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proust - Page 6

  • La maladie d'amour

    Charles Swann, dans A la recherche du temps perdu, est un esthète aux cheveux roux, aux yeux verts, porté sur les jolies femmes. Ce flirteur invétéré n’hésite pas à se servir de ses relations pour s’en rapprocher, aussi le grand-père du narrateur s’écrie quand il reçoit une lettre de lui : « Voilà Swann qui va demander quelque chose : à la garde ! »  

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    Source : http://www.lemotlachose.com/un-amour-de-swann-a-la-recherche-de-pierre-alechinsky/

    Un amour de Swann peut se lire comme un roman isolé, Proust lui-même y voyait une bonne porte d’entrée dans son œuvre. C’est une des incarnations littéraires les plus inoubliables de la maladie d’amour. Le récit des circonstances dans lesquelles Swann rencontre Odette de Crécy, « demi-mondaine » comme on disait alors pour ce genre de femme entretenue, la revoit, la cherche, l’aime, la soupçonne, la regarde s’éloigner de lui, puis regrette d’avoir gâché des années de sa vie pour une femme qui n’était pas son genre, est un flash-back, un récit dans le récit, un microcosme.

     

    Voire une mise en abyme : cette liaison se déroule à l’époque de la naissance du narrateur, qui se la fera raconter – « (…) bien des années plus tard, quand je commençai à m’intéresser à son caractère à cause des ressemblances qu’en de tout autres parties il offrait avec le mien (…) »

     

    Au physique, Odette déplaît d’abord à Swann, et la beauté de son corps pourtant « admirablement fait » est gâchée par la mode de l’époque qui donne « à la femme l’air d’être composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres » (formidable description de sa toilette). Tout changera quand il retrouvera ses traits dans la Zephora de Botticelli. 

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    Botticelli, Les Epreuves de Moïse, détail, Chapelle Sixtine (de face, Zephora, "la fille de Jethro")

    La première vedette féminine (l’histoire débute avec elle), c’est Mme Verdurin et son « noyau » de « fidèles », ses soirées qui ne ressemblent en rien à celles des « ennuyeux » (les aristocrates à ses yeux de bourgeoise). Elle les anime, du haut de son siège-escabeau suédois « en sapin ciré », un cadeau, comme férocement résumé ici : « Telle, étourdie par la gaîté des fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin chaud, sanglotait d’amabilité. »

     

    Odette, « un amour », une des seules femmes admises dans son cercle avec l’épouse du Dr Cottard, y introduit Swann après l’avoir harponné, et c’est là qu’il réentend la « phrase musicale » de Vinteuil qui va l’envoûter. « Les êtres nous sont d’habitude si indifférents que, quand nous avons mis dans l’un d’eux de telles possibilités de souffrance et de joie pour nous, il nous semble appartenir à un autre univers, il s’entoure de poésie, il fait de notre vie une étendue émouvante où il sera plus ou moins rapproché de nous. » Il y a là de merveilleuses pages sur l’écoute de la musique, l’ivresse auditive.

     

    Relire Un amour de Swann, c’est s’arrêter aux détails sautés la première fois ou bien oubliés, par exemple quand Odette, qui prétend aimer les « antiquités », déplore que son amant habite dans un hôtel du quai d’Orléans « indigne de lui » et lâche, à propos de la décoration chez une de ses amies où tout est « de l’époque » (laquelle ? impossible pour Odette d’éclairer Swann sur ce point) : « Tu ne voudrais pas qu’elle vécût comme toi au milieu de meubles cassés et de tapis usés ». 

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    Livre de Poche 1971, 1988, 2006

    L’arrivée du comte de Forcheville chez les Verdurin, qui a l’art de se fondre dans sa coterie contrairement à Swann, marque le tournant de ses relations avec Odette. «  L’amour est une maladie, on le sait, ou plutôt, on ne le sait pas assez. Le véritable organe sexuel de Proust, c’est la jalousie. » (Roland Barthes) Swann dissimule sa jalousie, pour ne pas donner à Odette « cette preuve qu’il l’aimait trop, qui, entre deux amants, dispense, à tout jamais, d’aimer assez, celui qui la reçoit. »

     

    Relire, c’est prendre le temps de s’arrêter, page 289 (Pléiade 1984), sur une « musique stercoraire » ; page 292, sur « aller villégiaturer dans des latrines » ; page 304, sur « le chimisme même de son mal ». Sur des effets de style, page 354, où Swann se dit : « On ne connaît pas son bonheur. On n’est jamais aussi malheureux qu’on croit » ; quelques lignes plus loin, « il se dit qu’on ne connaît pas son malheur, qu’on n’est jamais si heureux qu’on croit. »

     

    Et pour finir, sur la silhouette bien croquée de Mme Cottard, croisée par Swann dans l’omnibus, en pleine « tournée de visites « de jours », en grande tenue », qu’il suit des yeux quand elle en descend, « l’aigrette haute, d’une main relevant sa jupe, de l’autre tenant son en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle son manchon. » De quoi nourrir une amusante leçon de vocabulaire.

     

    Relire La Recherche (2)

     

    Relire La Recherche (1)

     

  • Rythme

    proust,a la recherche du temps perdu,du côté de chez swann,combray,roman,littérature française,relire,pluie,culture« Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l’avait heurté, suivi d’une ample chute légère comme de grains de sable qu’on eût laissés tomber d’une fenêtre au-dessus, puis la chute s’étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle : c’était la pluie. 

    – Eh bien ! Françoise, qu’est-ce que je disais ? Ce que cela tombe ! Mais je crois que j’ai entendu le grelot de la porte du jardin, allez donc voir qui est-ce qui peut être dehors par un temps pareil. »

    Marcel Proust, Combray (Du côté de chez Swann)

     

    Photo : Vue de la fenêtre de la chambre d'enfant de Marcel, après la pluie. Le Combray de Marcel Proust à Illiers-Combray © Silvia López / Pinterest

     

  • Retour à Combray

    J’ai trop souvent différé de reprendre A la recherche du temps perdu, cette fois je m’y mets, in extenso. Dans Du côté de chez Swann, relu tant de fois, Combray est le splendide portail de La Recherche. Ce texte de Marcel Proust ne s’ouvre pour moi ni sur la phrase fameuse, ni sur le sifflement des trains, mais sur celle-ci qui m’est chère, au deuxième paragraphe : « J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. » 

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    Première édition chez Grasset, 1913

    L’édition en trois volumes dans la Pléiade (la dernière en comporte quatre) est préfacée par Maurois. « Définir Proust par les événements et les personnages de son livre serait aussi absurde que définir Renoir : un homme qui a peint des femmes, des enfants et des fleurs. Ce qui fait Renoir, ce ne sont pas ses modèles, c’est une certaine lumière irisée dans laquelle il place tout modèle. »

     

    « Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. » C’est une autre de ces phrases magiques à l’orée d’un paragraphe. Proust parle d’un monde qui n’est plus, mais nous nous y retrouvons. Et quand il écrit : « le branle était donné à ma mémoire », c’est comme s’il frappait sur un gong qui ébranle la mienne.

     

    J’irai donc lentement, pour savourer le texte à l’aise, y faire des allers retours, m’arrêter aux passages nouveaux pour moi – il y en a toujours qui nous ont échappé, que les yeux ont parcourus pendant que la pensée se promenait, encore à méditer ce qui précédait ou à suivre quelque écho intérieur. 

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    Le premier portrait de Swann, décrit ici tel que le narrateur le voyait enfant, à travers les propos de sa grand-tante, de ses grands-parents, voisins du « fils Swann » à Combray, est l’occasion pour Proust de s’arrêter à « l’acte si simple que nous appelons « voir une personne que nous connaissons », « en partie un acte intellectuel » :

     

    « Nous remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui, et dans l’aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n’était qu’une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons. »

     

    C’est peine perdue, écrit Proust, de chercher à évoquer notre passé par les efforts de l’intelligence seule, juste avant l’épisode de ce morceau de gâteau amolli dans une cuillerée de thé qui fait naître en lui « un plaisir délicieux », une « puissante joie », sans explication jusqu’à ce que le souvenir de la petite madeleine que sa tante Léonie lui offrait le dimanche matin, quand il allait lui dire bonjour dans sa chambre, lui apparaisse et avec lui « tout Combray et ses environs ». 

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    Après la mort de son mari, cette tante n’a plus quitté Combray, puis sa maison, sa chambre et pour finir son lit, son existence limitée à deux pièces contiguës. « L’air y était saturé de la fine fleur d’un silence si nourricier, si succulent, que je ne m’y avançais qu’avec une sorte de gourmandise ». Quelle description que celle de la première chambre où il attendait de pouvoir entrer chez elle, des odeurs et des formes, du feu déjà allumé jusqu’au couvre-lit à fleurs ! Et celle du tilleul, « capricieux treillage dans les entrelacs duquel s’ouvraient les fleurs pâles » !

     

    Marcel Proust m’éblouit, me comble par sa manière de rendre à la fois la perception des choses et le cours de la pensée. Quand il fait parler ses personnages, il les rend plus présents encore : « Tâchez de garder toujours un morceau de ciel au-dessus de votre vie, petit garçon », dit M. Legrandin, à qui la grand-mère du narrateur reproche « de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre, de ne pas avoir dans son langage le naturel qu’il y avait dans ses cravates lavallière toujours flottantes, dans son veston droit presque d’écolier. »

     

    Combray, ce sont les délicieuses lectures, à l’intérieur ou au jardin, les heures qui sonnent au clocher de Saint-Hilaire et que parfois il n’entend pas – « l’intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d’or sur la surface azurée du silence. » Ce sont les deux « côtés » pour se promener : le côté de Méséglise-la-Vineuse autrement dit le côté de chez Swann parce qu’on passe alors devant sa maison, et le côté de Guermantes, alors si loin l’un de l’autre en apparence, « dans les vases clos et sans communication entre eux d’après-midi différents ».

     

    A relire cette première partie, je suis à nouveau stupéfaite de voir tout ce qu’elle contient déjà de La Recherche, personnages, motifs, thèmes, emmêlés aux plaisirs de la table, aux habitudes familiales, aux rencontres, aux couleurs du ciel et des paysages. A la fin de Combray, le narrateur confie ses appréhensions : sur quoi donc écrira l’écrivain qu’il veut être un jour ? a-t-il des dispositions, du génie, ou renoncera-t-il ? Le jour où il arrive à rendre sur une page le plaisir spécial qu’il a ressenti à suivre du regard les deux clochers de Martinville et celui de Vieuxvicq depuis la voiture du docteur Percepied (qui les ramène à Combray en passant chez un malade à Martinville-le-Sec), la réponse se dessine :

     

    « Je ne repensai jamais à cette page, mais à ce moment-là, quand, au coin du siège où le cocher du docteur plaçait habituellement dans un panier les volailles qu’il avait achetées au marché de Martinville, j’eus fini de l’écrire, je me trouvai si heureux, je sentais qu’elle m’avait si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient derrière eux, que comme si j’avais été moi-même une poule et si je venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête. »

     

     Relire La Recherche (1)

  • Des lubies

    « Joyce, comme Proust, avait des lubies bizarres. Comment l’en guérir ? Autant exiger d’une tornade de faire office de bouillotte. Il avait peur du noir, des orages et de la foudre et se réfugiait sous une table ou dans une armoire jusqu’à ce que le calme soit revenu. Il détestait voyager isolé, passer seul la nuit du Nouvel An, croiser une nonne en rue, craignait les routes désertes, la mer démontée, les chevaux au galop, les stylos dont l’encre gicle, l’odeur des désinfectants et les fœtus morts, les animaux crevés et les oiseaux éventrés dont le dégoûtaient les organes internes. Et surtout il avait peur des chiens, que le père de son père avait tenté de lui faire aimer très tôt mais qu’il trouvait des bêtes détestables et lâches. Cela venait de l’enfance, quand il jouait sur la plage avec son frère à lancer des cailloux dans l’eau et avait été attaqué par un terrier irlandais au poil doux, qui passait pour un bon compagnon et l’avait cruellement mordu au menton, creusé par une cicatrice que marquait sa barbiche. Il prenait depuis ses précautions et s’éloignait à la vue d’un passant dont la voix était proche de l’aboiement qu’il appelait « lastration », aussi rare en français qu’en anglais, aboyer venait de latrare, bien qu’il eût longtemps cru que celui qui aboie n’est pas méchant. »

     

    Patrick Roegiers, La nuit du monde

     

    Paris - Moto biplace au Champ-de-Mars, 1922.jpg

    Moto biplace au Champ-de-Mars. Paris, 1922
    © Jacques Boyer / Roger-Viollet (Paris en images)

  • Rencontre au Ritz

    Organiser une rencontre entre Proust et Joyce au Ritz, le 18 mai 1922 – il a dû s’amuser, Patrick Roegiers, en écrivant La nuit du monde (roman, 2010), en tout cas il nous amuse. C’est brillant d’érudition, jamais pédant, une douce folie pour deux génies de la littérature du vingtième siècle. Bourré d’anecdotes et d’inventions, son roman, dédié « à ceux qui lisent », construit autour de ce rendez-vous imaginaire parfaitement vrai trente-deux chapitres qui ont chacun leur couleur, leur ton, leur rythme.

     

    Proust par J.E. Blanche (musée d'Orsay).png

    Jacques-Emile Blanche (1861-1942), Portrait de Marcel Proust, 1892 © ADAGP, Paris - photo RMN

     

    Première partie : La soirée du Ritz. Elle débute par l’apparition d’un « personnage irréel que l’on n’attendait plus » ; « affété comme une gravure de mode, emmitonné dans cet accoutrement d’une autre époque », Proust porte huit manteaux l’un sur l’autre, ce qui ne l’empêche pas de grelotter, même en mai. « Il avait l’air d’un enfant très vieux négligé par sa mère et qui sentait le moisi. » C’est ce qui s’appelle réussir son entrée. Le chapitre deux est tout aux sonorités du nom – « qui s’énonçait « Prou » » – et du palace – « le vlouf ! des chasses d’eau, le broooeeewww de la baignoire qui se vidait, le cloc ! clop ! floc ! plic ! ploc ! du robinet qui gouttait », etc. Marcel Proust (qui détestait qu’on le nomme par son
    nom seul) « trouvait le métier d’hôtelier un des plus humains qui soient et savait comme personne que la vie de l’hôtel, où les hommes se fuient, était l’image même de la société. »

     

    Ce jeudi soir, Violet et Sydney Schiff ont offert, en tant que mécènes, une représentation du Renard d’Igor Stravinski aux « gensdelettres et amis des zarts ». Ils se targuent d’avoir révélé l’œuvre de Proust aux Anglais et trouvent l’écrivain changé depuis leur dernier passage à Paris. Le « filsàmaman » né en 1871 vient de terminer A la recherche du temps perdu. Déjà introduit par leurs hôtes dans « le petit salon rouge cerise », Joyce qui a salué « madame Sniff » confond ce Schiff avec « Ettore Schmitz, vrai nom d’Italo Svevo, qui avait en partie servi de modèle à Bloom » ou avec Schimpff, libraire, et d’autres Schniff’s. Violet Schiff « guignait Joyce, tout rétrignolé sur son siège, la tête rejetée en arrière, les yeux baissés sous les grosses lentilles, les jambes croisées – sa pose habituelle –, la cheville gauche placée sur le genou droit, qui frottait l’une sur l’autre ses longues mains étroites et baguées qu’il nouait souvent sur les rotules ou bien calait sous le menton. »

     

    James Joyce par Berenice Abbott 1926.jpg

    James Joyce photographié par Berenice Abbott, 1926.

     

    L’Irlandais est à Paris, « la dernière des villes humaines » depuis juillet 1920, pour finir son « Ulysse à Dublin ». Tennis aux pieds, il veille à l’excentricité de sa tenue, n’ayant pas les moyens de s’offrir des vêtements neufs. Proust : « Voyez-vous du monde à Paris, cher Joyce ? » – Joyce : « On m’a présenté à des tas de gens sur lesquels j’ai tout fait sauf, semble-t-il, une bonne impression. » James Joyce est superstitieux et curieux, de l’homosexualité entre autres : « Est-ce une question de goût, de glande ou de tact ? » – Proust : « Non pas, c’est une question d’habitude. »

     

    Roegiers s’intéresse de près aux intimes de Proust, aux lubies de Joyce, à leurs préférences alimentaires, à leurs phobies. Il raffole des détails. En 1919, Proust reçoit le prix Goncourt pour A l’ombre des jeunes filles en fleurs. « Du jour au lendemain, il était devenu une marque déposée » : eau de Cologne, poudre Legras, boules Quiès, coiffeur François, gilets Rasurel, lavallières Liberty… Liste de ses fournisseurs préférés. Liste des vacheries : « un snob, un attardé, un imposteur, un oisif, un élitiste, un indolent, un cloisonné, un soporifique » – l’auteur ne se prive pas d’énumérer tout ce qui s’y prête. Idem pour Joyce, « le pauvre type » traité « de fou, de pitre, d’espion, d’ignoble bouffon, d’alcoolique incurable, d’anthropophage, de cocaïnomane » et la suite n’est pas triste. Proust et Joyce sont comparés, distingués, taillés en facettes comme des brillants, résumés par leur même conception de l’écriture : « la vie comme un livre, le livre comme un monde. »

    La seconde partie du roman, plus courte, s’intitule L’enterrement de Marcel. L’auteur y raconte la fin du plus sensible des écrivains, achevé par « son hygiène bizarre », à cinquante et un ans. Le 22 novembre 1922, à son enterrement au Père-Lachaise arrive Joyce « en costume noir de seconde main », doublant le pas pour rejoindre le groupe d’illustres écrivains au rendez-vous de l’amitié littéraire : « Tous ne l’avaient pas lu, mais tous étaient en larmes. » L’auteur convoque dans ce cortège Shakespeare et Cervantès, Molière et Baudelaire, Racine et Kafka, entre autres, pour une joyeuse comédie de mort fictive, avant de conduire Joyce lui-même à son dernier mot. Patrick Roegiers, la nuit, réinvente le monde.