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mémoire - Page 3

  • Somnambule

    modiano,chevreuse,roman,littérature française,mémoire,espace,temps,rencontres,souvenirs,culture« Mais pourquoi s’en serait-il inquiété, lui qui depuis des années avait l’habitude de vivre sur une frontière étroite entre la réalité et le rêve, et de les laisser s’éclairer l’un l’autre, et quelquefois se mêler, tandis qu’il poursuivait son chemin d’un pas ferme, sans dévier d’un centimètre, car il savait bien que cela aurait rompu un équilibre précaire ? A plusieurs reprises, on l’avait traité de « somnambule », et le mot lui avait semblé, dans une certaine mesure, un compliment. Jadis, on consultait des somnambules pour leur don de voyance. Il ne se sentait pas différent d’eux. Le tout était de ne pas glisser de la ligne de crête et de savoir jusqu’à quelle limite on peut rêver sa vie. »

    Patrick Modiano, Chevreuse

  • Un mot, Chevreuse

    Chevreuse attendait, parmi les derniers emprunts à la bibliothèque, et après La femme au carnet rouge où Modiano se promène, son dernier roman s’est imposé dans le prolongement. Il suffit d’une phrase, comme la première – « Bosmans s’était souvenu qu’un mot, Chevreuse, revenait dans la conversation » – pour franchir le seuil et se sentir chez Modiano. Des noms, le passage du temps qu’implique le souvenir, comme une conversation rappelle une rencontre.

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    Source : La República

    A l’époque de « cet automne-là », environ cinquante ans plus tôt, Bosmans fréquentait un petit restaurant vietnamien en compagnie de Camille. Des détails lui reviennent, une chanson de Serge Latour, le nom d’Auteuil, des « éclats de souvenirs qu’il tâchait de noter le plus vite possible », des images de son passé qui échappent à l’oubli. Et surtout, Chevreuse. « Ce nom attirerait peut-être à lui d’autres noms, comme un aimant. »

    « A la sortie de Chevreuse, un tournant, puis une route étroite, bordée d’arbres. Après quelques kilomètres, l’entrée d’un village et bientôt vous longiez une voie ferrée. Mais il ne passait que très peu de trains. » Il est passé dans cette région à diverses périodes de sa vie. Les distances, Bosmans s’en rend compte, diffèrent dans ses souvenirs et sur une vieille carte d’état-major où il a retrouvé la rue du Docteur-Kurzenne, celle d’une maison qu’il connaît. Une rue « marquant la lisière d’un domaine, ou plutôt d’une principauté de forêts, d’étangs, de bois, de parcs, nommée : Chevreuse. »

    Il se rappelle plusieurs trajets, l’un d’eux en voiture, au départ d’un appartement « aux alentours de la porte d’Auteuil », où se réunissaient des gens en fin de journée « et souvent dans la nuit ». Un homme y habitait, avec son petit garçon et une jeune gouvernante ; il l’avait reconnu quinze ans après, dans un restaurant des Champs-Elysées, sans se souvenir de son nom.

    C’est Camille qui l’avait entraîné un soir dans l’appartement d’Auteuil où elle lui avait parlé d’un « réseau » et présenté une amie, Martine Hayward. A eux trois, ils avaient fait un aller-retour en voiture dans la vallée de Chevreuse, jusqu’à une ancienne auberge où elle avait pris une valise avant de revenir à Paris. En route, Bosmans avait reconnu des noms, des bâtiments, un jardin public : « Il eut envie de leur confier qu’il avait vécu par ici, mais cela ne les regardait pas. » Les deux femmes s’étaient encore arrêtées pour visiter la maison familière de la rue du Docteur-Kurzenne avec une dame de l’agence immobilière – lui n’y était pas entré et n’en avait rien dit.

    « Jusque-là, sa mémoire concernant ces personnes avait traversé une longue période d’hibernation, mais voilà, c’était fini, les fantômes ne craignaient pas de réapparaître au grand jour. » Pourquoi ce silence, ces mystères ? « Et ne pouvant revivre le passé pour le corriger, le meilleur moyen de les rendre définitivement inoffensifs et de les tenir à distance, ce serait de les métamorphoser en personnages de roman. »

    Jean Bosmans mène l’enquête : les personnes, les lieux, l’appartement en particulier – « si différent le jour et la nuit, au point d’appartenir à deux mondes parallèles ». Les noms de personnes réveillent des silhouettes observées, écoutées, croisées. Certaines d’entre elles sont amicales, d’autres semblent un peu trop attentives à ses paroles, à ses réactions et puis il y en a sur qui il se renseigne sans avoir envie de les rencontrer, comme s’il craignait un règlement de comptes.

    « L’Art de se taire. Depuis son enfance, il avait toujours essayé de pratiquer cet art-là, un art très difficile, celui qu’il admirait le plus et qui pouvait s’appliquer à tous les domaines, même à celui de la littérature. » Aussi apprécie-t-il ce que disent les objets : une photo, un agenda, du papier à lettres à en-tête, une boussole…

    On aimerait parfois que le romancier nous indique le nord de son histoire, mais ce n’est pas son genre. Parmi les souvenirs d’une vie vécue ou rêvée, lui-même hésite parfois, il préfère nous entraîner avec lui dans le labyrinthe de la mémoire, tout en semant des cailloux au passage. Chevreuse, « une vie recomposée », écrit Fabrice Gabriel dans Le Monde. Un roman finement analysé par Norbert Czarny, qui le relie à d’autres œuvres de Patrick Modiano – à lire plutôt après lecture.

  • Paula et Stein

    L’affaire Pavel Stein de Gérald Tenenbaum est le roman d’une rencontre essentielle – un thème déjà présent dans Les Harmoniques et surtout dans Reflets des jours mauves. Chez cet écrivain et chercheur en mathématiques pures, il n’est pas de rencontre par hasard ou alors ce serait un hasard né d’un calcul de probabilités.

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    Ce roman court est le récit d’une femme, Paula. Elle se décide à l’écrire une vingtaine d’années après les faits, pour une raison qu’on ne découvre qu’à la fin. C’était « juste avant le tournant du millénaire, alors que l’on attendait un séisme, un bouleversement, peut-être même la fin du monde ». Elle a ses règles le jour où elle s’habille pour assister à une projection promotionnelle d’un film de Pavel Stein – un détail inhabituel qui surprend de même que sa manière de choisir ce qu’elle portera pour la circonstance. L’auteur a ses raisons et son personnage, ses humeurs.

    Elle n’a pas trop envie d’aller s’enfermer dans une salle obscure. Mais Stein est incontournable dans les médias : cet « écrivain, cinéaste, homme de théâtre et de communication » est devenu « le Monsieur Mémoire du monde médiatique – et la bonne mauvaise conscience du monde occidental tout entier. » Né en Russie, il a grandi en Israël pendant la guerre, puis a fait le voyage en sens inverse de beaucoup de Juifs en s’installant en Europe de l’Ouest.

    Son petit livre original sur le vide ou le manque, d’abord refusé par les éditeurs, a séduit un producteur américain. Il lui fallait respecter une clause particulière : de son vivant, seul l’auteur pourrait en réaliser l’adaptation. Le succès du film l’avait propulsé à l’avant-plan sur la scène médiatique et Stein a su conserver cette place.

    Paula pense souvent à sa mère qui n’est plus là – « Il y a peu de certitudes dans l’existence. L’amour d’une mère en est une. En disparaissant, une certitude laisse un gouffre. Ou un maelström. » Depuis deux ans, Paula tient la rubrique « cinéma-théâtre sur J-Médias ». « Le regard de Paula Goldmann » commente des spectacles susceptibles « d’interpeller le public d’origine ashkénaze ou séfarade dans sa recherche identitaire ».

    La réflexion de Stein sur le mal, son « fonds de commerce », échappera-t-il au politiquement correct dans son film Les cent vingt jours de Sodome, « une allégorie biblique, sans référence, d’après lui, au regretté Pasolini » ?  Il a réalisé dix-neuf films en dix-neuf ans – « belle addition pour un spécialiste du manque ! »

    Comme un code sous-jacent, les nombres premiers s’invitent à tout propos dans ce roman : le studio quatre-vingt-dix-sept où a lieu la projection rappelle à Paula l’année de son voyage en Egypte avec Selim et de leur rupture. « Selim, à l’envers, ça donne Miles. C’est vrai qu’il m’avait fait faire un sacré bout de chemin, celui-là. » Les lettres, autre code dans L’affaire Pavel Stein. « PS », cela correspond aussi à Paula et S. Un signe ?

    Si le film projeté n’est pas génial, Paula trouve quelque chose de poignant à cette transposition du génocide nazi dans « une description actualisée de la destruction de Sodome et Gomorrhe », bien qu’elle craigne qu’il fasse plus de mal que de bien, « entre les journalistes simplificateurs et les nouveaux riches de l’holocauste ». Elle semble prête à le défendre, mais dans le brouhaha des questions posées par les journalistes une fois la lumière rallumée, la sienne récolte une réponse qui la consterne. Prise d’une colère subite, elle s’en va et décide d’aller voir sa tante, une survivante d’Auschwitz.

    L’autre personne chez qui Paula trouve toujours un appui, c’est Antoine, son meilleur ami, gay et « perpétuel amoureux », alors avec Samir, un Libanais qui lui a proposé de l’accompagner au Moyen-Orient, dans une « villa de famille ». La première fois qu’elle rencontre Samir, elle observe son regard, ses mains – quelque chose ne va pas avec le portrait qu’Antoine avait fait de lui.

    « Jamais je n’aurais imaginé que Stein vivait seul. » Sur un coup de tête, Paula l’a appelé et « le grand homme » a accepté qu’elle vienne l’interviewer chez lui. Elle trouve sa maison « un peu à l’abandon » comme lui, à cinquante-neuf ans. Elle veut l’interroger sur ce qui le motive, sans prétendre percer l’homme à jour. Pendant qu’il prépare du thé, elle remarque « un story-board ouvert sur le divan », son « film de papier », dit Stein, dont il lui demande de ne rien dire.

    C’est ce jour-là que naît entre eux une relation amoureuse inédite. Stein s’absente souvent, Paula ne l’accompagne pas partout. Ils ne partagent pas le même temps. « En fait, moi qui comptais pour le plaisir, je savais combien je comptais pour lui et, au fond, il n’y avait que cela qui comptait. Je l’attendais donc sans compter. » Quand Stein lui offre un aller-retour pour Lhassa, elle dit oui.

    Kabbale et histoire, cinéma, littérature et yoga, de nombreuses pistes se croisent dans L’affaire Pavel Stein, de façon littérale ou allusive. Dans cette histoire d’amour où les corps se rencontrent, la réflexion, les idées, les questions de conscience comptent considérablement.

  • Trous de mémoire

    modiano,encre sympathique,roman,littérature française,enquête,mémoire,oubli,temps,culture« Mais je ne voulais pas comptabiliser ma vie, je la laissais s’écouler comme l’argent fou qui file entre les doigts. Je ne me méfiais pas. Quand je pensais à l’avenir, je me disais que rien ne serait perdu de tout ce que j’avais vécu. Rien. J’étais trop jeune pour savoir qu’à partir d’un certain moment vous butez sur des trous de mémoire. »

    Patrick Modiano, Encre sympathique