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proust - Page 2

  • Inédits de Proust

    75 feuillets ? J’ignorais tout de ces précieuses archives proustiennes, Les soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits de Marcel Proust, récemment publiées chez Gallimard. Dans cette édition établie par Nathalie Mauriac Dyer (arrière-petite-nièce de Proust et petite-fille de François Mauriac), celle-ci les fait suivre d’une notice, d’une chronologie et de notes qui éclairent ce qui constitue « le socle d’A la recherche du temps perdu », des feuillets écrits en 1908 et soigneusement conservés par Proust.

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    Source : Aux origines de “La Recherche” de Marcel Proust - YouTube (Gallimard)

    La préface de Jean-Yves Tadié s’intitule « Le moment sacré ». Le biographe et spécialiste de Proust y raconte comment, avant d’arriver à la BNF, ce manuscrit légendaire, le plus ancien de la Recherche, est resté chez l’éditeur Bernard de Fallois (décédé en 2018), à qui Suzy Mante-Proust, la fille du Dr Robert Proust, frère de l’écrivain, avait remis le fonds manuscrit dont elle avait hérité. Ces pages sans titre sur des souvenirs d’enfance et de deuil contiennent les vrais prénoms de la grand-mère, Adèle, de la mère, Jeanne, et du narrateur, Marcel : « Un petit enfant pleure à Combray, et il en sort un chef-d’œuvre. » (J.-Y. Tadié)

    Par commodité, les 76 pages écrites à l’encre, sans pagination, sont présentées sous des titres indicatifs : « Soirée à la campagne », « Le côté de Villebon et le côté de Meséglise », « Séjour au bord de la mer », « Jeunes filles », « Noms nobles » et « Venise ». Dès la première page, la grand-mère se fait remarquer par son excentricité : quand il commence à pleuvoir, elle continue à se promener dans les allées du jardin – à la campagne, il faut prendre l’air. Ce sera pareil au bord de la mer où elle pratique et fait pratiquer à son petit-fils la même hygiène du grand air sain. Ses proches se moquent d’elle mais elle n’est pas rancunière, elle se dévoue à sa famille.

    Le petit Marcel a horreur d’être séparé de sa mère et l’angoisse précédant le coucher commence pour lui dès qu’on allume les lampes et ferme les rideaux, avant même qu’il doive monter dans sa chambre. De nombreuses variations préparent la fameuse scène du « baiser du soir » qui ouvre Du côté de chez Swann (appellation plus tardive).

    Proust évoque les fleurs qu’il adore dans le jardin de son oncle et celles qu’il n’aime pas. L’aubépine rose est, écrit-il, l’arbuste qu’il a « le plus aimé ». Décrivant la promenade sur la route de Villebon, il note d’emblée ceci : « Et à voir que toute ma vie s’épuise à essayer de voir ces choses, je pense que là est peut-être le secret caché de la Vie. »

    Au bord de la mer, outre les manies de la grand-mère – le grand air l’obsède, elle rouvre les fenêtres de la salle à manger du restaurant de l’hôtel quand on les referme à cause du vent, sans souci des plaintes ; il faut passer sur la plage le plus de temps possible –, Marcel Proust observe une vieille dame installée à l’hôtel avec sa gouvernante, sa femme de chambre, son chauffeur, et qui s’y déplace « sans regarder personne ». Sa grand-mère aussi ignore les autres estivants, qu’elle les connaisse ou pas, elle évite soigneusement toute obligation mondaine.

    Son petit-fils, lui, aimerait bien qu’elle le présente à l’une ou l’autre de ses connaissances de bonne situation, afin d’être apprécié, ou du moins remarqué des jeunes filles qui se promènent en bande sans lui prêter d’attention, bien qu’il les observe. Il fera tout pour l’être. Pour lui, les noms nobles, noms de lieux ou de châteaux, sont des invitations au voyage, au rêve, à la poésie.

    Les « autres manuscrits de Marcel Proust » qui suivent les 75 feuillets contiennent des antécédents ou des reprises de ces motifs. L’un d’eux évoque une légende bretonne selon laquelle les âmes des morts passent dans quelque chose, un objet familier. Un autre, des visages de femmes qui éveillent le désir – « l’histoire des amours que je n’aurais pas vécues ».

    « Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence. Chaque jour je me rends mieux compte que ce n’est qu’en dehors d’elle que l’écrivain peut ressaisir quelque chose de nos impressions passées, c’est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière de l’art. » Plus loin : « Et cette infériorité de l’intelligence, c’est tout de même à l’intelligence qu’il faut demander de l’établir. Car si l’intelligence ne mérite pas la couronne suprême c’est elle seule qui est capable de la décerner. »

    La lecture de ces inédits de Proust est passionnante. On est surpris de reconnaître si bien ce qu’ils annoncent de la Recherche et on prend conscience de l’énorme travail de transformation : un personnage remplace un autre, une fusion en fait apparaître un nouveau (Swann, par exemple), les noms changent et aussi les arbres, une couleur de cheveux… Surtout, les prénoms réels disparaissent : les souvenirs autobiographiques deviennent peu à peu des scènes romanesques. Troublant accès à « la crypte proustienne primitive » (quatrième de couverture).

  • Une vocation

    Proust Le temps retrouvé Poche.jpg« La perception de ces vérités me causait de la joie ; pourtant il me semblait me rappeler que plus d’une d’entre elles, je l’avais découverte dans la souffrance, d’autres dans de bien médiocres plaisirs. Alors, moins éclatante sans doute que celle qui m’avait fait apercevoir que l’oeuvre d’art était le seul moyen de retrouver le Temps perdu, une nouvelle lumière se fit en moi. Et je compris que tous ces matériaux de l’oeuvre littéraire, c’était ma vie passée ; je compris qu’ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur emmagasinée par moi, sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même, que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante. Comme la graine, je pourrais mourir quand la plante se serait développée, et je me trouvais avoir vécu pour elle sans le savoir, sans que jamais ma vie me parût devoir entrer jamais en contact avec ces livres que j’aurais voulu écrire et pour lesquels, quand je me mettais autrefois à ma table, je ne trouvais pas de sujet. Ainsi toute ma vie jusqu’à ce jour aurait pu et n’aurait pas pu être résumée sous ce titre : Une vocation. »

    Marcel Proust, Le temps retrouvé

     

     

     

     

     

     

     

  • Le Temps retrouvé

    Le temps retrouvé ramène le narrateur à Combray. Il a rejoint Gilberte à Tansonville, et ses impressions ne sont plus celles de l’enfance : les faits, les choses prennent un sens nouveau, il avait mal interprété alors le regard de Gilberte derrière la haie qu’il croyait méprisant, alors qu’elle avait envie de le connaître. Saint-Loup ne rend que de brèves visites à son épouse, élancé, rapide, « d’une vivacité fébrile » – une « allure de coup de vent ». 

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    Robert de Saint-Loup refuse de parler des invertis avec son ami, se prétend « un soldat qui n’y connaît rien » ; en fait, il cache son amour pour Morel derrière des maîtresses. En parlant de lui et d’Albertine avec Gilberte, le narrateur se convainc davantage encore qu’ « aimer est un mauvais sort comme ceux qu’il y a dans les contes, contre quoi on ne peut rien jusqu’à ce que l’enchantement ait cessé. »

     

    En lisant là le Journal des Goncourt (Proust en cite des extraits, un pastiche !), il prend conscience de sa manière à lui d’observer les gens, très différente : « Goncourt savait écouter, comme il savait voir ; je ne le savais pas. » Quoique la vérité en art ne soit pas celle d’un document, il regrette de n’être pas assez doué pour la littérature. Il y renonce.

     

    A sa sortie d’une maison de santé, en 1916, le narrateur découvre les toilettes à la mode de guerre, la manière nouvelle dont on parle de certaines choses comme l’affaire Dreyfus, les changements mondains. Mme Verdurin, qui a déménagé, invite à présent les « ennuyeux » qui la sollicitent. Le couvre-feu donne l’impression, le soir, de se promener dans le noir à la campagne.

     

    Gilberte lui écrit : elle a été obligée d’héberger des Allemands, Méséglise a été détruit. Saint-Loup montre sa « vraie noblesse » dans la guerre. En permission, il se montre aussi discoureur que Charlus, « aussi affable et charmant de caractère que l’autre était soupçonneux et jaloux ». Rencontré sur les boulevards, celui-ci est de plus en plus isolé et sa brouille avec Mme Verdurin perdure, elle l’accuse même d’être un espion, à cause de sa germanophilie. On meurt à la guerre et ailleurs (le Dr Cottard, M. Verdurin). Le baron de Charlus se moque des discours militaristes, des lieux communs sur la guerre, des expressions de M. de Norpois et se montre odieux d’autosatisfaction. Mais il a laissé s’installer dans son hôtel un hôpital militaire.

     

    L’église de Combray est détruite. A Paris, les raids de gothas, les aéroplanes, les projecteurs font lever les yeux la nuit vers le ciel. Pour étancher sa soif, un soir, le narrateur entre dans le seul hôtel ouvert sur son chemin, d’où il croit voir sortir Saint-Loup, et se retrouve dans une maison de passe. Jupien procure là au baron, qui se fait enchaîner, des plaisirs sado-masochistes – un véritable pandémonium où le narrateur observe les jeux aberrants et la « folie » de Charlus.

     

    Peu après avoir cherché en vain sa croix de guerre (égarée chez Jupien), Saint-Loup meurt au front, en cherchant à protéger ses hommes. Le narrateur écrit à Gilberte, sa veuve, mais pas à la duchesse de Guermantes qu’il croyait indifférente à son neveu, alors qu’elle en tombe malade de chagrin. Malgré tout, se rappelant sa mauvaise volonté envers Robert, il pense « au peu de chose que c’est qu’une grande amitié dans le monde. »

     

    Les péripéties de la guerre font place, lorsque le narrateur est invité à une matinée chez le prince de Guermantes, aux plus belles pages de Proust sur la vocation littéraire. Alors qu’il n’y croyait plus, une sensation « d’une extrême douceur » ressentie en traversant les rues en voiture pour s’y rendre ressuscite un « passé glissant, triste et doux », suivie d’un véritable choc en découvrant Charlus devenu tout blanc comme le roi Lear et s’exprimant avec difficulté.

     

    En butant contre des pavés dans la cour des Guermantes, lui qui se pensait voué aux plaisirs frivoles retrouve ces « joies de l’esprit » déjà ressenties (arbres, clochers, madeleine, sonate) et se rappelle ces dalles inégales à Venise où il avait buté de même. Tous ces signes qui se multiplient, ponts entre présent et passé, entre lieux lointains et actuels, lui rendent « foi dans les lettres », confiance en son instinct : l’impression sera son « critérium de vérité ».

     

    Retrouvant dans la bibliothèque du prince de Guermantes (où il attend la fin du concert pour entrer au salon) François le Champi que lui lisait sa mère à voix haute, il oppose le « pouvoir de résurrection » à l’art réaliste. L’écrivain est un traducteur du réel – « Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. »

     

    « La grandeur de l’art véritable… », cette page fameuse et sublime (reprise dans Lagarde & Michard) exprime la conception proustienne du travail de l’artiste : le narrateur sait maintenant que « l’œuvre d’art était le seul moyen de retrouver le Temps perdu » et que tout ce qu’il n’a su « ni écouter ni voir » est enregistré à une profondeur où il peut retrouver la matière de son livre. Tout ce qu’il a vécu, ses chagrins amoureux, ses échecs, prend une signification nouvelle.

     

    Comme pour ces figures vieillies reconnues avec peine chez le prince de Guermantes, le temps a passé sur lui. En voyant quelqu’un chercher son nom sur son visage, il s’interroge sur « l’apparence d’arbousier ou de kangourou que l’âge (lui) avait sans doute donnée ». Bloch est devenu quelqu’un, Mme Verdurin est à présent princesse de Guermantes par son troisième mariage, le Faubourg Saint-Germain ressemble à une « douairière gâteuse ». Gilberte a grossi.

     

    La vie finit par tout feutrer « de ce beau velours inimitable des années ». Résolu à vivre désormais dans la solitude pour ce « rendez-vous urgent, capital » avec lui-même, pour écrire son livre, le narrateur voit à présent comment la société s’est transformée, « comme toutes choses changent en ce monde. » A lui de retisser les « fils mystérieux » entre les êtres, les événements, de construire son livre « comme une église », s’il en a la force – « Il était grand temps. »

     

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  • Place réservée

    proust,a la recherche du temps perdu,la fugitive,albertine disparue,roman,littérature française,relire la recherche,albertine,charlus,mme verdurin,jalousie,amour,homosexuels,musique,art,venise,culture« Une heure est venue pour moi où, quand je me rappelle le baptistère, devant les flots du Jourdain où Saint Jean immerge le Christ, tandis que la gondole nous attendait devant la Piazzetta, il ne m’est pas indifférent que dans cette fraîche pénombre, à côté de moi, il y eût une femme drapée dans son deuil avec la ferveur respectueuse et enthousiaste de la femme âgée qu’on voit à Venise dans la Sainte Ursule de Carpaccio, et que cette femme aux joues rouges, aux yeux tristes, dans ses voiles noirs, et que rien ne pourra plus jamais faire sortir pour moi de ce sanctuaire doucement éclairé de Saint-Marc où je suis sûr de la retrouver parce qu’elle y a sa place réservée et immuable comme une mosaïque, ce soit ma mère. » 

    Marcel Proust, La fugitive

    Le baptême du Christ. Vers 1352-54. Venise, Basilique Saint-Marc. Mosaïque du vestibule du Baptistère.
    http://cedidoca.diocese-alsace.fr/bible-en-images/nouveau-testament/la-vie-publique-du-christ/le-bapteme-du-christ/

     


     

     

     

     

  • Vivre sans Albertine

    Alors que dans La prisonnière, Proust rappelle régulièrement le désir du narrateur de rompre avec Albertine, son départ est pour lui un véritable choc. La fugitive (autrefois Albertine disparue) le confirme : sa souffrance contredit le sentiment antérieur qu’il ne l’aimait pas vraiment. Il en ressent un coup « physique » au cœur : « Ce malheur était le plus grand de toute ma vie. » 

    Proust Nuage de mots Albertine.jpg

    Source : http://ycreange.blogspot.be/2012/01/la-recherche-du-temps-perdu-du-cote-de.html

    Il s’efforce d’abord de nier le caractère définitif de leur séparation, demande à Françoise de garder la chambre d’Albertine en ordre, imagine son retour pour bientôt. Apprenant qu’elle est chez sa tante en Touraine, il lui écrit une lettre d’adieux et fait appel à Saint-Loup (aussi étonné de découvrir qui a été sa maîtresse secrète que lui en rencontrant Rachel) pour tenter une ultime démarche auprès de Mme Bontemps, sans se laisser voir de sa nièce.

    Donner trente mille francs à la tante (« pour le comité électoral de son mari »), donner cinq cents francs à une petite fille qu’il a fait monter chez lui pour se donner l’illusion d’une présence (les parents porteront plainte, sans suite), le narrateur agit sur impulsion et multiplie les maladresses. Albertine, qui a vu arriver Saint-Loup, traite le narrateur d’insensé par télégramme et lui reproche de ne pas lui avoir écrit directement : « J’aurais été trop heureuse de revenir ; ne recommencez plus ces démarches absurdes. » A quoi il répond qu’il ne le lui demandera pas – « Adieu pour toujours. »

    Tour à tour, il espère que cette lettre la fera revenir, qu’elle refusera, se reproche de l’avoir écrite, se récite des vers de Phèdre sur la douleur de la séparation. Quand Françoise lui montre les deux bagues d’Albertine oubliées dans un tiroir, c’est un nouveau motif d’accablement : leur ressemblance prouve qu’elle a menti sur leur origine. Le rapport de Saint-Loup, qui a entendu Albertine chanter chez sa tante, n’a rien de rassurant. Elle y voit d’autres filles, une actrice, elle n’a pas du tout l’air de souffrir.

    Pourquoi lui reprocher des désirs que lui-même s’autorise ? L’amant jaloux est prêt maintenant à tout lui permettre. De désespoir, il lui télégraphie de revenir à n’importe quelles conditions – « Elle ne revint jamais. » Un télégramme de Mme Bontemps lui annonce la mort d’Albertine, « jetée par son cheval contre un arbre », suivi de deux lettres de la jeune femme, la première à propos d’Andrée (il lui a écrit qu’il envisageait de se lier avec elle), la seconde pour lui demander de revenir – « je prendrais le train immédiatement. »

    « Alors ma vie fut entièrement changée. » La fugitive est le récit de la douleur et de l’oubli. Les tendres souvenirs envahissent ses pensées, les projets qu’il croyait empêchés par elle, comme aller à Venise, ne lui disent plus rien sans elle. « On n’est que par ce qu’on possède, on ne possède que ce qui vous est réellement présent, et tant de souvenirs, de nos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin de nous-même, où nous les perdons de vue. » 

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    Albertine n’est plus, mais sa curiosité pour elle persiste. Il charge Aimé (le maître d’hôtel) de se renseigner sur ce qui se passait dans les douches où elle se rendait à Balbec, à cause d’une rougeur soudaine observée un jour qu’ils en parlaient. Sa vie lui paraît un « double assassinat » : de sa grand-mère, auprès de qui il s’est comporté en égoïste et qu’il a trop vite oubliée, et à présent d’Albertine.

    « On désire être compris parce qu’on désire être aimé, et on désire être aimé parce qu’on aime. » Il aimait Albertine, enfin il se l’avoue. « Mais elle était morte. Je l’oublierais. » C’est l’heure du bilan où défilent les femmes de sa vie, et celles d’un instant. Quand Aimé revient avec les confidences d’une doucheuse sur les rencontres coquines d’Albertine, Balbec devient l’Enfer de ses soupçons confirmés.

    « Je me voyais perdu dans la vie comme sur une plage illimitée où j’étais seul et où, dans quelque sens que j’allasse, je ne la rencontrerais jamais. » Puis vient le temps du doute : la doucheuse, Aimé ont-ils dit vrai ? Une petite blanchisseuse qui a simulé pour Aimé ce qu’elle faisait avec Albertine ne l’a-t-elle pas puni pour sa curiosité ? « Ce que nous sentons existe seul pour nous et nous le projetons dans le passé, dans l’avenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives de la mort. » Enfin, il lui pardonne.

    S’habituer à vivre sans elle. Eviter la Touraine, la Normandie. Lire le journal avec prudence – un rien peut réveiller la douleur. Rencontrer Andrée, tâcher de savoir tout de même. Ramener d’autres filles chez lui, mais aucune n’est Albertine. Enfin, Le Figaro publie un article de lui ! Quand Andrée lui révèle la relation entre Albertine et Morel, il ne souffre plus : « Comme certains bonheurs, il y a certains malheurs qui viennent trop tard, ils ne prennent pas en nous toute la grandeur qu’ils auraient eue quelque temps plus tôt. » Comprendra-t-il jamais pourquoi Albertine l’a quitté ? Tout en elle, toujours, est et restera mobile – fugitif.

    Sa mère emmène le narrateur quelques semaines à Venise. Ils y font des rencontres inattendues, mais c’est surtout la beauté de la ville qui l’occupe, et la peinture vénitienne. Il prend des notes pour un travail sur Ruskin, visite Saint-Marc avec sa mère, reconnaît dans un tableau de Carpaccio le manteau de Fortuny porté par Albertine, admire les anges-oiseaux de Giotto à Padoue.

    Au moment du départ, le courrier leur annonce deux mariages inattendus : Gilberte Swann, devenue Mlle de Forcheville par le remariage de sa mère, épouse Saint-Loup ; le « petit Cambremer » épouse la nièce de Jupien (elle mourra peu après de fièvre typhoïde). Gilberte de Saint-Loup devient une personne très en vue, mais aucune situation mondaine ne l’est une fois pour toutes. Son mari s’affiche avec des maîtresses – un leurre. Saint-Loup est aussi un « inverti », et en l’apprenant de source sûre, son ami – en fait l’était-il ? – en ressent beaucoup de peine. 

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