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littérature française - Page 3

  • Proust révélateur

    Depuis la publication de Proust, roman familial (prix Médicis 2023) de Laure Murat, les éloges* se succèdent, mérités. L’entrée en matière va d’une scène de la série Downton Abbey à la spectatrice qui, à Los Angeles, réagit intensément à un détail, comme à « un signe lointain venu du passé, de l’enfance. » Il est soudain plus clair pour elle que l’aristocratie, le milieu où elle a grandi, « est un monde de pures formes ».

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    L’autrice travaillait alors à l’introduction d’un recueil d’articles sur Proust qu’elle souhaitait voir publiés, ce qui l’obligeait à évoquer ce monde « de gens titrés, de serviteurs et de gouvernantes, de privilèges, de hiérarchie et d’abondance » décrit dans A la recherche du temps perdu, un monde si proche de l’éducation familiale dont elle s’était radicalement éloignée : « Je n’ai pas d’enfants, je ne suis pas mariée, je vis avec une femme, je suis professeure d’université aux Etats-Unis, je vote à gauche et je suis féministe. »

    Pourquoi tant de lecteurs dans le monde entier, « toutes catégories sociales confondues » désignent-ils Proust comme le plus grand écrivain français du XXe siècle ? Réponse de Laure Murat : «  Car Proust, dans « ce roman qui n’arrête pas de penser » – le Temps, le moi, les arts, l’écriture, la jalousie, la phénoménologie –, à travers ce je du narrateur et personnage principal, nous restitue à nous-mêmes. » Lire la Recherche est pour elle un « retour aux sources d’une réalité par la fiction », c’est ce qu’elle raconte dans Proust, roman familial.

    Sa conviction : « ce qui se transmet vraiment ne s’enseigne pas ». Elle s’est imprégnée dans son milieu d’une atmosphère, de comportements observés, d’un « impérieux silence » : ne  jamais parler de soi, ne pas faire de vagues, éviter les sujets qui fâchent, mais « se tenir », à la fois une posture et une retenue, une manière de parler, avec de l’esprit et sans s’appesantir. D’où sa formule lapidaire pour définir le style aristocratique : « Rien, qui danse sur du vide. »

    Pour ceux qui pourraient trouver abusif de décalquer « le roman familial de la fresque proustienne » (elle est née en 1967), elle rappelle qui étaient ses parents, mariés en 1960 : la fille aînée du duc de Luynes, descendant du favori de Louis XIII, sa mère, et le prince Napoléon Murat, arrière-arrière-petit-neveu de l’empereur, son père. Même si les titres nobiliaires avaient été abolis en 1789, à la maison ils étaient « le Prince » et « la Princesse », et son grand-père maternel, « Monsieur le Duc ». Le titre princier n’étant transmissible qu’aux filles, elle-même a pour identité « Laure, Marie, Caroline, Princesse Murat ». L’autrice en fait un commentaire amusant.

    Pour les aristocrates chez qui il était reçu, Proust était considéré comme un « petit journaliste ». Laure Murat évoque quelques-uns d’entre eux et le salon de Madeleine Lemaire devenu dans la Recherche celui de Mme Verdurin. Remontant son propre arbre généalogique,  elle y voit quelques liens ténus entre ce monde et celui de ses ancêtres, des ingrédients communs : « les mariages d’argent, les tensions entre noblesse d’Ancien Régime et noblesse d’Empire, les croisements avec « le sang juif », les détours clandestins par Sodome… »

    Dans la Recherche, elle lit des noms qui lui sont familiers, des scènes plus vivantes que si elle les avait vécues. Les aristocrates sont toujours « en représentation » (Charlus en est l’exemple « superlatif ») dans un jeu de rôles permanent où il faut paraître « naturel ». Proust a écrit « la critique la plus cruelle et la plus subtile de l’aristocratie française à laquelle se soit jamais livrée la littérature. »

    Par exemple, sur la « vulgarité » des nobles, elle cite et analyse formidablement un extrait, « Les souliers rouges de la Princesse de Guermantes ». A l’erreur de jugement de certains critiques de Proust qui ne voient dans son roman qu’un monument élevé au prestige aristocratique, elle donne deux raisons : la hauteur de vue de l’écrivain qui décrit, raconte et « suspend jusqu’à la dernière extrémité le jugement moral » et le préjugé de ceux qui ne l’ont tout simplement pas ou trop peu lu, comme l’attestent les chiffres de vente.

    Pour Laure Murat, le fait que Proust prend « l’homosexualité au sérieux » a aussi été une délivrance. Elle a consacré une thèse sur ce sujet et ses recherches lui ont permis quelques découvertes sur l’auteur de la Recherche. Elle en rend compte, ainsi que des raisons pour lesquelles elle a quitté la maison à dix-neuf ans, devenant pour sa mère une « fille perdue ».

    Entre le texte proustien qu’elle cite abondamment à l’appui de sa réflexion et l’examen des causes de la rupture avec les siens, Laure Murat donne dans Proust, roman familial, une approche inédite d’A la recherche du temps perdu et un récit d’émancipation, formidable témoignage de ce que la littérature peut signifier dans la vie réelle. 

    *Sur les blogs aussi, chez Adrienne, Aifelle, Claudialucia, Dasola, Dominique, Keisha...

  • Magnétique

    modiano,dans le café de la jeunesse perdue,roman,littérature française,romans,quarto,paris,culture« Mais peut-être avait-elle échoué là par hasard, comme moi. Elle se trouvait dans le quartier et elle voulait s’abriter de la pluie. J’ai toujours cru que certains endroits sont des aimants et que vous êtes attirés vers eux si vous marchez dans leurs parages. Et cela de manière imperceptible, sans même vous en douter. Il suffit d’une rue en pente, d’un trottoir ensoleillé ou bien d’un trottoir à l’ombre. Ou bien d’une averse. Et cela vous amène là, au point précis où vous deviez échouer. Il me semble que le Condé, par son emplacement, avait ce pouvoir magnétique et que si l’on faisait un calcul de probabilités le résultat l’aurait confirmé : dans un périmètre assez étendu, il était inévitable de dériver vers lui. J’en sais quelque chose. »

    Patrick Modiano, Dans le café de la jeunesse perdue

  • Louki par Modiano

    « Des deux entrées du café, elle empruntait toujours la plus étroite, celle qu’on appelait la porte de l’ombre. » La première phrase de Dans le café de la jeunesse perdue (2007) nous rend tout de suite curieux de découvrir cette silhouette féminine qui prend la lumière parmi les habitués du Condé (dans les parages du carrefour de l’Odéon), celle de Louki, comme ils l’appellent. « La plupart avaient notre âge, je dirais entre dix-neuf et vingt-cinq ans. »

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    L’épigraphe de Guy Debord, en plus de donner son titre au roman de Modiano, annonce l’atmosphère du récit : « A la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue. » Le premier narrateur est étudiant à l’Ecole des Mines, ce qu’il tait, de peur que cela ne dénote dans cet endroit fréquenté par des jeunes et quelques bohèmes « à l’ombre de la littérature et des arts ».

    Des photos prises au Condé ont paru dans un album sur Paris, avec les prénoms ou surnoms des clients en légende : « Zacharias, Louki, Tarzan, Jean-Michel, Fred et Ali Cherif » ou « Annet, Don Carlos, Mireille, Adamov et le docteur Vala »… Son surnom, Louki l’avait reçu avec un certain soulagement, dans ce café devenu son refuge. « J’avais bien senti qu’elle était différente des autres. » L’étudiant a remarqué ses vêtements soignés, ses mains fines aux ongles recouverts de vernis incolore.

    Un des membres du groupe, Bowing, a noté pendant trois ans dans un cahier les noms des clients du Condé, avec les dates et heures d’arrivée. Un « éditeur d’art », un certain Caisley, le lui avait emprunté un jour, et rendu avec le prénom Louki « chaque fois souligné au crayon bleu ». Avant de partir à l’étranger, il a donné son « livre d’or » à l’étudiant.

    « C’est l’avantage d’avoir vingt ans de plus que les autres : ils ignorent votre passé » confie le soi-disant éditeur d’art, le deuxième narrateur. Ce n’est pas un écrivain comme Adamov ou Maurice Raphaël, c’est un détective privé venu au café en repérage. Le mari de Louki, Jean-Pierre Choureau, trente-six ans, l’a engagé pour retrouver sa femme, Jacqueline Delanque, alias Louki, vingt-deux ans. Depuis deux mois, elle avait disparu après une dispute, avec toutes ses affaires, vêtements et livres.

    Elle travaillait dans la société où ils s’étaient rencontrés comme secrétaire intérimaire, elle se disait alors étudiante en langues orientales, et ils s’étaient mariés sans trop d’explications – « On essaye de créer des liens, vous comprenez… » Au détective qui l’interroge, le mari raconte les reproches qu’elle lui faisait de plus en plus souvent : « Ce n’était pas cela, disait-elle, la vraie vie. » Par un indic de la police, Caisley va découvrir le passé de Louki, grâce à une main courante la signalant pour « vagabondage de mineure » à quinze ans.

    Ensuite, c’est Jacqueline elle-même qui revient sur son histoire, ses fugues : « Plus tard, j’ai ressenti la même ivresse chaque fois que je coupais les ponts avec quelqu’un. Je n’étais vraiment moi-même qu’à l’instant où je m’enfuyais. » Le dernier narrateur sera Roland, son amant, qui l’avait rencontrée à une réunion de lecture chez Guy de Vere, une sorte de gourou proche de la librairie Véga (orientalisme et religions comparées). C’est par Roland qu’on découvrira ce qu’est devenue la jeune femme.

    Au fur et à mesure que le roman nous en apprend davantage sur elle, à travers ces témoignages, on se rend compte que Louki, même insaisissable, comptera parmi ces silhouettes suivies dans Paris, dans la nuit, qui fascinent l’auteur et que ses lecteurs n’oublieront pas. On y croise des figures qui semblent familières et d’autres, inconnues, comme hors du temps. Dans le café de la jeunesse perdue, un lieu de rendez-vous pour les habitués du café Modiano.

  • Moment de beauté

    Bonnard Caumont (42) La petite fenêtre.JPG« Représenter la nature quand c’est beau. Tout a son moment de beauté. La beauté, c’est la satisfaction de la vision. La vision est satisfaite par la simplicité et l’ordre. La simplicité et l’ordre sont produits par les divisions de surfaces lisibles, les groupements de couleurs sympathiques, etc. » (16/2/1932)

    Pierre Bonnard, Un sentiment qui tient le mur

     

    Pierre Bonnard, La petite fenêtre, 1946, huile sur toile
    Collection belge LGR

  • Notes de Bonnard

    En sortant de l’exposition Bonnard et le Japon, j’ai trouvé à la boutique de l’Hôtel de Caumont un petit livre : Pierre Bonnard, Un sentiment qui tient le mur – Notes, propos et entretiens, dans la collection de poche de L’Atelier contemporain. J’ai découvert avec curiosité ces notes bien présentées sur papier ivoire, illustrées de photos, de dessins et de mots griffonnés sur des pages d’agendas.

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    « Ce livre regroupe des notes de Bonnard qui révèlent un artisan passionné du métier de peindre autant qu’un poète fervent de la vie brève, un célébrant du passage »  annonce Alain Lévêque dans la préface. Le titre vient de l’artiste lui-même qui se rangeait dans la peinture et aussi le dessin « de sentiment ». Soucieux de rendre en peignant l’émotion première, il écrit, en janvier 1934 : « Une vision sentimentale qui tient le mur. (Un sentiment qui tient le mur.) »

    Les premières notes extraites des agendas de Bonnard conservés à la Bibliothèque nationale datent de janvier 1927 (il a 59 ans) : « Violet dans les gris. Vermillon dans les ombres orangées, par un jour froid de beau temps. » (7/1/1927) Le temps qu’il fait, c’est ce qu’il écrit en premier sous la date, par exemple, à la fin de ce mois-là : « beau temps par vent d’est » ou « pluvieux le matin belle après-midi ». Ou tout simplement : « beau ».

    Ce sont des notes très concises, souvent des phrases nominales, des notations sur la couleur. « Si c’est harmonieux ce sera vrai – couleur, perspective, etc. Nous copions les lois de notre vision – non les objets. » (8/1/1928) Elles disent la recherche du beau : « Que le sentiment intérieur de beauté se rencontre avec la nature, c’est là le point. » (18/1/1939)

    Des peintres y sont nommés : Cézanne, Vallotton, Rubens… On trouvera plus loin de petits textes de Bonnard en hommage à Odilon Redon, Maurice Denis, Paul Signac, Maillol, ses souvenirs sur Renoir. Dans les premiers jours de septembre 1940, il cite des poètes : « 4 poètes Villon La Fontaine Verlaine Mallarmé ». En janvier 1944 : « Celui qui chante n’est pas toujours heureux. »

    Pour un numéro spécial que lui consacre la revue Verve, Bonnard sélectionne quelques notes dont celle-ci m’a fait penser au wabi-sabi japonais : « Les défauts sont quelquefois ce qui donne la vie à un tableau. » Son petit-neveu Antoine Terrasse en cite d’autres, devenues célèbres, pour le catalogue de Bonnard dans sa lumière à la Fondation Maeght en 1975 : « Il ne s’agit pas de peindre la vie, il s’agit de rendre vivante la peinture » et aussi « J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon. »

    Les divers entretiens qui suivent éclairent la manière dont l’artiste considérait l’art, sa vie de peintre, ce qui comptait pour lui, à différentes périodes de sa vie. A Raymond Cogniat, en 1933, il confiait une date clé pour sa conception de la peinture : « C’était pendant des vacances que je passais dans le Dauphiné, dans une propriété de ma famille, aux environs de 1895 ; un jour, les mots et les théories qui étaient le fond de nos conversations : couleurs, harmonies, rapports de lignes et de tons, équilibre, ont perdu leur signification abstraite pour devenir quelque chose de très concret. Brusquement j’avais compris ce que je cherchais et comment je pourrais tenter de l’obtenir. 
    La suite ? Le départ était donné ; le reste a été de la vie quotidienne. »

    Observations personnelles, propos tenus, correspondances, Un sentiment qui tient le mur est plein de ces mots d’artiste parfois fulgurants : une vision de l’art et de la vie. Avec justesse, à la fin de la préface, Alain Lévêque écrit que «  Bonnard est l’un des grands peintres de l’émotion première de vivre » et qu’« En nous redonnant à aimer la simple matière des heures journalières, sans jamais moraliser, Bonnard nous convie à faire fruit du temps fini. »