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  • Le resto de Myriam

    Mangez-moi est un titre insolite pour un roman (il me rappelle Regardez-moi d’Anita Brookner, sur ma liste de relecture). Agnès Desarthe y raconte l’histoire d’un restaurant ou plutôt celle de Myriam qui a décidé de l’ouvrir, toute seule, parce qu’elle aime cuisiner pour les autres : « Mon restaurant sera petit et pas cher. Je n’aime pas les chichis. Il s’appellera Chez moi, car j’y dormirai aussi ; je n’ai pas assez d’argent pour payer le bail et un loyer. »

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    © Albert Gleizes (1881-1953)

    Elle n’a prévenu personne de l’ouverture et personne ne pousse la porte le premier jour, mais à l’inauguration, « le vrai premier jour », ses amis « trouvent la nourriture délicieuse », ses parents désapprouvent les chaises « pas assez confortables ». Pour ses deux premières clientes véritables, des lycéennes qui n’ont commandé qu’une entrée vu les prix, elle divise ceux-ci par deux et décide de les considérer désormais comme ses « clientes fétiches ».

    Jour après jour, la restauratrice se montre côté pile (à ses clients) et côté face (aux lecteurs qui découvrent ses obsessions, ses nuits, ses rêves, son passé douloureux), fait le bilan de ses journées et de sa vie – « Il faut croire que j’avais un bon entraînement à survivre. Oui, c’est ça. C’est mon savoir-faire, ou bien c’est un don. »

    Bientôt, en plus des lycéennes, elle reçoit régulièrement Vincent, le fleuriste d’en face, qui vient prendre un café avant d’ouvrir,  et s’intéresse aux trente-trois livres alignés sur une étagère, en face d’une banquette en moleskine. Puis Myriam revoit son frère. On apprend qu’elle a un fils, qu’elle ne l’a plus vu depuis six ans.

    « Pour qu’un plat soit réussi, il faut que le rapport entre le tendre et le croquant, entre l’amer et le doux, entre le sucré et le piquant, entre l’humide et le sec existe et soit soumis à la tension de ces couples adverses. »

    Seule en cuisine et en salle, la cuisinière se fatigue. L’arrivée de Ben, qui se propose comme serveur bénévole (ce sont les lycéennes qui l’envoient), tombe à point : l’étudiant en sciences politiques a plein de bonnes idées pour le restaurant, il comprend ce que Myriam veut faire du Chez moi et l’aide bientôt aussi pour la paperasse. Un stage de marketing, en quelque sorte.

    Mangez-moi, aux mille saveurs de cuisine, conte l’histoire d’un resto de quartier dévolu aussi aux relations humaines – c’est celle d’une femme qui se lance un nouveau défi. Mais il y a tant de portes au rêve et au désir, à plus de quarante ans on peut encore changer de vie ! Si Myriam la solitaire aime à nourrir son prochain, elle a davantage encore à donner – il lui faudrait juste (façon de parler) la bonne rencontre. C’est ce qu’on lui souhaite.

  • Souplesse

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    « Mais la vérité littéraire est selon moi sans rapport avec la vérité telle que la conçoivent les professionnels de l’information. Les romans ne prétendent pas enseigner quoi que ce soit. Parfois un mot vient se glisser dans la phrase en dépit du référent qu’il désigne, à cause d’une sonorité, d’un nombre de syllabes, d’une association d’idées. C’est pourquoi l’oreille du traducteur se doit d’être fine et sa souplesse extrême. Il n’est pas là pour juger, il est là pour comprendre. »

     

    Agnès Desarthe, Comment j’ai appris à lire

  • Lire, Agnès Desarthe

    Le remplaçant d’Agnès Desarthe, entre fiction et autobiographie, m’a donné envie de lire ses récits personnels. Comment j’ai appris à lire (2013) débute ainsi : « Apprendre à lire a été pour moi une des choses les plus faciles et les plus difficiles. Cela s’est passé très vite, en quelques semaines ; mais aussi très lentement, sur plusieurs décennies. » D’un côté, déchiffrer, « un jeu » ; de l’autre, « comprendre à quoi cela servait », longtemps pour elle une énigme. 

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    Charles Dehoy (1872-1940), Jeune fille à la lecture

    Nous sommes enclins à penser que les écrivains lisent quasi comme ils respirent, dès l’enfance, avidement. Proust a écrit là-dessus des pages inoubliables. Pour Agnès Desarthe, née en 1966, quand son grand frère apprend à lire, elle n’en voit pas l’intérêt. « Lire ne sert à rien. Moi, ce que je veux, c’est écrire. J’ignore qu’il existe un lien de nécessité entre ces deux activités. »

     

    Après une journée à l’école primaire de filles, consacrée au coloriage, on l’amène le lendemain à l’école de garçons : elle sera l’une des quatre filles sur dix classes masculines – et cela importe, on verra pourquoi. Le premier livre de lecture, Daniel et Valérie, lui semble non pas difficile à lire, mais à comprendre : pourquoi des « chandails » et non des « pulls » ? Il lui faudra plus de dix ans pour résoudre son « problème avec les livres » qui parlent « de gens qui n’existent pas mais qui font semblant d’exister ». Elle leur préfère le Manuel des Castors Juniors.

     

    Bonne élève, Agnès D. se méfie tout ce qui paraît « normal » aux autres. En revanche, les jeux de mots l’enchantent – « les calembours volent » entre son père et son frère – et, dans Tistou, les pouces verts (Maurice Druon), la façon d’appeler les parents du garçon « Monsieur Père » et « Madame Mère » l’épate. Cela lui inspire un conte, un plagiat, qui fait dire à son père : « Putain, c’est du Marguerite Duras. » Sentiment « de gloire et de gêne ».

     

    Son problème perdure jusqu’en classe d’hypokhâgne (un mot qui la fascine). Elle refuse Balzac, Flaubert, Zola et aussi Sartre, Proust, Nizan. Devant la littérature, elle se ferme : « Il est hors de question que cela pénètre en moi. » Avec Prévert, c’est tout autre chose, elle le lit « du matin au soir ». Dans la poésie, rien d’ordinaire.

     

    Ses parents lisent et aiment les classiques français, mais leur fille s’entête : « Je n’aime pas lire ». Ils rusent alors, la poussent vers les poètes, puis les polars, souvent traduits de l’anglais – une première perception du travail de la traduction, dont elle fera son métier plus tard. En seconde, elle lit Phèdre et Madame Bovary : « L’une m’enchante, l’autre m’assomme. »

     

    C’est dans ses origines familiales qu’Agnès Desarthe situe un des nœuds de son problème. Son père, d’origine lybienne, se plaint du français qui « ne donne rien » de la beauté de certains mots arabes. Il utilise avec ses enfants nés en France la « langue deuxième », approximative, neutre. Sa mère, « née de parents russes parlant aussi le yiddish et le roumain », à Paris, est francophone, « mais c’était toujours mon père qui parlait ». D’où le « serment » d’Agnès Desarthe : « Jamais je ne parlerai bien français, jamais je n’écrirai cette langue correctement, jamais je ne consentirai à lire ses grands auteurs ». L’anglais, code secret des parents entre eux, lui paraît plus désirable.

     

    Les années passent. Souvenirs de lectures, de difficultés, et aussi de coups de foudre : Duras, Camus, Faulkner. L’entrée en hypokhâgne au lycée Henri IV – « aujourd’hui encore, je ne comprends pas ce qui leur a pris de m’accepter » – puis en khâgne au lycée Fénelon – elle est « bonne angliciste » – va être décisive : c’est là qu’elle apprend à lire. Grâce à la « troisième madame B. » de sa vie. Après Mme Bessis à l’école maternelle, Mme Bovary sa persécutrice, voilà Mme Barbéris, prof de français, « blonde, les yeux bleus, nez en trompette (…), blouson de cuir, minijupe. Elle pose un quart de fesse sur le bureau et parle. Je l’aime aussitôt. »

     

    Celle-ci enseigne le structuralisme, Genette, Bakhtine, dont Agnès D. ne retient que la question « D’où écrit-on ? », essentielle. Le jargon, elle l’aime, et cette façon de lire où il n’est « plus question d’origine ni de culture », qui lui donne des armes, des outils, un « esperanto ». Agnès Desarthe abandonne son serment. Mme B., son « maître », a défait le lien entre exil, déportation, persécution, humiliation sociale et lecture, qui la paralysait.

     

    « Mme Barbéris nous montre l’écrivain au travail, et le livre cesse d’être ce parpaing lourd, imposant, blessant ; il devient l’espace de liberté et de souffrance du créateur, il s’ouvre et invite le lecteur à le comprendre, à le décoder. » Agnès D. peut, à présent qu’elle est mère et réfléchit aux incohérences de sa jeunesse, défaire la « pelote emmêlée » de son passé, dire « la peur des garçons » à l’école, où elle se sentait « différente, solitaire, bestiole traquée » parce qu’elle était une fille, simplement.

     

    Devenue normalienne, elle « cesse d’être une fille » et « cesse d’être juive ». Elle croyait vouloir l’argent et obtient « la légitimité ». Les romans russes, elle les lit « comme une vie déjà vécue », mais c’est avec Isaac Bashevis Singer que tout s’éclaire : « Singer a achevé de m’apprendre à lire parce qu’il m’a indiqué, d’une certaine façon, d’où j’écris. »

     

    L’agrégée d’anglais, romancière et traductrice, livre dans Comment j’ai appris à lire un récit d’apprentissage très personnel, un « portrait de l’artiste en jeune non-lectrice ». Une quête de sens intime et une réflexion passionnante sur les liens entre dire, écrire et lire – et vivre.

  • Handicap

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    « Nous sommes pratiquement incapables de comprendre ce dont nous n’avons pas, personnellement, fait l’expérience et c’est, selon moi, ce handicap qui constitue l’une des sources les plus certaines de la barbarie. »

    Agnès Desarthe, Le remplaçant

     

     

     

     

    En partance pour le Midi, je vous laisse pour quelque temps en compagnie de poètes et de poétesses.
    Des poèmes choisis pour "mettre l'eau à la bouche, pratiquer la poésie en tous sens et à tous vents"
    (Colette Nys-Mazure).

     

    Tania

     

  • BBB le remplaçant

    « Chez nous, écrit Agnès Desarthe, ce qui permet de sortir du lot, c’est la façon de raconter des histoires. » Le remplaçant (2006) raconte celle du grand-père Bousia (Bouse, Bouz) qui s’appelait en réalité Boris et aussi Baruch, bref, « B.B.B. » ou « triple B » – « Mais peut-être ferais-je mieux de commencer par expliquer que mon grand-père n’est pas mon grand-père. » 

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    Après que le père de sa mère « a été tué à Auschwitz en 1942 », sa grand-mère maternelle a décidé de vivre avec un de leurs amis, devenu veuf de la même façon : « Triple B avait le bon goût de n’être pas à la hauteur du disparu ; ni aussi beau, ni aussi intelligent, ni aussi poétique que le mort qu’il remplaçait. » D’où cette atmosphère amicale que ressentait chez eux leur petite-fille, sans « la malédiction de la conjugalité ».

     

    Ces choses étant dites (ce n’est pas une autobiographie), ne vous méprenez pas sur le ton de ce récit court (moins de cent pages) où la narratrice égrène avec délicatesse le collier des souvenirs du grand-père à la Peugeot 204 vert bouteille, de la même façon qu’elle aimait, fillette, retrouver les « objets typiques » chez ses grands-parents : petit vase en Vallauris, décapsuleur-guitare, service à thé chinois en porcelaine ultrafine, poupée chauffe-théière à la jupe matelassée – une « princesse russe », jeune fille et non matrone, « bref, mon modèle ».

     

    C’est le portrait d’un artisan peu doué, d’un papi qui a reçu des électrochocs pour le guérir d’une dépression – sa mère lui en dira plus long un jour, à elle qui a du mal à retenir : « Un mélange de distraction, de propension à la rêverie, de manque d’esprit de synthèse et d’absence de mémoire fait que je suis incapable de fixer l’information, à la manière de certains organismes qui ne parviennent pas à fixer le magnésium. Je ne comprends jamais ce qu’on me dit. Je comprends autre chose. Il me faut des images, il me faut des métaphores. »

     

    Quand elle écrit son récit, son grand-père, 96 ans, est alité dans une tour du treizième arrondissement à Paris, endormi la plupart du temps. Triple B lui a toujours raconté des histoires, mais elle n’y prêtait pas toujours assez d’attention. « J’aimais l’idée de pouvoir être sa petite-fille, alors que ma mère n’était pas sa fille, comme s’il avait été permis de sauter une case. » Il lui avait confié qu’à Kichiniev, en Bessarabie, il avait appris à sculpter la pierre, à graver des noms sur des tombes, mais qu’au lieu de devenir sculpteur, il était devenu communiste.

     

    Parfois il parlait roumain, yiddish, mais toujours français en présence de ses petits-enfants. Il avait ses expressions favorites : « tout ce qu’il y a de… », « fameux », « pas fameux », « bernique » ou encore « Silence, la queue du chat balance »... Il parlait à sa petite-fille de son frère Refoul, très pauvre ; de son cousin Léon, qui « a crevé la faim » en Belgique avant d’être expulsé, essayant en vain de retourner en Bessarabie. « Les histoires racontées par triple B sont rapides et elliptiques. On saute d’une époque à l’autre comme à l’aide d’un projecteur de diapositives. »

     

    L’intérieur des grands-parents était plus moderne que celui de ses parents : couteau électrique, ventilateur, « placard intégré qui avait tout d’une caverne d’Ali Baba », ascenseur à miroir et rampes en aluminium. Dans la tour de triple B, beaucoup de ses amis s’étaient installés, on lisait sur les boîtes aux lettres « de plus en plus de noms imprononçables,  bourrés de consonnes qui se télescopaient. »

     

    Le remplaçant raconte – raconte ou invente, peu importe ici – l’histoire d’une vie, avec ses détours et ses surprises, ses drôleries et ses larmes. Agnès Desarthe a écrit cette « fiction » sur son grand-père au lieu du livre qu’elle projetait de consacrer à un pédagogue polonais, mais elle arrivera à établir un lien, vous pouvez compter sur la conteuse qui sait que « l’enchantement ne doit pas jaillir de la chute, mais plutôt agir tout au long de la narration ».