« Elstir et moi nous étions allés jusqu’au fond de l’atelier, devant la fenêtre qui donnait derrière le jardin sur une étroite avenue de traverse, presque un petit chemin rustique. Nous étions venus là pour respirer l’air rafraîchi de l’après-midi avancé. Je me croyais bien loin des jeunes filles de la petite bande, et c’est en sacrifiant pour une fois l’espérance de les voir que j’avais fini par obéir à la prière de ma grand’mère et aller voir Elstir. Car où se trouve ce qu’on cherche on ne le sait pas, et on fuit souvent pendant bien longtemps le lieu où, pour d’autres raisons, chacun nous invite ; mais nous ne soupçonnons pas que nous y verrions justement l’être auquel nous pensons. Je regardais vaguement ce chemin campagnard qui, extérieur à l’atelier, passait tout près de lui mais n’appartenait pas à Elstir. Tout à coup y apparut, le suivant à pas rapides, la jeune cycliste de la petite bande avec, sur ses cheveux noirs, son polo abaissé vers ses grosses joues, ses yeux gais et un peu insistants ; et dans ce sentier fortuné miraculeusement rempli de douces promesses, je la vis sous les arbres adresser à Elstir un salut souriant d’amie, arc-en-ciel qui unit pour moi notre monde terraqué à des régions que j’avais jugées jusque-là inaccessibles. »
Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs
Commentaires
Tout autour de Coni, les montagnes sont magnifiques. C'est une région où l'on peut faire de belles promenades.
La vue vers les montagnes de l'immense place Galimberti est superbe.
Je suis allée voir ce que signifiait "monde terraqué", je n'avais pas encore rencontré ce mot !
"Terraqué" figure sur ma liste de mots découverts au cours de cette relecture - littéraire, mais si expressif pour désigner notre planète composée de terre et d'eau !
J'ai aussi cherché terraqué et figure-toi que l'exemple donné par Wiki est justement un bout de cet extrait!
Joli mot, oui.
Cela m'arrive souvent quand je cherche un mot rare lu chez Proust, dans le TLF aussi. Bonne fin de journée, Colo, un baiser.
Ce mot est tellement rare que je me demandais si Proust l'avait forgé, mais non. Il apparaît dans un dico de 1888 avec cette précision : "N'est guère utilisé que dans cette expression, 'le globe terraqué', le globe que nous habitons." Je trouve qu'il est un peu rude à l'oreille, mais l'image de l'arc-en-ciel vers des régions jugées jusque là inaccessibles est si belle !
Bonjour, Ariane, c'est amusant que nous ayons cette impression de mot inventé, sans doute à cause de sa composition si "visible".