Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

politique

  • Etrange vision

    sansal,le serment des barbares,roman,littérature française,algérie,islamisme,violence,enquête criminelle,histoire,politique,culture« Le cimetière chrétien de Rouiba a belle allure. Sa muraille de granit qu’adoucit une patine moussue laisse apparaître dans un phénomène de contre-jour qui lui est propre les formes sombres, complexes, hiératiques, des parties supérieures des monuments funéraires. Etrange vision dans la Rouiba d’aujourd’hui que cette apparence de forteresse médiévale de la vieille Europe ; sensation d’étrangeté renforcée par la désuétude de ce lieu oublié, toujours là, fermé sur ses secrets, de plus en plus anachronique. Du haut de ses minarets et de toute la puissance de leurs haut-parleurs, Rouiba appelle à la dévotion comme à la guerre sainte. Elle ne prie plus que pour clamer son islamité retrouvée et insuffler la ferveur guerrière à ses milices. Son boucan a des accents qui puent la mort absurde des guerres de religion. Le vieux cimetière est cerné ; aucune échappatoire ne s’offre à lui. Contre les pauvres trépassés de jadis, le cœur des humains vivant après eux s’est endurci et n’a rien de fraternel. Notre Père céleste, Dieu lui-même, le Tout-Puissant, l’Insaisissable, est serré de près par ces gangsters de la foi. Il n’en attend aucun quartier. On voit bien à son silence d’outragé qu’il est à court de parades. »

    Boualem Sansal, Le serment des barbares

    Photo du cimetière de Rouiba (Cimetière Rouiba - Consulat de France à Alger (consulfrance.org)

  • Meurtres barbares

    Colère et douleur. En racontant l’enquête d’un vieux flic sur deux meurtres commis le même jour à Rouiba, Boualem Sansal donne dans Le serment des barbares (1999) un roman impitoyable sur les lendemains de l’indépendance en Algérie. Dans une prose formidable où rien n’est dit à moitié mais plutôt dix fois qu’une, l’écrivain qu’un diplôme d’ingénieur en 1972 a mené jusqu’au service du ministère de l’Industrie (avant d’être limogé en 2003, mais il vit toujours près d’Alger) a vu son pays sombrer dans la corruption et l’obscurantisme au cours de la seconde moitié du XXe siècle.

    Sansal Quarto.jpg

    Au début de Romans 1999-2011, cinq romans rassemblés dans la collection Quarto, une préface de Jean-Marie Laclavetine et une chronologie des années 1900 à 2015. Surpris et enthousiaste quand il reçoit le manuscrit de Sansal envoyé par la poste, « dans la vie d’un éditeur, un cadeau inoubliable », celui-ci présente l’auteur algérien qui donne dans Le serment des barbares, sans nostalgie ni plainte, un  récit flamboyant, comme un torrent de rage envers ceux qui ont divisé la nation et transformé l’indépendance en guerre civile, volé sa liberté au peuple, utilisé l’islam à des fins politiques, armé les terroristes.

    « Le cimetière n’a plus cette sérénité qui savait recevoir le respect, apaiser les douleurs, exhorter à une vie meilleure. Il est une plaie béante, un charivari irrémédiable ; on excave à la pelle mécanique, on enfourne à la chaîne, on s’agglutine à perte de vue. Les hommes meurent comme des mouches, la terre les gobe, rien n’a de sens. » (Incipit)

    A Rouiba qui « jadis, il y a une vie d’homme, (…) embellissait l’entrée est d’Alger », on est passé de la quiétude, de l’opulence, entre vergers et lauriers-roses, de l’ivresse au désenchantement. Rouiba est devenue le « fleuron de l’industrialisation » et de la misère. Routes défigurées, clôtures aveugles entre lesquelles on vit sans horizon – « l’enfer est dans ses rues ». On y enterre Si Moh, un commerçant richissime, qu’on dit tué par un islamiste – il en aurait eu « marre de se faire pomper par les moudjahidin ».

    A l’autre bout du cimetière, on enterre Abdallah Bakour, 65 ans, sans femme ni profession, assassiné le même jour dans sa bicoque. C’est uniquement de cette affaire-là, l’affaire Bakour, que l’inspecteur de police Larbi a été chargé. Veuf, en fin de carrière, on ne lui confie plus que les « faits d’hiver et d’été ». Il interroge le jeune frère du défunt, Gacem Bakour, dans son entreprise de maçonnerie. Si Larbi prend Abdallah en sympathie : cet ancien ouvrier agricole dans un domaine colonial, paradis « bouffé » par le béton, a été égorgé dans la maison où il s’était installé à son retour de France, tout près d’un cimetière chrétien qu’il entretenait avec soin.

    Boualem Sansal fait une description dantesque de l’extension industrielle d’Alger, du chantier interminable de l’hôpital de Rouiba, terres fertiles pour la corruption : « Quand le bien avance, le mal accourt. » Larbi n’est pas de ceux qui acceptent « de voir se marchander ce qui ne peut se vendre : l’humanité ». Sa visite au légiste lui apprend deux choses : celui-ci n’a pas vu le cadavre de Bakour, mais bien le rapport sur Moh, « tué d’une rafale de klach dans le flanc, six balles lâchées de trois pas, et deux coups de pistolet tirés à bout touchant dans la pompe » plus un ou deux coups de poignard dans le cœur – pas la manière courante.

    Cinq policiers trouvent la mort dans une embuscade islamiste. Epopée de la violence sous toutes ses formes, Le serment des barbares éclaire tous les recoins du naufrage national. Larbi souffre de cette « barbarie sans nom », du saut raté dans la démocratie. « L’assassinat du président Boudiaf l’avait entraîné dans un autre abîme. En disparaissant, sa femme avait emporté ce que trente années de vie commune avaient emmagasiné de tendresse. La mort du Héros avait détruit le fragile espoir d’un peuple n’ayant jamais vécu que l’humiliation, qui se voyait menacé du pire et qui, miraculeusement, s’était mis à croire en ce vieil homme providentiel, inconnu de lui parce que effacé de sa mémoire par trente années de brouillage organisé. »

    Coup terrible pour les Rouibéens – « C’était la première fois que la foudre islamiste frappait aussi fort leur ville ». Les brigades spéciales antiterroristes débarquent. Avec les barrages et les abus des « ninjas », les trafics de la mafia, il y a de quoi virer au noir. Mais Larbi s’accroche à son enquête, fait son rapport au jeune juge qui instruit l’affaire Bakour : Gacem n’est pas clair, qui se dit ruiné mais dépense sans compter ; le crime sans rien déranger dans la maison ressemble à une exécution. Larbi veut fouiller dans le passé de Bakour.

    Autour de cette enquête, le fil rouge du Serment des barbares, Boualem Sansal fait revivre une terrifiante succession d’attentats, de crimes, de vengeances, d’intimidation des « fous d’Allah », d’abus de pouvoir et de fraudes diverses, sans parler (bien qu’il en parle) du sort des femmes dans cette galère – le négatif du monde auquel on rêvait au Café de la Fac à Alger quand on était jeune et honnête. Larbi aime y retrouver un ami historien.

    La première charge de Sansal contre l’islamisme en Algérie au XXe siècle ouvre les yeux sur le passé du terrorisme et son ampleur. Il ne cesse de le dénoncer, de L’enfant fou de l’arbre creux à 2084. Avec un dynamisme époustouflant, une ironie incisive, ce premier roman rend avec force les ambiances urbaines et les misères humaines, l’attachement à un pays qui s’enfonce dans les cercles de l’enfer, où le malheur guette ceux qui veulent rétablir la justice et la paix.

  • Qualités & délices

    G. K. Chesterton (1874-1936)

    « Et il était un superbe journaliste, il en avait toutes les qualités – vivacité, concision, rapidité, esprit, clarté. Mais ce sont aussi les qualités qui vous damnent aux yeux des critiques prétentieux et des médiocrités solennelles, dont le préjugé le plus constant est que ce qui est clair ne saurait être profond, et ce qui est comique ne saurait être important – car, pour impressionner les imbéciles, il faut être obscur et ennuyeux. »

    Leys Le Studio de l'inutilité.jpg

    Orwell intime

    « En un sens, ces journaux pourraient porter en épigraphe la sympathique déclaration qu’Orwell avait formulée dans son essai Pourquoi j’écris (1946) : « Tant que je serai bien vivant, je continuerai à aimer la face de la terre et à faire mes délices des objets solides ainsi que de mille bribes d’informations inutiles. »

    Simon Leys, Le Studio de l’inutilité

  • Studio de l'inutilité

    Encore de l’inutile ? Oui. Le Studio de l’inutilité est le dernier livre de Simon Leys (Pierre Ryckmans, 1935-2014), des essais consacrés principalement à la littérature et à la Chine : textes, préfaces, introductions, discours. Ce sinologue belge, qui a beaucoup voyagé et terminé sa carrière professorale à l’université de Sidney, fut membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique (à lire sur son site : L’expérience de la traduction littéraire : quelques observations).

    Leys.jpg
    Simon Leys (source)

    « Dans la Chine traditionnelle, les lettrés, les poètes et les artistes avaient l’habitude de donner des noms évocateurs ou inspirés à leurs résidences, ermitages, studios ou ateliers. » La valeur de l’Ecrit y est une réalité vivante. Dans sa note liminaire, Leys décrit la cahute au cœur d’un bidonville de réfugiés à Hong Kong où un ancien condisciple et artiste l’a accueilli durant deux ans et explique le sens de la grande calligraphie qui y était accrochée au mur : « Wu Yong Tang, le Studio de l’inutilité ». (On n’est pas loin de Nuccio Ordine, j’y reviendrai.)

    « Belgitude de Michaux » : le premier essai porte sur un écrivain et artiste belge (un Namurois) qui, comme lui, a fui son « petit » pays pour découvrir l’ailleurs. « Au fond, la belgitude c’est cette conscience diffuse d’un manque. » Michaux a honte d’être belge et Plume offre selon Leys « un reflet révélateur de son expérience du voyage ». Il commente évidemment son chef-d’œuvre, Un barbare en Asie, et sa réédition désastreuse dans La Pléiade, pour laquelle Michaux s’est mis à réviser, corriger, récrire en gommant ses audaces. Comment l’expliquer ? Ce « génie de l’insolence », ironise Simon Leys, était « devenu français » !

    N’ayant jamais lu Chesterton, j’ai noté ce titre, Le nommé Jeudi, que l’essayiste considère comme son roman « le plus accompli, le plus profond et le plus troublant ». Les lecteurs d’Orwell apprécieront son « Orwell intime » au sujet de ses journaux et de ses lettres. Sur cet écrivain dont il se sent proche, Leys a écrit Orwell ou l’horreur de la politique. D’autres essais concernent Conrad, le Prince de Ligne, Victor Segalen.

    « Dans la lumière de Simone Weil » parle de Milosz et de Camus, qui l’admiraient tous deux. A Stockholm pour la réception du prix Nobel, interrogé sur les écrivains vivants qui comptaient le plus pour lui, Camus en avait cité plusieurs, puis ajouté : « Et Simone Weil – car il y a des morts qui sont plus proches de nous que bien des vivants. » Dans le commentaire de Leys sur les 138 fiches posthumes de Nabokov publiées par son fils, j’ai appris que la femme de Nabokov lisait son cours aux étudiants américains quand il était malade.

    Le premier texte sur la Chine, « Anatomie d’une « dictature post-totalitaire » », porte sur les essais de Liu Xiaobo. Le prix Nobel de la paix 2010 appelait à une politique « sans haine et sans ennemis ». Emprisonné et déchu après le massacre de Tiananmen, puis pour avoir signé la Charte 08, il était critique à la fois de la Chine et de l’Occident, fustigeant l’effondrement moral des Chinois, sans culture du passé, livrés à un « carnaval » de sexe, de violence et de matérialisme. (En post-scriptum, Leys résume l’affaire des passeports refusés à ses fils jumeaux, dont la presse belge a beaucoup parlé, signalant que le diplomate qui a retardé la solution de cette « stupidité administrative » avait obtenu le poste d’ambassadeur à Pékin, « où il doit se sentir comme un poisson dans l’eau. »)

    « Ethique et esthétique. La leçon chinoise » est une présentation très intéressante du lien, pour les Chinois, entre l’art et le développement de la vie intérieure, entre la qualité artistique et la qualité morale de la personnalité en quête d’un « devenir meilleur ». Le beau portrait de Mme Chiang-Kai-Shek (Soong Mayling) contraste avec celui de Barthes, stupidement aveugle aux réalités chinoises lorsqu’il s’y est rendu avec quelques membres de Tel Quel. Appelant à « relire l’histoire de la révolution culturelle », Simon Leys rappelle comment la Chine actuelle interdit de faire l’histoire du maoïsme. 1949-1989, un « trou de mémoire » orwellien.

    Sachez que plusieurs textes du Studio de l’inutilité sont disponibles en ligne, rassemblés par Albert Gauvin, qui en fait une présentation très complète. Après la dernière partie sur « La mer », le recueil se termine avec le discours prononcé par Simon Leys comme docteur honoris causa à l’UCLouvain en 2005. J’y ai retrouvé avec plaisir les noms de Ginette Michaux et Pierre Piret (professeurs encore assistants quand j’y étais en philologie romane). 

    Leys avait choisi alors de discourir sur « une idée de l’université » et dénoncé, comme Ordine, sa dérive utilitariste, raison pour laquelle il avait quitté celle de Sydney six ans avant l’âge de la retraite. Et de commenter cette phrase de Flaubert dans une lettre à Tourgueniev : « J’ai toujours tâché de vivre dans une tour d’ivoire, mais une marée de merde en bat les murs, à les faire crouler. »

  • Questions

    adler,dans les pas de hannah arendt,essai,pensée,vie,oeuvre,hannah arendt,heidegger,jaspers,blücher,philosophie,nazisme,engagement,politique,antisémitisme,juifs,culture« En avril [1965], Heinrich échappe, par miracle, à la mort. Il rentrait avec des collègues de Bard College dans un taxi, sur l’autoroute, quand le chauffeur à ses côtés s’est effondré sur lui, mort : crise cardiaque. Heinrich a eu la présence d’esprit d’appuyer sur le frein. Hannah en tremble encore. Elle se réfugie avec lui en juin dans sa maison d’été pour nager et marcher dans la forêt. « Rester loyal envers le réel à travers vents et marées, c’est bien ce que réclame l’amour de la vérité ainsi que la gratitude d’avoir été mis au monde », écrit-elle à Jaspers. Elle travaille magnifiquement et transforme deux conférences en essais. La vérité et la politique, depuis l’aube de l’humanité, n’ont jamais fait bon ménage. Est-il de l’essence même de la vérité d’être impuissante et de l’essence même du pouvoir d’être trompeur ? Et une vérité impuissante n’est-elle pas aussi méprisable qu’un pouvoir insoucieux de la vérité ?

    Hannah Arendt formule avec acuité des questions fort embarrassantes que nous nous posons tous à un moment ou à un autre de notre existence. »

    Laure Adler, Dans les pas de Hannah Arendt