Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

deuil - Page 3

  • C'est elle

    nathacha appanah,rien ne t'appartient,littérature française,roman,deuil,enfance,enfermement,culture« Mais depuis qu’Emmanuel est mort, elle ne se contente plus d’habiter mes rêves, cette fille. Elle pousse en moi, contre mes flancs, elle veut sortir et je sens que, bientôt, je n’aurai plus la force de la retenir tant elle me hante, tant elle est puissante. C’est elle qui envoie le garçon, c’est elle qui me fait oublier les mots, les événements, c’est elle qui me fait danser nue. »

    Nathacha Appanah, Rien ne t’appartient

  • Rien ne t'appartient

    Le titre du dernier roman de Nathacha Appanah résonne comme une maxime : Rien ne t’appartient. On découvrira son origine au dernier tiers du récit. Comme dans Tropique de la violence, la journaliste et romancière mauricienne (installée en France depuis 1998) sait aborder, en oblique plutôt que de front, les situations et les sujets douloureux. Tara, l’héroïne, est un personnage à la dérive d’une intensité telle qu’on ne l’oubliera pas.

    nathacha appanah,rien ne t'appartient,littérature française,roman,deuil,enfance,enfermement,culture
    Fillette au Sri Lanka
    © Découvrez ici https://www.journaldutrek.com/portfolio-sri-lanka/ quelques photos du Sri Lanka.

    A la première personne, Tara observe d’abord une apparition : « Le garçon est ici. » Ici ou là, dans la rue, dans le fauteuil où elle lit le soir, il la surprend. « Quand le garçon est là, il y a un mur entre certains mots et moi, entre certains événements et moi, je tente désespérément de les atteindre mais c’est comme s’ils n’existaient plus. Quand le garçon est là, je deviens une femme qui balbutie […]. » 

    Tara tente de rassembler ses forces avant l’arrivée d’Eli qui va passer ce soir-là. Se doucher, se changer, ranger… Eli est le fils d’Emmanuel, son mari depuis quinze ans, mort depuis trois mois – « lui seul pouvait [la] maintenir debout, [la] garder intacte et préservée de [sa] vie d’avant, mais il n’existe plus ». Sans lui, elle a l’impression de perdre la tête, elle souffre de vertiges, elle n’y arrive plus. Quand Eli découvre avec effarement le bazar dans l’appartement et elle en sous-vêtements, Tara se sent comme un animal malade face à lui.

    Mais avec gentillesse, sans gêne, il l’aide à se rhabiller, regarde la cicatrice sur sa cuisse – « C’est papa qui t’a recousue. » Puis ouvre les fenêtres, « ramasse, jette, vide, range, balaie, lave, essuie », pendant qu’elle se repose sur le canapé. Quand elle rêve, elle est pieds nus dans un champ, une parcelle cultivée, entre un bois et une maison, à la fois elle-même et une autre, « qui a le cœur léger ». Elle aime être cette autre.

    Eli est inquiet, il a appris qu’elle quittait le bureau sans prévenir, qu’elle n’est plus allée travailler depuis plusieurs jours. Il a pris rendez-vous pour elle chez un neurologue, pour qu’elle passe des examens. Il lui demande qui est Vivaya, un nom qu’il a trouvé sur  des papiers dans la corbeille de son bureau : « Je m’appelle Tara Vivaya. » Pour Tara, il est temps de fuir.

    C’est Vivaya qui devient alors la narratrice, une enfant heureuse de vivre avec ses parents et Aya qui leur fait la cuisine. Sa vie douce et sans entraves est remplie par les leçons que lui donne son père (il ne croit pas « à l’enseignement dispensé dans les écoles libérées de ce pays libéré », sans devoirs ni poèmes, sans langues à apprendre, sans histoire du monde). Deux fois par semaine, Rada, une amie de sa mère, vient lui enseigner la bharatanatyam, cette danse classique que Tara apprend en sari de danse, les cheveux nattés, prête à enfiler des grelots aux chevilles après l’échauffement et la répétition des postures.

    Sa mère dansait en duo avec Rada, jusqu’à ce qu’elle rencontre son père à l’université. Rada a ouvert alors une école de danse. Quant à sa mère, elle sait « lire dans les cartes, dans le ciel, sur les paumes des mains et parfois sur les visages ». Certains jours, elle n’agit plus comme sa mère, elle est différente et des gens viennent la consulter, lui laissent des cadeaux. Tout l’opposé de son père : « Dans cette maison, nous ne croyons qu’aux faits et à la science. »

    Seuls Aya et Roy, le jardinier, ont dans leur chambre « un autel avec une idole en pierre noire et luisante ». Les paroles du père leur font peur. Son épouse l’implore de tenir sa langue en public, de ne pas faire de politique. Quelques jours après qu’il a tenu des propos critiques à la télévision, quatre hommes en pantalon kaki forcent la grille de leur entrée. Son père a juste le temps de cacher Vivaya dans le grand coffre où il range ses papiers.

    « Jamais personne ne m’a expliqué ce que c’est d’être une fille dans ce pays. » Une autre vie commence pour Vivaya, une vie d’enfer, d’enfermement, jusqu’à devenir « une fille gâchée ». Comment cette fille-là deviendra Avril, puis Tara, la romancière le raconte dans Rien ne t’appartient à travers les sensations, les sentiments, les émotions de son personnage. Très librement inspirée par le Sri Lanka où elle est allée en reportage  après le tsunami, un pays qui avait tout pour être un paradis, dévasté par la guerre civile, Nathacha Appanah est une conteuse qui sait évoquer le bonheur et la terreur, la douceur et la cruauté. Sa prose lyrique touche au cœur.

  • Devant moi

    Pennac Gallimard.jpg

    « Tout à fait à la fin, il rêva d’une promenade en péniche. Nous deux, un échiquier, sur les canaux, d’écluse en écluse, à deux kilomètres à l’heure mais le plus loin possible. Il avait étudié les parcours envisageables. J’étais d’accord, enthousiaste même, mais j’ai traîné. J’ai traîné… Comme si j’avais sa vie devant moi. »

    Daniel Pennac, Mon frère

  • Mon frère Bartleby

    L’hommage à un proche disparu devient un genre particulier du récit contemporain. Dans Mon frère (2018), Daniel Pennac lui donne une forme originale en racontant sa façon de vivre sans Bernard, le fils préféré dans leur famille de quatre garçons, en alternance avec l’histoire de Bartleby, le fameux scribe de Melville, sous la forme d’un monologue qu’il joue seul en scène, dans le rôle du notaire.

    Pennac dans Bartleby.jpg

    « Bartleby… En voilà un qui n’ajoutait pas à l’entropie. » C’est ce que son frère lui aurait dit. « Je préférerais pas » (« I would prefer not to »), la réponse invariable du copiste aux demandes de son employeur, fait rire – au début. Quel rapport avec un frère décédé accidentellement des suites d’une septicémie postopératoire ? Il avait déjà failli mourir, ce frère, et lui avait confié qu’il avait fait « machine arrière » en pensant à lui, Daniel, son petit frère (cinq ans de moins), que sa mort rendrait trop triste.

    Nous lisons donc l’histoire de Bartleby entrecoupée de souvenirs personnels ou plutôt, c’est la trame essentielle, l’histoire de la complicité entre deux frères interrompue par les séquences du monologue de scène. Un découpage qui permet à chaque fois une respiration. Une réplique typique de l’humour tranquille de Bernard le reliait au personnage de Melville ; un jour, il avait mis du gingembre sur un petit gâteau sec et le lui avait proposé : « Un Bartleby ? » (Gingembre est, dans Bartleby, le surnom du plus jeune des employés de l’étude, un gamin qui les ravitaillait en gâteaux et en pommes.)

    Goûters, vacances en 2 CV, chagrin d’amour, ce sont de brefs retours sur images où, peu à peu, se dessine le portrait d’un grand frère assez solitaire, cadre « estimé » des ouvriers, père de deux enfants adoptés, « puis le père égaré d’un enfant mort-né, puis l’âme parkinsonienne d’une fin de vie sans amour ». Pennac a des mots très durs sur la froideur conjugale dont son frère a souffert dans ses dernières années.

    Pennac bartleby_affiche.jpg

    « Nous souvenirs sont des sensations », écrit-il. Le chagrin affecte autant le corps que l’esprit et parfois, un geste rappelle soudain la personne qui nous manque. Daniel Pennac ressent aussi physiquement la manière dont le public réagit au théâtre, au fur et à mesure qu’avance son monologue et que se révèle l’obstination absurde et extrême d’un employé qui préfère s’abstenir de faire quoi que ce soit.

    Il y avait déjà quelque chose de Bartleby chez son frère dans sa tentative de suicide en se trompant de médicaments. A cette occasion, son petit frère avait appris que sa femme et lui faisaient chambre à part – « l’organisation domestique de la solitude ». Après, Bernard avait accepté de rencontrer une psychanalyste et pour Daniel, cette femme a été précieuse, qui « n’avait pas oublié un mot de ce que lui avait dit cet homme qui n’avait rien à dire. »

    Mon frère multiplie donc les angles d’approche, préférant les instantanés, les constats, à la sentimentalité. « Je ne sais rien de mon frère mort si ce n’est que je l’ai aimé. Il me manque comme personne mais je ne sais pas qui j’ai perdu. » Impossible portrait d’un frère malgré la force de leur affection. Dans leur famille, on ne parlait pas de ses sentiments : on jouait aux échecs, on promenait les chiens, on parlait des livres qu’on lisait. « La Littérature nous servait de camp retranché. » Restent des moments partagés – le dernier chapitre s’ouvre sur une émouvante photo d’eux deux à huit et trois ans –, des joies, des douleurs, des occasions manquées, la vie à vivre sans lui.

  • Indéfinissable

    enquist,anna,quatuor,roman,littérature néerlandaise,musique,anticipation,amitié,deuil,souffrance,couple,vieillesse,culture« Comment définir un son ? »
    Jochem réfléchit.
    « On emprunte des mots qui existent déjà : chaud, pointu, riche. Ou bien on fait des comparaisons. Ici, la semaine dernière, il y avait un violoncelle qui sonnait comme un saxophone. J’ai aussi eu un alto pareil à une corne de brume, une viole qui toussait comme un canard enrhumé. Avec tout ça, je m’en sors. On est tellement obsédé par le verbe qu’on veut tout nommer, tout expliquer. Le son est indéfinissable. Il faut simplement l’entendre. »

    Anna Enquist, Quatuor