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  • Bauchau et l'enfant

    Récit autobiographique, L’Enfant rieur paraît en 2011, lorsque Henry Bauchau (1913-2012), dans le « très grand âge », a senti venir le temps de « ré-imaginer à partir des souvenirs ». A lire donc « comme le roman des commencements d’une vie, dans une société désormais lointaine : un monde plus paysan qu’urbain, fait de grandes maisonnées, de vastes parentèles, de fermes et de terres et de chevaux – mais aussi de règles strictes, de droits et devoirs inégalement partagés entre les sexes, de profond respect pour les lois, les hiérarchies… et de tentatives de révolte. » (quatrième de couverture) 

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    Henry Bauchau (BibliObs, 2011) Photo Jean-Luc Bertini-Pasco

    A Blémont, en 1916, l’enfant joue. Des Allemands ont réquisitionné l’ancienne écurie pour leurs chevaux. Absorbé, l’enfant n’a pas entendu s’approcher l’homme en bottes brillantes et long manteau qui lui rend son sourire puis le prend joyeusement dans ses bras : « Ach ! mein Kind. » C’est la langue de l’ennemi, un rideau retombe à une fenêtre, l’enfant prend peur. Il se met à pleurer, hurle, passe en un instant du bonheur à la terreur : « Au lieu de continuer à rire, il a été forcé dès sa petite enfance de vivre la haine. Il ne voulait pas ça. » 

    « dans l’élégance, la propreté douteuse et les conflits sociaux de la Belle Epoque », Bauchau sait que c’est dans la guerre qu’il a commencé à vivre. Lors de l’incendie de Louvain en août 1914, sa famille s’est enfuie dans une fumée suffocante, constamment inquiète pour le bébé au visage noirci, comme il l’a entendu raconter par sa grand-mère à sa mère, alors ailleurs, qui se demande pourquoi cet enfant né si joyeux a changé de caractère et boude souvent, contrairement à Olivier, son frère aîné.

     

    Leur père, ingénieur et « très habile de ses mains », collectionnait les insectes et les papillons. Pour l’enfant, c’était « l’homme le plus fort du monde », mais il a vu l’air parfois sceptique de sa mère et surtout observé que son grand-père, brillant avocat et homme politique, et son oncle André « qui parlait toujours si haut » se jugeaient très supérieurs à lui, et il en avait du chagrin.

     

    A Blémont, ils sont bientôt de trop et ils déménagent à contrecœur aux Genêts, chez le grand-père Eugène, où se trouvent déjà l’oncle André et leurs cousins. « La vie aux Genêts pour Olivier, Poupée (sa petite sœur) et moi, a été une lutte souterraine. » Penché sur de vieilles photos, l’écrivain reconstitue un parcours, des atmosphères, des rivalités. « Les cousins n’avaient pas de papa à histoires », ces contes du soir qui ont ouvert à Henry Bauchau le monde imaginaire. Les commentaires blessants sur son père le font souffrir.

     

    Chassée des Genêts par les Allemands, la famille s’installe à Bruxelles, « dans ce qui nous paraissait un appartement minuscule ». La guerre finie, c’est la découverte des « boys » américains, « jeunes, riants »,  du cinéma, de la féminité grâce à la belle et jeune épouse de l’oncle Matthieu, « très moderne, beaucoup plus que maman et tante Marie ». Vivre à Saint-Josse est ressenti comme un désastre par l’enfant nostalgique de la « grande maison » et qui a un peu honte de leur train de vie plus pauvre que dans le reste de la famille.

     

    Il se fait tout de même un ami à l’école où il éprouve « une terreur profonde » : Louis, qui a perdu sa mère et dont le père s’absente souvent. Mais Louis ne revient pas l’année suivante. Après des années de « travail insuffisant » sur son bulletin, l’enfant est encouragé par deux instituteurs plus attentifs et se sent plus à l’aise. Son père leur achète de vieux livres d’occasion, des romans d’aventures. « C’est la lecture qui m’a permis de vivre pendant ces années obscures et d’en supporter l’ennui. »

     

    Même s’il raconte à la première personne, Bauchau se décrit souvent à la troisième : il se nomme soit « l’enfant rieur », soit « mon personnage », lui tel qu’il se montre et non « l’être profond ». Un jour, sa tante Marie observe qu’il a l’air de marcher « sur des œufs » et un médecin diagnostique une faiblesse des cartilages du talon. S’ensuivront des traitements contraignants, l’école manquée, un séjour dans les Alpes suisses à Clos-Riant auprès d’autres enfants qui ont besoin de soins.

     

    A nouveau « exclu des vacances de la famille », le voici en pension à Middelkerke, chez un médecin, homme bon et esprit libéral, chez qui il découvre « une autre façon de vivre, plus libre, plus intellectuelle, et des opinions qui paraissent scandaleuses chez nous comme le remariage des veuves, les divorces, les amours avant mariage. » Un étudiant rencontré là lui conseille la lecture des classiques, une libraire le guide vers « Les cent chefs-d’œuvre qu’il faut lire », une collection bon marché. Un monde s’ouvre et aussi son cœur, pour une monitrice au regard doux : « L’enfant rieur se heurte au mur des amours enfantines ».

     

    Etudes – du Petit Saint-Josse au collège Saint-Louis –, montée d’Hitler et présages d’une nouvelle guerre, découvertes littéraires, voyages, université…  Bauchau étudie le droit et se lie d’amitié avec Raymond qui a fondé un journal fait par les jeunes et pour eux, L’Esprit nouveau, qui prône une révolution chrétienne et sociale. Un jour, Raymond lui dit qu’il devrait écrire : « Mon personnage, qui commence peu à peu à se former, n’ose pas répondre que c’est bien mon désir profond. »

     

    A travers le récit de sa vie de 1913 à 1940, Henry Bauchau décrit un homme en devenir et une époque. Quelques années plus tard, il entamera une psychanalyse avec Blanche Reverchon (à qui il a consacré un autre récit) et c’est en 1958, à plus de quarante ans, qu’il commencera sa carrière de poète et de romancier. Il décrit ici ses amitiés, ses amours, et après les années de formation, en famille et en dehors d’elle, à nouveau la guerre, le temps des choix. L’Enfant rieur raconte sans complaisance : l’auteur ne masque en rien les doutes, les erreurs, les faiblesses, et cela donne un récit d’exploration du passé très personnel, à la recherche de l’enfant qui vit encore en lui.

  • L'enfant rieur

    (Pour A.) 

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    à Sophie Lemaître 

    Je suis toujours l’enfant rieur, cet enfant que la guerre 
    A empêché de vivre en riant son enfance. 
    Jeunesse, encore en moi, je vais, je cours, je nage
    J’adore les chevaux et skier dans la neige 
    Mon corps est amoureux, il aime, il est aimé
    Mon corps est très patient, il est à mon service. 
    L’instant, couleur du temps, vient à moi promptement 
    Sur vos balcons, glaciers, travaillés de lumière 
    De toute ma chaleur je t’écoute, Soleil !

    Un jour, je suis tombé, je tombe dans mon corps
    Il m’a serré de près, je tombe à la renverse.
    Je ne suis plus mon corps, je suis dans ses limites
    Je suis un apprenti de mon corps de grand âge
    Ignorante espérance, tu vois, je m’abandonne
    A la pensée d’amour de ma fragilité.

    Henry Bauchau, Tentatives de louange

     

    Photo : Giuseppe Penone, L’arbre des voyelles, 1999 (Installation au Jardin des Tuileries, Paris, 2000)


  • Bauchau en louanges

    Tentatives de louange (2011) est le dernier recueil poétique d’Henry Bauchau, le premier que j’ouvre : une cinquantaine de pages, vingt-quatre textes, dans le petit format de la collection « Le souffle de l’esprit ». Actes Sud l’a conçue comme « le reflet d’une ouverture des uns aux autres, à travers la prière, la réflexion, la méditation » – croyants, athées ou agnostiques y font part de leurs invocations à Dieu ou de leurs réflexions sur l’humain. 

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    Bauchau a composé ces « prières » entre 2009 et 2011. Certaines sont dédiées à une personne ou composées « pour » quelqu’un, d’autres sont des méditations, des instants ouverts sur l’infini. Son premier texte, « Louange au Déliant », est le seul à nommer Dieu.

    Seigneur, Seigneur Dieu, au-delà de tous les noms et de toute pensée
    Délivre-nous ainsi que l’a souhaité Maître Eckhart
    Délivre-nous non de l’amour mais des images de toi
    Comme tu as délivré mes oreilles du bruit du monde
    En me rendant presque sourd
    Comme tu m’as libéré du délire de puissance et de possession
    En me rendant presque aveugle
    Séparé, enfermé en moi-même, ne m’emprisonne pas avec toi
    Accorde-moi la liberté
    Où parfois, en m’éveillant, je te sens si proche (…)
     

    Pour vous, quelques premières lignes :

    Les parachutistes savent pourquoi les oiseaux chantent (« Pourquoi les oiseaux chantent »)

    Je m’éveille, je fais le salut au soleil. Le mince soleil à l’est qui filtre entre deux maisons. Je me prosterne de tout mon corps, ne le pouvant en esprit. » (« Le salut au soleil »)

    Sur le grand escalier nous nous sommes assis
    Que la pierre était douce, d’une chaleur humaine. (« Architectures de louange »)

    Je suis nu comme un poteau de téléphone (« Céleste insuffisance »)

    Et quelques derniers mots :

    Heureux qui sait faire face au gel et trouver sa place abondante au soleil. (« Arbre pour la belle verrière »)

    Louange à l’art des cavernes
    Louange à l’artisan
    Je ne connais pas d’art profane
    Tout est sacré (« Exercice de louange »)

    Le chant des syllabes muettes (« Les hirondelles boivent en vol ») 

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    Henry Bauchau est ce vieil homme qui écrit, se tait, attend. A l’écoute des vibrations du monde, il regarde un jardin sous la neige comme une enfance, le printemps comme une métamorphose – « Il n’est pas permis d’être vieux ». Il devient arbre, oiseau, ciel.

    Le doute l’habite : « Si le temps d’écrire revient, je doute. Je doute aussi après. Tu n’es que le locataire de la maison de l’écriture, quand tu es chevauché par le roman ou disloqué par le poème. » (« Le salut au soleil ») Le doute est un allié : « Je ne connais pas, je ne crois pas, j’espère » (« Eloge du doute »)
     

    Photos : Louise Bourgeois, The Welcoming hands, 1996 (Installation au Jardin des Tuileries, Paris, 2000)

     

  • Sur la toile

    Lire & relire Bauchau / 4 

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    « Il se lève, choisit une toile pas très grande, prépare des couleurs, me donne un pinceau et tient toujours de son bras droit mon bras gauche. Il y a une incitation qui est presque un ordre et ne l’est pas. Je peux, cela fera plaisir à Florian si je peux. Et naturellement je peux. Des couleurs viennent se poser sur la toile, se succèdent, s’essaient, voient si elles se conviennent. Il n’y a plus de dessins seulement des couleurs assemblées. Rien de plus, ce sont des gammes, me dis-je. Pourquoi pas ? Je suis très contente, je m’absorbe dans ce travail. Peu à peu le bras de Florian pèse moins sur le mien, qui se dégage. Seule sa main, très légère, reste près de mon bras. De temps en temps, je me tourne vers lui, je vois sa figure très attentive qui regarde ce que je fais. La toile est presque couverte, il a retiré sa main, le courant ne passe plus. Je suis en colère, il me donne un pinceau plus gros avec du noir, un noir brillant et je marque ma haine sur la toile. Je prends moi-même un autre pinceau avec du blanc et je fais un grand signe blanc entre les signes noirs.

    Je pense : Z, comme zèbre, la dernière lettre de l’alphabet. Je me mets à pleurer, je ne sais si c’est de désespoir ou de joie. »

    Henry Bauchau, Déluge (Actes Sud, 2011)

  • Shadow est là

    Lire & relire Bauchau / 3 

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    Metamorphosis © Ch Wery 2011

    Je vous invite à découvrir Christian Wéry Creative.

    « Je suis dans la chambre qui me paraît plus blanche et plus noire qu’il y a trois jours. Derrière la chaise longue de Shadow, il y a dans l’axe de la fenêtre le soleil qui m’aveugle. Pourtant Shadow est là. Je le devine à travers cette lumière qui, après l’escalier et le sombre couloir, m’éblouit. Je sens sa pesanteur, une densité, qui me trouble plus encore que l’éclat du soleil. La pesanteur de celui qui questionne, qui torture, qui peut torturer encore. Stéphane, lui, n’éblouissait pas, il montrait, il montrait comment jouer au jeu de la roche et de l’alpe avec lui. En sortant de l’éblouissement, je vois Shadow couché cette fois sur une chaise longue métallique, le visage plus vivant qu’il y a trois jours. Les yeux ouverts, très grands, très pâles. C’est son regard peut-être qui m’a ébloui. A moins que ce ne soit la grosse lampe à portée de sa main qu’il a peut-être braquée sur moi. Ils me font face, lui et la femme, Marguerite. Il me regarde et j’ai l’impression d’être vu comme je suis, il me perce à jour, me dénude, sait des choses innombrables sur moi, les classe, les emmagasine. Cela va loin, très loin. Je suis blessé, vidé par cette façon qu’il a de pénétrer en moi. Il peut, s’il le veut, tout savoir de moi, mais il ne veut pas me forcer comme un coffre-fort. Il sait que mon coffre est presque vide. Il hausse imperceptiblement les épaules. Ressent un élancement sans doute à ses blessures, fait une petite grimace de douleur, de sa joue droite. Il ne veut pas en savoir plus, il cesse de me questionner du regard et tout mon corps, qui commençait à souffrir, retombe d’un bloc dans l’absence. »

    Henry Bauchau, Le boulevard périphérique (Actes Sud, 2008)