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proust - Page 2

  • Clarté

    Proust Soudan Octave Rayon de soleil sur la ferme.jpg« Est-ce pour cela qu’il s’était senti si heureux ? Nous ne savons pas pourquoi le vif éclat du soleil matinal nous donne tant d’espérances, les premiers froids de l’hiver tant de gaieté, pourquoi la clarté longue et dorée du soleil de cinq heures, même étendue pendant une classe ennuyeuse sur un pupitre noir tout fouillé par les canifs des élèves, a tant de charme pour nous. Mais pourvu que nous ne soyons pas torturés par une angoisse trop douloureuse qui nous empêche de participer à aucune douce impression et nous fait passer au milieu d’une belle journée d’été comme un enfant qui pleure au milieu d’enfants qui courent et qui jouent, ce charme garde toujours sur nous le même pouvoir. Grâce à lui, sans avoir besoin pour cela d’en retrouver les jeux, le jardin, la santé, les espérances, nous retrouvons pour un moment la douceur même de notre enfance. »

    Marcel Proust, Jean Santeuil (A Illiers)

    Octave Soudan (1872-1947), Rayon de soleil sur la ferme

  • Jean Santeuil (I)

    Roman de jeunesse inachevé, Jean Santeuil de Marcel Proust (1871-1922) est publié dans la collection Quarto avec un bel autoportrait d’Edward Steichen avec sa sœur  – regard surgi du passé en couverture de mon exemplaire de 2001. Jean-Yves Tadié (son biographe) commence ainsi sa préface : « Qui dira le charme, le jaillissement des œuvres de jeunesse ? » Proust vient d’achever Les Plaisirs et les Jours quand il aborde pour la première fois, à vingt-quatre ans, l’écriture d’un roman. En première page, il s’interroge : « Puis-je appeler ce livre un roman ? C’est moins peut-être et bien plus, l’essence même de ma vie recueillie sans y rien mêler, dans ces heures de déchirure où elle découle. Ce livre n’a jamais été fait, il a été récolté. »

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    Le manuscrit de la Bibliothèque nationale ne porte pas de titre, Proust ne lui en a pas donné, n’a pu assez le structurer pour qu’il soit publié (entre autres raisons). Ce n’est qu’en 1952 que les feuillets épars des caisses récupérées au garde-meuble sont organisés pour une première édition, « par thèmes et en suivant l’âge du héros ». En 1971, une deuxième édition paraît dans La Pléiade, le texte repris ici. Les titres des chapitres sont également dus aux éditeurs.

    « J’étais venu passer avec un de mes amis le mois de septembre à Kerengrimen, qui n’était alors (en 1895) qu’une ferme loin de tout village, dans les pommiers, au bord de la baie de Concarneau. Beaucoup de Parisiens et d’Anglais y venaient passer la belle saison absolument comme dans un hôtel. » Ainsi commence la préface où Proust raconte combien son ami et lui avaient été émus d’apprendre la présence de « C. », un écrivain qu’ils plaçaient très haut.

    Aussitôt, ils lui avaient fait porter une lettre. Après l’avoir rencontré, ils s’étaient mis à l’observer et à le suivre de loin dans ses promenades. C. finissait toujours par entrer dans la maison du gardien de phare pour y écrire au calme. Sollicité, l’écrivain avait accepté de leur lire le soir ce qu’il avait écrit l’après-midi. Il disait ne rien inventer, avoir connu le duc de Réveillon et « ce Jean » sensible et de santé « chétive ».

    Ses admirateurs espéraient comprendre « quels sont les rapports secrets, les métamorphoses nécessaires qui existent entre la vie d’un écrivain et son œuvre, entre la réalité et l’art, ou plutôt, comme [ils pensaient] alors, entre les apparences de la vie et la réalité même qui en faisait le fond durable et que l’art a dégagée. » Quatre ans plus tard, C. « était mort subitement », sans que les journaux parlent du « roman » dont ils avaient une copie – « je me suis décidé, mon ami ayant d’autres affaires, à publier celle-ci. »

    J’en suis à mi-lecture. « Enfance et adolescence » débute avec une scène proche de celle qui ouvre A la recherche du temps perdu : Jean, sept ans, « nerveux », revient une troisième fois dire bonsoir à sa mère. Mme Santeuil veut lui faire perdre « ces habitudes de petite fille » et l’élever « virilement ». Le docteur sait le goût de l’enfant pour la musique et la poésie, ses parents préfèreraient pour lui une « carrière véritable, comme la magistrature, les Affaires étrangères ou le barreau ».

    Avant d’aller au collège, Jean restait toute la journée aux Champs-Elysées avec sa bonne, y refusant les invitations à jouer des autres enfants, jusqu’à ce qu’il fasse la connaissance « d’une jeune fille russe avec de grands cheveux noirs, des yeux clairs et moqueurs, des joues roses, et qui brillait de cette santé, de cette vie, de cette joie qui manquaient à Jean. » Marie Kossichef sera son grand amour d’enfant. Il en est si surexcité que ses parents s’efforcent de l’éloigner d’elle et l’envoient prendre des leçons particulières à l’heure où il la rencontrait.

    Au lycée, Jean s’éprend « d’amitié » pour Henri de Réveillon, qui admire ses devoirs de français que le professeur lui fait lire tout haut « au milieu des rires ». Un jour, Henri le ramène chez lui, où sa mère, la duchesse, est ravie d’enfin voir « monsieur Santeuil » et le garde à déjeuner. C’est le début d’une grande amitié.

    Au fil des pages apparaissent des motifs et thèmes qui reviendront dans la Recherche : le son des cloches, les pommiers ou les lilas en fleurs, les aubépines, la lumière du soleil qui rend heureux. « A Illiers » est plein de fleurs, de jours d’été, de promenades, du jardin qui le rendent « fou de joie ». Et aussi Le Capitaine Fracasse, la lanterne magique… Déjà sa manière imagée de décrire ou d’expliquer par analogie nous enchante.

    « Les Réveillon », le plus long chapitre, raconte les grandes heures passées par Jean Santeuil avec son ami Henri. A Paris d’abord, où les relations entre les deux familles sont assez complexes, puis à la belle saison, à Réveillon même où Jean jouit pleinement de la vie de château à la campagne, lit, se montre gourmand et sensuel. « Toutes les scènes que je vous raconte, je les ai vécues. » Les observations de la vie en société se mêlent à ses réflexions sur la nature, l’art et la vie. Jean passe là encore une partie de la mauvaise saison, « un temps qui a son charme aussi ». « Les lieux sont des personnes », écrit-il, avant d’expliciter que « leur physionomie » reste dans notre mémoire, irremplaçable.

    (A suivre)

  • Aux Champs

    Bloch-Dano Poche.jpg« En ce vendredi de février froid et ensoleillé, me voici à mon tour dans les jardins déserts où m’accueille le panneau de l’allée Marcel-Proust, à l’angle de l’avenue Gabriel et de la place de la Concorde. Pas de chevaux de bois, pas de voitures aux chèvres mais la statue, la pelouse, les pigeons sont fidèles au rendez-vous. Le « petit pavillon treillissé de vert » des « water-closets » remplit toujours sa fonction au bord de la contre-allée. Le kiosque de la marchande de sucres d’orge propose aux touristes des canettes de soda et des sandwichs. […]
    Tout est là, ou presque. On pourrait faire défiler les images avec l’illusion que les quelques promeneurs sont des figurants en costume moderne – mais les bruits, le grondement incessant des voitures sur les Champs-Elysées, les odeurs de gaz, les poubelles débordant de plastique, les touristes armés de smartphones dissipent l’illusion. »

    Evelyne Bloch-Dano, Une jeunesse de Marcel Proust

  • Un jeune Proust

    Evelyne Bloch-Dano annonce « Enquête sur le questionnaire » en sous-titre d’Une jeunesse de Marcel Proust. Les fameuses réponses écrites par le jeune Marcel dans l’album anglais d’Antoinette Faure – Confessions. An Album to Record Thoughts, Feelings, & c. – figurent au début de son essai. On pourra les comparer à la fin avec celles du second questionnaire dans Les Confidences de Salon.

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    Marcel Proust (au milieu) et Antoinette Faure au parc Monceau (mai 1886)
    (galerie de documents sur le site de l'autrice)

    L’essai explore comment le « questionnaire de Proust », au départ un « divertissement de société », auquel il n’a jamais fait lui-même allusion, est devenu un mythe. L’album, « un petit cahier cartonné de rouge », a été retrouvé dans une malle en 1924 par le fils d’Antoinette Faure. Intrigué par l’objet, il y découvre des « confessions » généralement non signées, interroge sa mère qui reconnaît celle de Proust.

    En 1949, André Maurois fait écho au questionnaire dans A la recherche de Marcel Proust, ainsi qu’au second, et c’est dès 1952 que naît l’idée de demander à des auteurs contemporains de répondre aux mêmes questions. Ainsi naît le « questionnaire Marcel Proust ». Celui-ci se répand aussi hors de la sphère littéraire, les journalistes s’en servent dans les revues, les journaux. On se souvient de Bernard Pivot qui en invente un autre, plus court, pour terminer son émission Bouillon de culture et de sa dernière question : « Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous, après votre mort, l’entendre vous dire ? »

    L’album d’Antoinette Faure a été vendu chez Drouot en 2003 pour 120 227 euros (à une société). Le voyant exposé à Cabourg en 2007 pour une « Journée proustienne »,  Evelyne Bloch-Dano peut un soir découvrir les autres pages de l’album feuilleté par des mains gantées et, sa curiosité piquée au vif, forme le projet d’enquêter sur ce document, de comparer les réponses du jeune Proust à celles des jeunes gens de son âge. « Tout simplement : était-il déjà exceptionnel ou, simplement, un garçon de son époque ? »

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    Réponses manuscrites de Proust (Open Culture)

    L’essai cherche à identifier les relations sociales de Proust à cette époque, en commençant par Lucie et Antoinette Faure (filles du futur président de la République Félix Faure) avec qui il jouait dans les jardins des Champs-Elysées, « d’autres enfants des beaux quartiers », puis ses camarades de classe au lycée Condorcet. « C’est alors tout un monde qui a surgi, celui des jeunes filles de la bourgeoisie de la fin du dix-neuvième siècle, souvent originaires du Havre ou y ayant vécu comme la famille Faure. Quelques garçons aussi. A travers leurs goûts, leurs lectures, leurs rêves, leurs études, leurs habitudes, s’est dégagé le portrait d’une génération. »

    Au dos de l’album, Antoinette a noté ses deux adresses, à Paris et au Havre. L’essayiste est partie sur les traces des demeures familiales et des modes de vie. Comment Marcel et Antoinette se sont-ils connus ? Elle s’est intéressée aussi au « vert paradis des amours enfantines », les Champs-Elysées. Elle s’est tournée vers les correspondances, les témoignages, en plus des origines du fameux « Confession Album ».

    Une jeunesse de Marcel Proust livre une enquête très documentée. C’est à l’occasion des derniers jours de l’Exposition maritime internationale du Havre, durant l’été 1887, qu’Antoinette Faure a invité ses amis, des adolescents entre 14 et 18 ans, « cet âge incertain entre enfant et adulte ». Le dimanche 4 septembre, Marcel Proust, seize ans, a rempli le questionnaire. Evelyne Bloch-Dano s’attache à décrire la vie des jeunes filles à cette époque, celle où on commence à créer des lycées à leur intention, mais les amies d’Antoinette n’y vont pas, elles reçoivent de l’enseignement à domicile ou dans un « petit cours » privé.

    Le contexte historique posé, l’essai passe à la description précise de l’album et cherche à dégager une méthode pour présenter les résultats détaillés : 24 questions, 42 jeunes gens, environ un millier de réponses. L’objectif : une « photographie d’ensemble » d’une part, et celle de Marcel Proust de l’autre. Test de personnalité, aspirations des filles et des garçons, goûts et couleurs… Et puis, forcément, toutes les questions qu’elle se pose devant les réponses – sincères ou poseuses.

    « Je me demande finalement si le sujet de mon livre n’est pas là, dans cette quête d’une adolescence enfuie. Les biographes passent leur temps à faire revivre les disparus. Chaque nouveau personnage est une victoire sur la vie. Ou sur la mort ? Sans doute y a-t-il derrière cette obsession un néant que nous cherchons à repeupler. De quelles adolescentes effacées par l’Histoire, dans mon récit familial, les filles du Havre sont-elles les fantômes ? »

  • Aujourd'hui

    Murat en Poche.jpeg« Aujourd’hui, que peuvent bien signifier les codes du faubourg Saint-Germain pour des jeunes qui passent leur temps sur les réseaux sociaux ? Et quelle est leur capacité d’absorption de la phrase proustienne lorsque tout se tranche en cent quarante caractères ? Questions en réalité sans objet. Enseigner la Recherche à Los Angeles ou en Chine, c’est, pareillement, éprouver l’universalité d’un texte qui fait s’effriter tous les particularismes culturels, d’âge, de classe. Depuis vingt ans, un groupe se retrouve régulièrement dans un café de Buenos Aires  pour lire le même livre, indéfiniment : En busca del tiempo perdido. Ce book club d’un genre particulier a fait l’objet d’un documentaire, Le Temps perdu (2020), de Maria Alvarez. On y voit une dame élégante au regard vif déclarer : « Tout ce qui se passe dans ce roman, à un moment donné de ma vie, je l’ai ressenti. Tout. » Cette phrase, n’importe qui, dans le monde entier, peut la prononcer. »

    Laure Murat, Proust, roman familial