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littérature russe - Page 4

  • A travers des larmes

    Tolstoï Enfance Mère.jpg« Tant de souvenirs du passé surgissent lorsqu’on essaye de ressusciter en imagination les traits d’un être aimé qu’on voit ceux-ci confusément à travers ces souvenirs comme à travers des larmes. Ce sont… les larmes de l’imagination. Lorsque je m’efforce de me rappeler ma mère telle qu’elle était à cette époque, je vois seulement ses yeux marron, qui exprimaient toujours la même bonté et le même amour, un grain de beauté qu’elle avait sur le cou, un peu plus bas que l’endroit où bouclaient de petits cheveux, son étroit col blanc orné de broderies, sa main sèche et tendre qui me caressait si souvent, que si souvent je baisais ; mais l’expression d’ensemble m’échappe. »

    Léon Tolstoï, Enfance. Adolescence. Jeunesse

    Illustration : La mère de Tolstoï à neuf ans

  • Enfance de Tolstoï

    L’hiver arrivant, poursuivre son chemin dans la littérature russe, voilà une proposition qui me plaît. Enfance est le premier récit publié de Tolstoï, à vingt-quatre ans, après l’abandon de ses études de droit à Kazan « pour aller vivre de ses rentes dans le domaine de Iasnaïa Poliana où il est né, où il a passé son enfance, et dont il est maintenant le propriétaire », écrit  Michel Aucouturier dans la préface d’Enfance, Adolescence, Jeunesse. Il y raconte comment Léon Tolstoï (1828-1910) s’est mis à l’écriture.

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    Valentin Serov, Enfants. Sasha et Yura Serov, 1899, huile sur toile,
    Musée russe, Saint-Pétersbourg (en couverture du Folio classique)

    Le titre initial, « Quatre époques d’une évolution », a été abandonné lorsqu’il a décidé, au lieu de raconter l’histoire d’amis d’enfance, de puiser aussi dans ses propres souvenirs. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une autobiographie (il proteste quand Le Contemporain publie Enfance sous le titre « Histoire de mon enfance », un titre qu’il avait envisagé auparavant), Tolstoï met beaucoup de lui-même dans le personnage de Nikolenka (le narrateur), le petit Nicolas qui comme lui a perdu sa mère trop tôt (Tolstoï à deux ans, N. à dix ans).

    Dans de courts chapitres (chacun d’eux devant « exprimer une seule pensée ou un seul sentiment », écrit Tolstoï dans son Journal), il fait d’abord les portraits du précepteur Karl Ivanovitch, de « maman » puis de « papa », avant de raconter une journée d’été à la campagne, du réveil au coucher. Quand leur précepteur vient les réveiller dans leur chambre, son frère aîné Volodia et lui, l’enfant lui en veut et fait semblant de dormir, puis se reproche son ressentiment envers ce vieil homme si bon à leur égard.

    De sa mère adorée, il cherche à restituer le merveilleux sourire – « Il me semble que le sourire à lui seul fait ce qu’on appelle la beauté d’un visage ; si le sourire ajoute de la grâce au visage, le visage est beau : s’il ne le transforme pas, il est ordinaire, s’il l’abîme, il est laid. » Son père, il le revoit près de son bureau, s’emportant dans une discussion avec l’intendant Iakov, un serf dévoué, puis préparant une enveloppe destinée au précepteur, avant d’annoncer à ses fils leur départ avec lui pour Moscou, où ils vivront chez leur grand-mère, tandis que leurs sœurs resteront à la campagne avec leur mère.

    Ce jour-là, Karl Ivanovitch est « de très mauvaise humeur ». Si Volodia s’applique, son petit frère n’arrive pas à se concentrer et pleure à l’idée de leur proche séparation – il entend leur précepteur se plaindre au valet d’être congédié après douze ans de service assidu auprès des garçons auxquels il s’est attaché.

    Après le portrait saisissant d’un « Fou de Dieu », le pèlerin Gricha aux pieds nus hiver comme été, voici les préparatifs de la chasse et le plaisir de monter un petit cheval, même si N. envie son frère aîné, plus élégant. A la chasse s’ajoute le plaisir de « prendre le thé sur l’herbe en forêt », une « délectation ». Et voilà N. qui tombe amoureux de Katenka, une petite paysanne. Ce soir-là, son père, ému par la peine du précepteur, change d’avis : celui-ci les accompagnera à Moscou.

    Enfance raconte en fait deux épisodes marquants, le premier se terminant le lendemain, jour de la séparation, quand « tout le monde fut réuni dans le salon autour de la table ronde pour passer une dernière fois quelques minutes ensemble ». Plutôt excité par le voyage, ce n’est qu’au moment de partir que N. perçoit soudain la tristesse de sa mère et ressent un profond chagrin en se serrant contre elle.

    « Heureux, heureux temps, temps à jamais écoulé de l’enfance ! Comment ne pas aimer, ne pas chérir les souvenirs qui vous en restent ? Ces souvenirs-là rafraîchissent, élèvent mon âme et sont pour moi la source des jouissances les plus pures. » (Début du chapitre « Enfance », XVe sur XXVIII) La suite sera d’abord des plus joyeuses (la fête de sa grand-mère à Moscou) puis des plus tristes (la mort de sa mère).

    Tolstoï réussit dans Enfance à rendre les perceptions enfantines des êtres et des événements, alliant l’observation et l’introspection. Si Nikolenka n’est pas encore un « personnage », « c’est parce qu’il est un enfant, et que c’est le propre de l’enfance que d’échapper encore, dans une certaine mesure, aux déterminations qui figent la personnalité en caractère ou en type social » (Michel Aucouturier).

    Ce premier récit d’Enfance, Adolescence, Jeunesse (le quatrième devait raconter le départ pour le Caucase), outre qu’il réveille en moi certains souvenirs (surtout la visite de Iasnaïa Poliana, le domaine de Tolstoï), me rappelle d’autres lectures : Nabokov, Sarraute, Proust, forcément, ou plus récemment Carlos Llop, Amigorena, Appelfeld… Mais l’enfance est bien plus qu’un thème littéraire, n'est-ce pas ?

  • Lumineuse

    NINA

    Nous allons nous séparer… peut-être pour toujours. Je vous en prie, acceptez ce petit médaillon en souvenir de moi. J’y ai fait graver vos initiales et, de l’autre côté, le titre de votre livre : Les Jours et les Nuits.

    TRIGORINE

    Comme c’est gracieux. (Il embrasse le médaillon.) Un charmant cadeau !...

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    NINA

    Pensez à moi quelquefois.

    TRIGORINE

    Je ne vous oublierai pas. Je me souviendrai de vous, en robe claire, par cette journée lumineuse – vous rappelez-vous ? – il y a une semaine. Nous bavardions… Une mouette blanche était posée sur un banc…

    NINA, pensive

    Oui, une mouette…

     

    Anton Tchekhov, La mouette (acte III)

  • Compagnie

    « Et une œuvre d’art a beau être belle, poétique, riche d’effets et intéressante, ce n’est pas une œuvre d’art si elle n’éveille pas en nous cette émotion toute particulière, la joie de nous sentir en communion d’art avec l’auteur et avec les autres hommes en compagnie de qui nous lisons, voyons, entendons l’œuvre en question. »

    Tolstoï, Qu’est-ce que l’art ?

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    La Nativité, 1400–1500, Pays-Bas Utrecht © 2007 Musée du Louvre / Pierre Philibert

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    Bonne fête de Noël à toutes & à tous !

    Je vous souhaite une fin d'année en douceur
    et vous donne rendez-vous sur T&P l'an prochain.

    Tania

  • L'art selon Tolstoï

    Qu’est-ce que l’art ? A 70 ans, Tolstoï (1828-1910) publie sa réponse à cette question qu’il se pose depuis des années. Dans l’édition « Quadrige » (4e tirage, PUF, 2020), Michel Meyer intitule sa préface « Tolstoï : un précurseur de l’esthétique moderne » – étonnant quand on pense au critère tolstoïen de la « conscience religieuse » qui fonde l’art véritable selon lui.

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    Mais sa façon d’aborder l’histoire de l’esthétique ne manque pas de pertinence : le grand écrivain russe questionne les rapports entre l’art, le beau, le plaisir, la vérité, le divertissement. « Et là, Tolstoï se révèle étrangement disciple de Bourdieu avant la lettre. Il définit l’œuvre d’art comme ce qui est reconnu ou affirmé tel par un cercle de gens, issus des classes supérieures. » (M. Meyer)

    Tolstoï s’insurge contre les sommes énormes dépensées pour « l’entretien de l’art en Russie » au détriment de l’éducation du peuple. En assistant à la répétition d’« un de ces opéras nouveaux, grossiers et banals, que tous les théâtres d’Europe et d’Amérique s’empressent de monter », il a découvert dans les coulisses des ouvriers qui travaillent « dans les ténèbres et la poussière », entendu les insultes lancées aux figurants, choristes, danseurs, musiciens par le chef d’orchestre ou le régisseur et trouvé dégradante la façon dont on les traitait.

    « Mais est-il vrai que l’art soit assez important pour valoir qu’on lui fasse de tels sacrifices ? » Est-il si précieux ? si indispensable pour l’humanité ? Pour répondre, Tolstoï cherche « où donc réside le signe caractéristique d’une œuvre d’art ». Chez divers théoriciens, il s’enquiert d’une définition de la beauté qui formerait « la matière de l’art » et n’en trouve que des notions confuses.

    Le chapitre II, « La Beauté », reprend les réponses lues dans divers ouvrages européens. Kant la décrit comme « ce qui plaît (…), sans concept et sans utilité pratique ». Les opinions sont diverses et partout « se retrouvent, invariablement, le même vague et la même contradiction. » Aussi Tolstoï distingue l’art de la beauté. Celle-ci n’ayant pas de définition objective, il faut faire abstraction de la beauté pour comprendre l’art, chercher son rôle profond.

    « Toute œuvre d’art a pour effet de mettre l’homme à qui elle s’adresse en relation, d’une certaine façon, à la fois avec celui qui l’a produite et avec tous ceux qui, simultanément, antérieurement, ou postérieurement, en reçoivent l’impression, (…) par la parole, l’homme transmet à autrui ses pensées, tandis que par l’art il lui transmet ses sentiments et ses émotions. »

    C’est pourquoi l’art est aussi important que le langage lui-même. Littérature, concert, expositions ne constituent « qu’une partie infime de l’art véritable », selon Tolstoï, celui-ci intègre aussi les berceuses, les danses, les contes, le mime, les offices religieux… « A toute époque, et dans toute société humaine, il y a un sens religieux de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, commun à la société entière ; et c’est ce sens religieux qui décide de la valeur des sentiments exprimés par l’art. »

    Cette conception est liée à l’évolution personnelle de Tolstoï, pour qui le christianisme indique le chemin vers les humbles ; elle varie selon les sociétés, les époques. Il pourfend le « faux art » qui se répand en Europe, les théories esthétiques modernes justifiant « la fausse position dans laquelle vit une certaine partie d’une société ». Il en résulte une scission entre l’art du peuple et celui des « délicats. » Or « l’oppression des masses » est une condition nécessaire à cet art inintelligible pour le peuple.

    L’art qui s’éloigne des « plus hauts sentiments de l’humanité, c’est-à-dire ceux qui découlent d’une conception religieuse de la vie » est un leitmotiv de Qu’est-ce que l’art ? Tolstoï ne cesse d’y reprocher leur oisiveté aux privilégiés, coupables de la « perversion » de l’art. Ses conséquences sont l’appauvrissement artistique, la recherche de l’obscurité – qu’il illustre en citant Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Maeterlinck ! – et la « contrefaçon de l’art ». Pour satisfaire leur public, les créateurs recourent aux emprunts, aux ornements, aux effets « de saisissement » et à « l’excitation de la curiosité ».

    Aux symbolistes, il reproche d’être inaccessibles à la compréhension de tous. L’œuvre de Wagner est pour lui le « modèle parfait de la contrefaçon de l’art » : le récit du spectacle auquel il a assisté à Moscou, la seconde journée de L’Anneau du Nibelung, est une satire très drôle – « C’est comme si on ressentait, indéfiniment, un espoir de musique, aussitôt suivi d’une déception. »  Les critiques de Tolstoï, si elles surprennent quand il évoque ses contemporains les plus fameux, semblent bien s’ajuster aux productions de certains faiseurs de l’art actuel. « Prenant dans la société le rôle d’amuseurs des riches, ils perdent tout sentiment de la dignité humaine. » L’art comme divertissement, il le pressentait, avait de beaux jours devant lui.

    J’ai souvent sursauté aux propos excessifs. Pour Dominique Fernandez (Avec Tolstoï) qui m’a encouragée à lire cet essai où, « âne bâté ou prophète », Tolstoï « s’acharne à défendre des points de vue choquants pour la majorité de ses lecteurs et admirateurs. » Mais Qu’est-ce que l’art ? témoigne d’une volonté réelle de comprendre le sens de l’art et de démasquer les procédés trompeurs. Tolstoï garde espoir dans l’art véritable, vital, et aussi dans la science qui montrerait « comment nous pouvons profiter des biens de la terre sans écraser pour cela d’autres vies humaines, et quelle doit être notre conduite à l’égard des animaux » – son humanisme est sincère et profond.