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peinture - Page 7

  • Vrel avant Vermeer

    La Fondation Custodia se situe au 121 rue de Lille, entre le pont de la Concorde et le musée d’Orsay. Je ne connaissais pas ce lieu, mais j’avais lu que l’exposition Jacobus Vrel, énigmatique précurseur de Vermeer valait la peine. Pas de réservation possible : quelle chance d’avoir accès sans créneau horaire à cet hôtel particulier du XVIIIe siècle, qui abrite une importante collection d’art ancien, dite « Collection Frits Lugt », placée sous l’égide de la Fondation Custodia (bonne garde en latin).

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    « A première vue, rien ne semble relier Jacobus Vrel au célèbre Johannes Vermeer (1632-1675) hormis leurs initiales « JV ». Pourtant, nombre de leurs tableaux partagent un même calme contemplatif, le rôle central joué par les figures féminines et, bien souvent, un certain mystère. » L’Avant-propos de l’élégant livret remis aux visiteurs – toutes les œuvres exposées y ont leur légende complète et une notice analytique –, il aurait mieux valu les lire sur place. Heureusement, j’ai pris de nombreuses photos.

    On ne sait pas grand-chose de ce peintre du XVIIe siècle, à part quelques indications de lieux dans l’Est des Pays-Bas, d’après ce qu’il a peint, et une datation du bois des panneaux qui aboutit aux années 1635-1640 pour les scènes de rue et vers 1650 pour ses premiers intérieurs. « On peut donc affirmer avec certitude que Vrel était un précurseur de Johannes Vermeer. » Avant Paris, l’exposition a été présentée avec succès à la Mauritshuis de La Haye.

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    Le parcours (à l’étage) débute avec ses « ruelles », des vues avec personnages comme ces Deux femmes conversant par une fenêtre : Théophile Thoré, le « redécouvreur » de Vermeer, lui attribuait ce tableau comme les trois autres Vrel de sa collection (le critique d’art possédait trois véritables Vermeer et le fameux Chardonneret de Fabritius). La dendrochronologie a établi que cette huile a été peinte sur un panneau provenant du même arbre que Scène de rue, femme assise sur un banc du Rijksmuseum.

    La composition de Scène de rue, femme portant une corbeille (ci-dessous), dont la restauration « a ravivé la subtile palette en camaïeux de bruns caractéristique de Vrel », m’a fait chercher une toile de Balthus à laquelle j’ai pensé en la regardant. Une des rares scènes sans personnages en train de converser. Etude de deux femmes, une esquisse à l’huile, témoigne de l’attention du peintre pour le rendu des costumes.

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    Les scènes d’intérieur de Jacobus Vrel sont les plus fascinantes. On y voit le plus souvent une femme, de dos, seule ou avec un ou plusieurs enfants. Deux des illustrations visibles sur la page d’accueil de l’exposition montrent des scènes de lecture, mais d’autres scènes de genre sont présentées : femme préparant des crêpes, attisant le feu, fouillant dans un tiroir, tenant compagnie à un malade… Grande cheminée, carrelage, tabouret, pots, plats, corbeilles, ustensiles de cuisine, alcôve, chauffe-pied, on retrouve dans ces peintures des constantes de l’intérieur hollandais de l’époque. 

    La manière dont Jacobus Vrel place ses figures dans une pièce diffère, il me semble, de celle de ses contemporains présentés dans une autre salle, dont le célèbre Rembrandt et une artiste graveuse dont je n’avais jamais lu le nom, Geertruydt RoghmanQuant aux scènes de lecture, je lis dans le commentaire de Femme lisant de Claes Hals, exposée parmi d’autres scènes d’intérieur du Siècle d’or : « Faut-il y voir la représentation d’Acedia – la Paresse, souvent personnifiée par des femmes assoupies sur une chaise – ou plutôt un éloge de la lecture ? »

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    Jacobus Vrel, Femme saluant un enfant à la fenêtreHuile sur bois. – 45,7 × 39,2 cm
    Paris, Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, inv. 174

    Mais revenons à Jacobus Vrel. Dans Femme assise regardant un enfant à la fenêtre, la peinture choisie pour l’affiche, le mouvement de la femme qui fait basculer sa chaise pour faire signe à quelqu’un attire notre attention sur la fillette de l’autre côté de la vitre, mais comme me l’a fait remarquer un visiteur enthousiaste et connaisseur, si l’on regarde bien, il y a souvent un petit personnage discrètement intégré aux scènes d’intérieur, c’est amusant à observer de plus près et très mystérieux.

    Ici, la fenêtre ne donne pas sur l’extérieur mais sur une autre pièce, un agencement qui n’est pas rare dans les maisons hollandaises du XVIIe siècle. Les hautes croisées à petits carreaux ont leur appui très bas, on peut s’y accouder comme le fait cette Femme penchée à la fenêtre. Les ciseaux sur la table montrent qu’elle a interrompu son travail. Une fois de plus, « nous regardons un personnage qui ne nous voit pas », attentif à quelque chose ou à quelqu’un qui ne nous est pas montré.

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    Jacobus Vrel, Femme à la fenêtre, daté 1654, Huile sur bois. – 66,5 × 47,4 cm
    Vienne, Kunsthistorisches Museum, inv. GG 6081 © KHM-Museumsverband

    Jacobus Vrel, énigmatique précurseur de Vermeer : une exposition passionnante et, pour moi, la découverte d’un maître ancien dont les œuvres nous parlent en silence du cadre de vie de son époque.

  • Au musée d'Orsay

    Parmi les acquisitions des dernières années présentées sur le site du musée d’Orsay, j’avais repéré quelques œuvres à découvrir au niveau supérieur. En traversant une passerelle, j’ai le regard attiré par cette plaquette de Charles René de Paul de Saint-Marceaux, sculpteur et médailleur : Vieillesse (ou Hiver). J’admire ses lignes, je frissonne en observant les oiseaux qui s’approchent de ce beau nu féminin dont les mains et les pieds sont si bien rendus. (Le musée possède un pendant, Le Printemps, non exposé.)

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    Charles René de Saint-Marceaux, Hiver, 1897
    Plaquette uniface en cuivre argenté ou étamé, H. 19,3 ; L. 24 ; EP. 1 cm, Musée d’Orsay

    Une foule se presse au café Campana sous l’horloge à travers laquelle on aperçoit le Sacré-Cœur sur sa butte – il faisait plus calme au restaurant, heureusement. Les « cloches » et le décor des frères Campana, designers brésiliens, sont censés créer une ambiance « onirico-aquatique » inspirée des dessins d’animaux marins d’Emile Gallé.

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    Georges Morren, A l'Harmonie (Jardin public), 1891, huile sur toile,
    49,8 x 100,1 cm (achat en 2019), Musée d’Orsay

    Dans la galerie des Impressionnistes, le pas ralentit : tant de chefs-d’œuvre ! Arrêt devant A l’Harmonie, une peinture de George Morren qui représente une journée ensoleillée dans un parc d’Anvers, un impressionniste belge à rapprocher de Seurat (Un dimanche à La Grande-Jatte) : il y a quelque chose d’étrange dans cette « vision d’un monde idéalisé où des femmes et des enfants sages prennent soin les uns des autres dans un décor bien ordonné » (communiqué de presse). La fillette à l’ombrelle rouge n’a pas un regard pour celle qui s’est arrêtée en face d’elle.

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    Edgar Degas, Le Tub, Entre 1921 et 1931, Statuette en bronze patiné,
    H. 22,5 ; L. 43,8 ; P. 45,8 cm, Musée d'Orsay.

    Voilà Le Tub en bronze de Degas dont je ne me souvenais pas, plus grand que je ne l’imaginais (plus de quarante centimètres de côté) : que c’est beau ! Nous admirons la statuette sous tous les angles en pensant au fameux pastel homonyme. Degas a souvent montré les femmes à leur toilette. Celle-ci lave son pied gauche et appuie l’autre sur le bord de la bassine en zinc. On voit bien le socle fait de « linges trempés » comme il le décrivait à un ami dans une lettre.

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    Gustave Caillebotte, Les Soleils, jardin du Petit GennevilliersVers 1885, Huile sur toile
    Sans cadre H. 130,5 ; L. 105,8 cm / avec cadre H. 158,8 ; L. 133,5 ; EP. 4 cm, Musée d'Orsay

    On a donné une place centrale à l’œuvre de Caillebotte récemment acquise par dation : Les Soleils, jardin du Petit Gennevilliers, une vue de son jardin. Comme Monet, il se voulait « peintre-jardinier » et s’enthousiasmait pour les grands tournesols, une culture exclusivement ornementale à l’époque. « Le choix d’un étonnant format vertical, et l’écrasement des plans provoqué par la juxtaposition du proche et du lointain, sont peut-être inspirés par l’exemple de l’estampe japonaise et par la photographie. » 

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    Meijer De Haan, Nature morte au lilas1890, Huile sur toile,
    H. 39,8 ; L. 32,2 cm. Musée d'Orsay

    Meijer de Haan : connaissez-vous ce peintre néerlandais ? Une exposition a été consacrée ici en 2010 à cet artiste qui peignait aux côtés de Gauguin au Pouldu et à Pont-Aven. Ils ont décoré ensemble la salle à manger de l’auberge de Marie Henry (dont de Haan fut l’amant). Le musée d’Orsay a acheté cette charmante Nature morte au lilas en 2016 (vente publique), elle complète quelques natures mortes de ce peintre déjà dans ses collections.

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    Maurice Denis, Le Christ vert, 1890
    Huile sur carton H. 21 ; L. 15 cm, Musée d'Orsay

    Autre nouveauté, ce Christ vert de Maurice Denis acquis en 2020, « à la fois une scène religieuse et une expérience picturale radicale » (cartel). Une peinture plus petite que je ne pensais, mais d’une grande présence. « Je crois que l’art doit sanctifier la nature ; je crois que la vision sans l’Esprit est vaine ; et c’est la mission de l’esthète d’ériger les choses belles en immarcescibles icônes » (Maurice Denis, cité dans le commentaire du musée).

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    Odilon Redon, deux Figures, 1901, 
    Huile, détrempe, fusain et pastel sur toile, Musée d'Orsay

    Un gros coup de cœur m’a retenue dans la galerie Françoise Cachin : le décor d’Odilon Redon pour le baron Robert de Domecy, quinze panneaux destinés à son château. « Je couvre les murs d’une salle à manger de fleurs, fleurs de rêve, de la faune imaginaire » écrivit-il pendant la réalisation de ce décor. Dans Figure, fleur jaune, la fleur tient lieu de soleil au-dessus du paysage derrière une silhouette vêtue d’un voile rouge fleuri, qui fait face à une autre Figure dans son pendant du même format longiligne.

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    Odilon Redon, Décoration Domecy : frise de fleur, marguerite rose
    et frise de fleur et baies, 1901, Musée d'Orsay

    Des panneaux et des frises sont accrochés aux quatre murs de la salle, dominée par trois grandes peintures de près de deux mètres et demi de hauteur, d’un peu plus d’un mètre soixante de largeur – immersion assurée : Arbre sur un fond jaune, La branche fleurie jaune, Arbres sur un fond jaune. Pour moi qui ai manqué l’exposition Odilon Redon. Prince du rêve au Grand Palais en 2011, il reste beaucoup à découvrir de cet artiste dont tant d’œuvres m’ont déjà touchée.

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    Odilon Redon, La Branche fleurie jaune, 1901,
    Huile, détrempe, fusain et pastel sur toile, H. 247,5 ; L. 163,5 cm. Musée d'Orsay

    Sur le site de Narthex, un article montre d’autres fresques décoratives réalisées par le peintre pour la bibliothèque (ancien dortoir) de l’abbaye de Fontfroide. J’y trouve, pour terminer, cette citation d’un article bien plus ancien : « Redon se lassa bientôt de cette sorte d’enfer spiralant et noir où il s’était enfermé ;  il éprouva le besoin de la lumière et monta vers la couleur comme vers un paradis » (in « Odilon Redon, le merveilleux de la peinture » de Marius-Ary paru en 1907 dans la Revue illustrée).

  • Art nouveau au musée

    Dans la foulée de l’exposition Art nouveau de la Fondation Roi Baudouin au musée BELvue, je suis retournée aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique (MRBAB) tout proches, pour revoir la collection Gillion Crowet au musée Fin-de-siècle.

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    Alphonse Mucha, La Nature, bronze doré rehaussé d'ornements en malachite, 1899-1900,
    MRBAB, Bruxelles

    On y est accueilli par un superbe buste en bronze doré de Mucha, La nature, orné de malachite. Il en existe sept exemplaires différents, peut-être plus : « La Nature serait une allégorie et une représentation de l’idéal féminin de la Belle Époque. Beaucoup y voient les traits de la danseuse Cléo de Mérode dont l’artiste était un admirateur. » (Wikipedia)

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    Emile Gallé, Vase Hippocampe, 1901, verre multicouche, gravé et martelé,
    décors sous couverte, applications, MRBAB, Bruxelles

    La collection comprend de nombreux vases, dont une belle série d’Emile Gallé : j’ai admiré en particulier un vase Hippocampe, une coupe Orchidée présentée à côté d’un vase-cornet Papillons de nuit et plus loin, une urne Libellule aux jolis tons nacrés.

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    Emile Gallé, Guéridon aux ombelles, ca. 1902-1903, noyer et marqueteries de bois variés 
    Plafonniers boule jaune et boule orange, ca. 1900, verre filigrané, décor peigné à chaud, MRBAB

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    art nouveau,bruxelles,mrbab,peinture,sculpture,art décoratif,mobilier,gallé,daum,wolfers,val-saint-lambert,mucha,khnopff,majorelle,culture,belle époque,dation gillion crowet,musée,fin de siècleDans ces mêmes années, au tout début du XXe siècle, Daum a réalisé cette lampe à trois bras dite Chandelle des prés avec Majorelle, comme Ombelles du Caucase, à l’abat-jour vert en coupole.

    Antonin Daum & Louis Majorelle, Chandelle des prés, 1902 / Ombelles du Caucase, 1904, MRBAB

    Le mobilier Art nouveau n’est pas en reste. Au grand bureau Nénuphar de Louis Majorelle et son fauteuil, avec des applications en bronze doré, j’ai préféré, dans ce modèle, un très élégant bureau de dame (d’une époque où les dames aimaient de plus petits bureaux que les hommes ?) Au mur, ses quatre appliques « Femme aux iris » brillent de tout leur or mais ne sont pas éclairées.

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    Vue d'ensemble avec les appliques "Femme aux iris"
    et le bureau de dame "Nénuphar" de Majorelle, MRBAB

    Les Gillion-Crowet ne se limitaient pas à Gallé et à Daum. Une vitrine rassemble de petites pâtes de verre d’Amalric Walter : caméléon, hibou, lézard, crabe, au-dessus d’un presse-papier Danaé. Je ne me rappelais pas les vases aux scarabées signés François Decorchemont, un maître-verrier sans doute plus connu en France.

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    Henri et Désiré Müller pour Val-Saint-Lambert, Clair de lune, 1906-1907, MRBAB 

    La verrerie belge du Val-Saint-Lambert est bien présente aussi : des frères Müller, on peut voir un beau vase Clair de lune et d’autres en verre multicouche « dévitrifié et gravé à l’acide » décoré d’émaux métallisés. De l’artiste austro-hongrois Johann Loetz Witwe, des verres « lustrés » d’une grande variété.

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    Joh. Loetz Witwe, Vase irisé évasé, 1900 / Vase tulipe jaune et bleu, 1909 / Vase col de cygne, 1906-1909, MRBAB

    La magnifique dation Gillion Crowet mérite à mon avis une visite qui lui soit exclusivement réservée. Sinon, vous risquez de parcourir ces salles trop rapidement. Dans le prochain billet, je vous présenterai des sculptures. Si vous désirez découvrir tout le musée Fin de siècle le même jour, faites une pause avant de redescendre au – 8 où cette collection Art nouveau occupe tout l’étage. (Un vaste ascenseur avec fauteuils est à votre disposition.)

  • Je t'ai déjà raconté

    Second place de Rachel Cusk (traduit de l’anglais par Blandine Longre) s’intitule en français La dépendance. Une bonne façon de désigner le fait de dépendre de quelque chose ou de quelqu’un (Albert Memmi y a consacré un excellent essai) ou une construction secondaire près d’une maison : les deux sont liés dans ce roman.

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    « Je t’ai déjà raconté, Jeffers, la fois où j’ai rencontré le diable dans un train au départ de Paris, et comment, après cette rencontre, le mal qui d’ordinaire reste tapi sous la surface des choses sans que rien vienne le troubler a surgi et s’est déversé sur toutes les facettes de mon existence. » La dépendance est le récit que fait M à Jeffers (dont on ne sait rien) d’une expérience qu’elle a elle-même provoquée et qui a failli lui faire perdre « cette vie de paix et de douceur dans le marais » avec Tony qui l’avait aidée à se réconcilier avec la vie.

    Le point de départ, c’est ce séjour à Paris où M visite une galerie d’art qui expose des tableaux de L, une « rétrospective majeure ». Touchée par « l’aura de liberté absolue » qui émane d’un autoportrait de l’artiste, elle se sent basculer : « j’ai cessé d’être immergée dans l’histoire de ma propre vie et je m’en suis dissociée. […] Autrement dit, j’ai vu que j’étais seule, et j’ai vu aussi les fardeaux et les bienfaits associés à cette condition, ce qui ne m’avait jamais été véritablement révélé avant ce jour. »

    Quinze ans plus tard, elle écrit à L dont un ami commun lui a donné l’adresse « pour l’inviter à venir dans le marais » : « Nous vivons simplement, confortablement, et possédons une dépendance où nos invités peuvent séjourner et se retrouver tout à fait seuls s’ils le désirent. » Très rapidement, L se montre intéressé. Aussi lui répond-elle en décrivant la façon dont Tony et elle vivent et à quoi ressemble cette dépendance qu’ils réservent à leurs hôtes.

    En déblayant la parcelle qui jouxtait leur terrain avec l’intention « de la rendre à la nature », ils y avaient découvert diverses choses à l’abandon, dont une maisonnette noircie par le feu, qu’ils avaient démolie pour la rebâtir. L’intention était de la réserver aux « choses supérieures » : « Tony comprenait que j’avais des intérêts qui m’étaient propres et, s’il était satisfait de notre vie dans le marais, cela ne voulait pas forcément dire que je l’étais moi aussi. » La dépendance était un des « ponts » entre eux deux.

    L annule son séjour. Quand Justine, la fille de M, revient avec son ami Kurt, ils s’installent dans la dépendance – jusqu’à ce que L accepte finalement l’invitation et les renvoie dans la grande maison. Tous deux ont perdu leur emploi et apprécient de vivre sous leur toit. M est surprise de voir Justine se comporter « comme une vraie petite épouse » auprès de Kurt.

    Romancière, la cinquantaine, M avait imaginé sa rencontre avec le peintre d’après les œuvres très sombres qu’elle avait vues, bien que consciente de n’avoir pas trop le sens des réalités, contrairement à Tony, souvent silencieux, mais pragmatique et bienveillant. L arriverait par bateau, il leur fallait deux heures de route dans leur véhicule tout terrain et inconfortable pour aller le chercher dans une petite ville au sud du marais.

    Tony, très foncé de peau comme un Indien d’Amérique, grand et imposant, un homme laid mais digne, avait puisé dans la garde-robe héritée de son père (il avait été adopté par une famille du marais quand il était bébé) un costume trois-pièces. Il avait une allure plutôt insolite avec ses longs cheveux blancs. M s’était simplifié la vie, elle ne portait que du noir ou du blanc, et elle avait gardé les mèches grises qui striaient ses longs cheveux.

    L n’était pas seul. Brett, « une séduisante créature qui devait approcher de la trentaine » accompagnait le peintre, « extrêmement pimpant et soigné de sa personne ». Rien ne se passait comme prévu. M était convaincue que la vision du marais inspirerait l’artiste et le voir debout tôt le matin, contemplant « la lumière saisissante », semblait confirmer ses intuitions. Mais dès leur première conversation, elle ressent en même temps qu’un « sentiment de familiarité intime » la douloureuse sensation de manquer d’attrait à ses yeux.

    Très vite, ils se parlent de leurs vies respectives. Lui s’exerce à la « dépossession » : « je ne suis qu’un mendiant, et je n’ai jamais été rien d’autre. » Elle lui dit envier sa liberté, qui n’est pas celle d’une femme. L a l’intention de peindre des portraits pendant son séjour, il aimerait faire celui de Tony, peut-être aussi celui de Justine, et quand M se propose comme modèle, il l’écarte : « Mais je n’arrive pas vraiment à vous voir. »

    Rachel Cusk explore dans La dépendance les tensions souterraines à l’œuvre dans les rapports humains, entre M et L, entre M et Tony, entre M et sa fille, ainsi que la complexité de ses attentes par rapport aux autres. Le séjour de L est loin de l’idée qu’elle s’en faisait, personnages et situations sont imprévisibles. Seul Tony semble tenir leur vie en équilibre, alors qu’elle perd souvent le contrôle, toute à ses interrogations sur l’art et sur l’existence.

    « Un huis clos piquant et fascinant que l’on découvre en se plongeant dans le flot de pensées de M, une Mrs Dalloway des temps modernes », peut-on lire en quatrième de couverture. Tout à la fin, une note de Rachel Cusk cite Lorenzo in Taos, les Mémoires de Mabel Dodge Luhan sur le séjour de D. H. Lawrence chez elle, au Nouveau-Mexique. La dépendance se veut hommage « à l’esprit de cette femme ». Ce roman troublant m’a rappelé parfois En Amérique de Susan Sontag, et Maryna, son héroïne aux aspirations complexes.

  • D'Australie

    Ce Paysage d’Ada Pula Beasley m’a incitée à découvrir le stand de la galerie parisienne Arts d’Australie à Antica Brussels. Deux grandes expositions récentes m’ont ouvert les yeux sur l’art aborigène et je me suis interrogée sur l’aspect figuratif de cette belle peinture-ci qui s’écarte des codes traditionnels. « Ses œuvres sont plutôt à concevoir comme un hommage à son environnement proche, riche en ressources bénéficiant notamment à la médecine traditionnelle encore en usage aujourd’hui », peut-on lire sur le site de la galerie. Ada Pula Beasley est peintre et soigneuse traditionnelle.

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    © Ada Pula Beasley (°1959), Paysage, 2021, , 61 x 91 x 3 cm

    Entre tradition et innovation, Yam Seeds in my Grandmother’s Country [Graines d’igname dans le pays de ma grand-mère] a des reflets argentés et cuivrés que ma photo ne rend pas. « Avec cette toile, Elizabeth Kunoth retranscrit d’ailleurs l’ensemencement de la terre lorsque les femmes jettent au vent les graines d’une espèce locale d’igname qui leur permet d’assurer leur subsistance à la saison sèche. Les milliers de pointillés de différentes couleurs minutieusement apposés permettent de symboliser le mouvement des graines poussées par le vent et le scintillement de celles-ci sous les rayons du soleil. » (galerie Arts d’Australie)

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    © Elizabeth Kunoth Kngwarreye (°1961), Yam Seeds in my Grandmother’s Country (détail), 2020,
    acrylique sur toile, 120 x 180 cm

    Un clin doeil à Manou qui nous invite dans Un jardin en Australie.