’ai appris des tas de choses. Je parlerai de toi à mes amis. Je leur dirai
    lisez-le, vous ne le regretterez pas. »

    Cyrille Martinez, La Bibliothèque noire

  • La Bibliothèque Noire

    Le nom de l’auteur ne me disait rien mais le titre, la couverture m’intriguaient, aussi ai-je emprunté La Bibliothèque Noire (2018) de Cyrille Martinez à la bibliothèque – bien m’en a pris. Cela commence comme une immersion dans la Grande Bibliothèque de Paris et cela finit… je ne vous dirai pas où ni comment.

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    Vue du site François-Mitterrand © Marc Marchand / BnF

    Un « lecteur en danger » (titre de la première partie) part à l’aventure dans la Grande Bibliothèque, à la recherche d’un livre qui serait fait pour lui. Avant de s’y rendre, il s’est renseigné sur ce « Trésor national » et rappelle son histoire en quelques pages (on reconnaît la BnF). L’ambition du « Président » ne se limitait pas à faire construire un bâtiment destiné à conserver des livres, périodiques et autres imprimés ; ce serait la métamorphose d’un quartier en « pôle innovant, brillant, attractif » (nommé aujourd’hui Site François-Mitterrand).

    Prévenu de la forte affluence dans la Salle de lecture, notre lecteur s’avance dès l’ouverture en direction des « quatre tours de verre à l’esthétique à la fois classique et minimaliste » : la Tour des Romans (la liste des sous-genres romanesques est très drôle : « Romans au Passé, au Présent, Romans pour l’avenir » etc.), La Tour des Sciences et des Humanités, la Tour des Inclassables, la Tour du Patrimoine, par ordre décroissant des volumes demandés.

    Passé les escaliers, les portes, la file d’attente au portique de sécurité,  il se dirige vers la Salle de lecture. A la « banque d’accueil » (renseignements et inscriptions), une femme toute vêtue de rouge se présente à lui : elle est la Bibliothécaire Rouge – et non, précise-t-elle, la Bibliothécaire neutre de la présentation officielle. Elle s’empresse de lui exposer en quoi consiste son métier, tout en remplissant le formulaire d’inscription sur l’ordinateur. « 9h20, ne perdez pas de temps, allez donc vous asseoir, les places sont chères ».

    Dans la salle « haute de plafond, claire et profonde », les « espaces de travail » sont envahis au pas de course, si bien que notre nouveau lecteur arrive au bout de la salle où il découvre « une forêt au milieu de la Bibliothèque ». Et un espace libre à proximité, avec deux places en vis-à-vis, il s’y assoit. Mais une lectrice à grand chapeau noir réclame, c’est sa place habituelle ; il prend l’autre chaise.

    Le plus surprenant, c’est qu’il trouve devant lui un livre « encore tiède ». Son titre : « Le Jeune Livre en colère ». Il s’apprête à le déposer sur la table des retours « quand une petite voix se fait entendre » : le livre prétend être là pour lui, pour qu’il le lise, et se présente. En colère contre « le projet de remplacer les collections physiques par de nouveaux supports », il est déçu des lecteurs qui le laissent sur le côté au lieu de le lire et l’implore de lui donner toute son attention.

    Le livre lui parle, serait-ce le livre qu’il cherchait ? La deuxième partie du roman lui donne la parole. « La peur règne sur la Bibliothèque. » Le roman se mue en thriller : où a disparu l’Historien qui a fait don de ses trente-cinq mille volumes à la Grande Bibliothèque ? Pourquoi le nombre de consultations et de prêts se met-il à chuter ? La Littérature est-elle devenue incapable de répondre aux attentes ?

    Des lecteurs écrivent à la Direction : « Nous avons besoin d’une bibliothèque qui nous fournisse les outils nécessaires pour prendre notre vie en main. » Ils sont prêts à se passer de livres à condition de bénéficier d’une bonne connexion wifi. La Salle de lecture voit ses lecteurs remplacés par de plus en plus de  « séjourneurs » et le désordre s’installe à tel point qu’on décide de les exclure. Résultat : la fréquentation chute brutalement : - 90% ! Que faire ?

    Lisez La Bibliothèque Noire pour connaître la suite et pour découvrir la manière désopilante avec laquelle Cyrille Martinez rend hommage aux lecteurs et aux livres véritables, tout en décrivant la dérive de la Grande Bibliothèque au détriment des « Lectores » (enseignants, chercheurs, écrivains, lecteurs assidus). Les livres résisteront-ils au projet de la transformer en « immense aire de jeu ouverte h24 » ? Et cette Bibliothèque Noire annoncée en titre, quelle est-elle ?

    Suspense et humour ravageur sont au rendez-vous dans ce roman aux résonances très contemporaines. Cyrille Martinez sait de quoi il parle, il est bibliothécaire, écrivain, et même « performeur » (dixit Wikipedia). Comment ne pas partager son inquiétude ? Allez, une bonne nouvelle : la Foire du Livre de Bruxelles a accueilli plus de visiteurs cette année que lors de son édition précédente en 2019, avant la pandémie.

  • Le doute

    jon kalman stefansson,ton absence n'est que ténèbres,roman,littérature islandaise,amour,rencontres,famille,vie,mort,chansons,islande,culture« Celui qui sait tout ne peut pas écrire. Celui qui sait tout perd la faculté de vivre, parce que c’est le doute qui pousse l’être humain à aller de l’avant. Le doute, la peur, la solitude et le désir. Sans oublier le paradoxe. Vous ne savez pas grand-chose, en effet, mais quand vous écrivez, votre regard a le pouvoir de traverser les murs, les montagnes et les collines. Vous assistez à la division des cellules, vous voyez le président des Etats-Unis trahir sa nation, vous entendez les mots d’amour murmurés à l’autre bout du pays, les sanglots qu’on verse dans un autre quartier de la ville. Vous voyez une femme quitter son mari, et un mari tromper sa femme. Vous entendez le sanglot du monde. C’est votre paradoxe, votre responsabilité et votre contrat. Vous ne pouvez pas vous y soustraire et vous n’avez d’autre choix que de continuer.
    A écrire ?
    Oui, quoi d’autre ? Ecrivez, et vous pourrez aller à cette fête donnée en l’honneur de Pall d’Odi, d’Elvis et pour célébrer la vie.
    Ecrivez. Et nous n’oublierons pas.
    Ecrivez. Et nous ne serons pas oubliés.
    Ecrivez. Parce que la mort n’est qu’un simple synonyme de l’oubli. »

    Jón Kalman Stefánsson, Ton absence n’est que ténèbres

    * * * 

    Un extrait qui aurait dû être mis en ligne la semaine dernière.
    Mieux vaut tard que jamais.

    Tania

  • Sèchement

    Gibbons Ellen_Foster couverture originale.jpg« La maman de ma maman est venue me chercher dans sa longue voiture qui ressemblait à celle de l’enterrement, sauf que la sienne était couleur crème. J’ai redit à Roy et à Julia encore une fois que je voulais pas y aller.
    Si on doit vivre ensemble, tu pourrais au moins m’adresser la parole et avoir l’air de t’apercevoir que je suis dans ta voiture, j’avais envie de lui dire. J’imaginais qu’elle allait peut-être se dégeler.
    Mais la seule chose qu’elle m’ait demandé
    [sic] pendant le trajet, c’est : quand est-ce que l’école reprend ?
    Mon Dieu mais ça vient à peine de finir, et je me réjouis beaucoup de passer l’été chez toi, j’ai dit pour briser la glace.
    Je t’ai demandé quand l’école reprend. Je n’ai pas besoin de tes commentaires, elle me répond sèchement.
    Bon alors septembre. J’ai dit septembre. »

    Kaye Gibbons, Ellen Foster

  • Ici personne crie

    Lu l’année de sa traduction, en 1988, Ellen Foster de Kaye Gibbons (traduit de l’anglais par Marie-Claire Pasquier), son premier roman, attendait depuis longtemps d’être rouvert. Un de « ces livres qui marquent profondément ceux qui les lisent » écrivait Martine Silber dix ans plus tard dans un article sur la romancière américaine (°1960) retrouvé à l’intérieur.

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    « Quand j’étais petite, j’inventais des façons de tuer mon papa. Je m’en racontais une et puis une autre, et je l’essayais dans ma tête jusqu’à ce que ça devienne facile. » Un tel début ne s’oublie pas. C’est Ellen, dix-onze ans, qui raconte son histoire. Elle rassure le lecteur sur la même page : « Mais je n’ai pas tué mon papa. Il a tellement bu qu’il en est mort, un an après que l’assistance publique m’a enlevée de chez lui. »

    Kaye Gibbons a su garder ce ton, cette voix, tout au long de son récit assez court (167 pages), un texte où les retours à la ligne sont fréquents, la syntaxe approximative. Maintenant que les choses vont « drôlement mieux » pour Ellen, qui habite dans une maison propre où « la plupart du temps on [lui] fiche la paix », maintenant qu’elle n’a plus peur, elle peut raconter comment son père les traitait et criait sur sa mère en mauvaise santé, même à son retour de l’hôpital, encore faible.

    « Ici, personne crie après personne pour lui dire de faire ci ou ça. Ma nouvelle maman pose les plats sur la table et on se sert chacun son tour. Ensuite on mange, et tout le monde est bien content. » Son père buvait, donnait des ordres, criait, réveillait sa mère endormie, s’étalait dans la salle de bains sans savoir se relever – elle veillait sur sa mère, essayait de « ne jamais la laisser seule avec lui » pour lui éviter les coups.

    Un jour, sa maman avale les trois quarts de son flacon de pilules pour le cœur ; le père interdit à Ellen d’aller téléphoner à l’épicerie pour demander de l’aide, prétend qu’elle a juste besoin de dormir. Couchée près de sa mère, la petite se rend compte qu’elle ne respire plus – « Salaud, espèce de salaud, qu’il crève. » Quand les gens viennent les voir après, il se tait – « Elle a fini par lui clouer le bec. »

    Kaye Gibbons mêle, parfois sans transition, le récit du présent – la nouvelle vie d’Ellen dans sa famille d’accueil – et le récit des jours de malheur. A l’enterrement de sa mère, le père craint qu’Ellen raconte « comment les choses se sont passées », sa tante Nadine jacasse ; la riche maman de sa maman, qui ne lui a jamais pardonné son mariage avec celui qu’elle traite de « nègre » et de « racaille », n’a pas un seul geste gentil pour sa petite-fille.

    Ellen est bonne élève et aime lire, mais elle préfère retrouver sa copine Starletta qu’elle trouve « marrante ». Ses parents sont toujours gentils avec elle : le père de Starletta leur a acheté un manteau à toutes les deux quand il faisait froid. Mais celle-ci ne peut s’inscrire avec elle chez les Eclaireuses – « parce que dans mon quartier, ils n’ont pas de troupes scoutes pour les Noirs. » Elle leur achètera un cadeau pour Noël.

    C’est très petit chez eux, une seule chambre pour eux trois, pas de télé. Heureusement, chez elle, Ellen a sa propre chambre où elle se réfugie quand son père rentre. Il revient de moins en moins souvent et parfois ramène une bande de Noirs qui l’appellent « M'sieu Bill » en buvant son whisky pendant qu’il joue de la guitare. Quand il est ivre et veut la frapper, la prenant pour sa mère, elle s’enfuit chez Starletta.

    Le lendemain, elle rentre et met toutes ses affaires dans une grande boîte en carton, décidée à partir pour de bon. Elle téléphone à la sœur de sa mère, sa tante Betsy, qui accepte de venir la chercher et chez qui elle passe un week-end de rêve. La déception est grande lorsqu’elle comprend qu’elle ne pourra rester plus longtemps. C’est finalement de l’école que viendra la délivrance : la maîtresse remarque le bleu qu’Ellen a au bras et lui promet de faire le nécessaire.

    Mais il faudra du temps avant qu’Ellen arrive à ne plus trop penser à son père. On la suit de maison en maison, jusqu’à ce qu’elle trouve sa nouvelle maman, une « foster family » (famille d’accueil), dont elle choisira de porter le nom. Le récit de Kaye Gibbons est direct, percutant. Son héroïne fait preuve d’une formidable volonté de vivre et d’être heureuse, malgré cette enfance sordide. Avec une certaine dureté de ton héritée de son milieu, elle se montre débrouillarde, créative, curieuse, sensible et follement reconnaissante à qui lui témoigne une véritable affection. On n’oublie pas Ellen Foster.