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Récit - Page 55

  • Dans la crise

    Florence Aubenas, dans son avant-propos au Quai de Ouistreham (2010) – un titre qui rappelle Le Quai de Wigan d’Orwell (1937) sur les conditions de vie des mineurs anglais et l’exploitation sociale dans les années 1930 –, explique dans quel contexte elle a décidé de se rendre à Caen pour chercher anonymement du travail : « La crise. On ne parlait que de ça, mais sans savoir réellement qu’en dire, ni comment en prendre la mesure. » La journaliste française y va sous son vrai nom, mais sous une autre apparence, blonde avec des lunettes, pour éviter d’être reconnue (sa détention en Irak a fait d’elle une figure médiatique). Une quête clandestine qu’elle arrêtera le jour où elle décrochera un CDI (contrat à durée indéterminée). De février à juillet 2009, elle a vécu dans une chambre meublée à Caen, où elle est retournée pour écrire ce livre.

     

     

    Cela commence avec un entretien d’embauche pour un poste de gouvernante, mais elle ne veut pas entrer au service de particuliers ni vivre dans leur intimité. Les agences d’intérims la repoussent : elle n’a aucune expérience, on considère comme « le fond de la casserole » cette femme de quarante-huit ans qui n’a jamais travaillé, avec juste un baccalauréat, séparée d’un homme qui a subvenu à ses besoins pendant vingt ans. « C’est Pôle Emploi qui m’a proposé de devenir femme de ménage. » Dans le hall impersonnel de l’agence de Caen où elle s’est inscrite, il y a des jours calmes et d’autres où quelqu’un explose – « J’ai be-soin de tra-vailler » – avant qu’on l’emmène à l’écart. Un film passe en boucle et  répète : « Vous avez des droits, mais aussi des devoirs. Vous pouvez être radié. » Les travailleurs sociaux sont priés de faire du chiffre, il faut réduire la durée des entretiens, bientôt on les remplacera par des commerciaux. Depuis l’hiver 2008, la France compte trois mille chômeurs de plus chaque jour.

     

    Au Salon pour l’emploi de Bayeux, elle fait la connaissance de Philippe, un divorcé, qui l’invite à déjeuner. Il est en quête d’un emploi, et aussi d’une femme. Elle s’invente un mari, ils sympathisent. Au centre de formation professionnelle, certains se sont inscrits au stage propreté simplement pour éviter d’être radiés, une dizaine de personnes attendent. « La qualité principale consiste à travailler vite », commente une formatrice en leur montrant des diapositives. Suivent des conseils sur l’attitude à adopter sur le lieu de travail, puis un stage pratique, en particulier sur l’utilisation de « la Bête », la monobrosse qui fait peur à tout le monde et qu’il faut savoir maîtriser.

     

    Partout, la journaliste écoute, regarde : Karine, 25 ans, mise à la porte d’une boîte « grand style » pour avoir dit à la patronne de sortir son chien, qui faisait ses besoins partout, après avoir nettoyé plusieurs fois la moquette sur son passage ; Victoria, 70 ans, syndiquée, rencontrée à une grande manifestation contre la crise en mars 2009, fille de fermiers, « placée » chez sa tante à 15 ans. Tout le monde met Florence Aubenas en garde au sujet de l’annonce offrant du travail sur le ferry-boat à Ouistreham, un boulot pire que tout, « le bagne et la galère réunis ». Elle va se présenter Quai Charcot. Il lui faut une voiture, elle en déniche une vieille grâce à Victoria, qu’elle baptise « le Tracteur ». A la formation, elle apprend à « faire les sanis » à la manière de Mauricette – moins de trois minutes à coups de pulvérisateur et de chiffons, un rythme effrayant : « L’heure de travail dure une seconde et une éternité. »

     

    Le Quai de Ouistreham raconte la vie au jour le jour d’une candidate au travail, les horaires impossibles, les rendez-vous au Pôle Emploi, les expériences, les rencontres, les mille et une façons de vivre ou survivre en dépensant le moins possible. Florence Aubenas témoigne pour celles et ceux qu’elle a vus travailler, se rebeller ou s’écrouler, elle décrit aussi l’attitude des employeurs, les respectueux et les arrogants. L’énergie physique, la résistance morale, où les trouver quand on a l’impression de passer son temps « à rouler, en pensant sans penser, la tête traversée par des combinaisons compliquées d’horaires, de trajets, de consignes » ? – « Dormir est devenu une obsession. » Au lieu d’un emploi, elle a trouvé « des heures ». Et tout cela pour quel résultat ? Moins de 700 euros par mois. « On travaille tout le temps, sans avoir vraiment de travail, on gagne de l’argent sans vraiment gagner notre vie. »

    Après avoir partagé six mois ces conditions de vie, gênée de sa maladresse par rapport à ses collègues de travail, Florence Aubenas se voit proposer un CDI. Elle ne veut pas bloquer un poste réel, y renonce. Elle a un livre à écrire, sur la crise, c’est-à-dire sur les gens dans la crise, des hommes et ici surtout des femmes, des jeunes et
    des vieilles, broyées par le travail précaire, des êtres humains trop souvent invisibles dans notre société. Comme le précise son éditeur dans un entretien, « Ce n'est pas un livre de journaliste, ce n'est pas seulement une enquête. C'est un livre sur les gens, avec des portraits pleins d'empathie. Florence Aubenas a un talent pour capter la vie des gens, qui est pour beaucoup dans le succès du livre. »

  • Art de vivre

     « Selon cette science sociale oubliée, c’est la convention qui rend l’existence intéressante comme un morceau de théâtre. Le fait de porter des bijoux pour déjeuner, de se montrer aimable et souriant, d’être attentif aux autres et de s’exprimer clairement, tout cela donne une forme délectable au temps qui passe. Aller au musée, se promener dans les jardins publics, se retrouver à la messe du dimanche, prendre le thé, parler du dernier film ou du dernier roman : autant de mornes habitudes nous rappellent l’équilibre savant d’un ancien art de vivre. Même la fameuse hypocrisie bourgeoise devient une qualité quand elle consiste à masquer ses tourments, à laisser la part d’ombre dans l’ombre, plutôt que de donner le champ libre à la sincérité et aux conflits. Voilà toute une esthétique du quotidien que nous ne connaissons plus guère, depuis que nos vertus s’appellent franchise et naturel. »

     

    Benoît Duteurtre, Les pieds dans l’eau 

    Boudin Eugène.jpg
  • Retours à Etretat

    Son histoire commence avec ses cousines de Paris « dans une poudre de lumière,
    un après-midi d’été ».
    Années soixante. Benoît Duteurtre, petit-fils de René Coty, alors jeune catholique de province (il habite Le Havre), retrouve à Etretat, avec un sentiment de « léger décalage social », la branche parisienne de la famille dans la propriété de leur illustre aïeul, « La Ramée ». Une villa enrichie au fil du temps, avec un « joli perron de bois exotique, dont les volutes et guirlandes avaient quelque chose de chinois, revu par la IIIe République ». Les pieds dans l’eau, ce sont les souvenirs de Duteurtre et surtout une évocation personnelle de la station balnéaire si bien décrite par Maupassant, si bien peinte par Boudin puis par Monet – « cette beauté surprenante, chaque fois que je redécouvrais les falaises encadrant le théâtre maritime ».

     

    Monet Claude, Étretat, la porte d'Aval bateaux de pêche sortant du port 1918.jpg

     

    Le hasard a voulu qu’au moment où je lisais que Le Perrey, la digue aménagée qui longe sa plage, bien plus qu’une simple promenade panoramique, permet de « mesurer la portée sociale (…) autant que métaphysique » d’Etretat, Envoyé spécial y montrait Vincent Lindon, dont le grand-père, Raymond Lindon, grand juriste parisien et maire d’Etretat, avait accueilli Coty en grande pompe en 1954. Dès le dix-neuvième siècle, « avec Maupassant, Monet, Offenbach, Maurice Leblanc, Etretat tenait le haut du pavé. »

     

    Duteurtre observe les vacanciers d’Etretat, distingue les touristes des familles anciennes aux rituels soigneusement entretenus. Horaire des baignades, manières d’entrer dans l’eau (« Réflexions sur le galet » fait un très joli chapitre), art de parler « pour passer le temps, sans se départir d’une amabilité délicieusement artificielle », relations de plage ignorées à Paris. Des passages d’une drôlerie irrésistible. Les saisons d’Etretat ont leurs réjouissances, comme la  Fête de la Mer, à l’Ascension, ou la revue musicale du dernier samedi du mois d’août. L’auteur aime tout ce qui lui rappelle « une civilisation disparue qui n’a pourtant pas fini de nous occuper l’esprit avec sa peinture, sa musique et sa littérature – toute cette modernité si proche et si mystérieuse, comme une ancienne photo de famille. »

     

    L’histoire de cette famille s’organise autour du Président de la République (1953-1959) et de ses deux filles, Elisabeth et Madeleine. Celles-ci incarnent deux tendances : « un côté sérieux, respectable, solennel » pour Coty et sa fille cadette, « un versant plus fantaisiste, souriant, léger » pour sa femme Germaine et leur fille aînée. Duteurtre retrace surtout sa propre histoire à partir de ses dix ans. S’il admire les valeurs généreuses de sa mère, « l’effort, la justice, le partage », il y voit aussi « une conception légèrement faussée de l’existence, selon laquelle chacun devait vivre d’abord « pour les autres » », au détriment d’autres dimensions auxquelles il est, lui, plus sensible, « comme le sens du plaisir, le goût de l’aventure, l’esthétique, la séduction… » Il raconte son adolescence, avec ses rébellions et ses conformismes, son goût pour la musique. La succession des générations, l’évolution des manières de vivre, le sort de la maison de famille, il les regarde en observateur lucide, volontiers ironique.

     

    Exemple. En 1990, une vingtaine de descendants de René Coty se retrouvent à l’Elysée. Vague espoir déçu de rencontrer un instant le président Mitterand. « On ne voulait pas déranger ; on ne faisait que passer très discrètement, car un de nos ancêtres avait travaillé à l’Elysée pendant cinq ans. Tout cela était loin, sans importance. On venait seulement jeter un coup d’œil, surtout qu’on ne s’occupe pas de nous. » C’est à lui, « l’écrivain de la famille », qu’est confiée la rédaction d’un compte rendu dans le journal Le Havre.

     

    Le siècle avance, Etretat change, les maisons passent en d’autres mains, La Ramée aussi. Si les conventions familiales lui pèsent parfois, Duteurtre fait pourtant l’éloge de la bourgeoisie dont l’ancien art de vivre lui est cher. « Il m’a fallu des années pour comprendre que cet exécrable monde bourgeois – « grand » ou « petit » – avait curieusement engendré la plupart des artistes que j’aimais. Esprits libres, inventeurs, fantaisistes, presque tous provenaient de ce milieu parisien ou provincial étriqué ». Son attitude est tantôt critique, tantôt nostalgique : « tout ce qui disparaît me désole ». Etretat, comme le reste du monde, s’est métamorphosé. Duteurtre, qui avoue avec humour détester la foule mais se passionner pour l’humanité, y reste à jamais attaché : « rien de plus fascinant que ce mélange de beauté immuable et de transformation du monde ».

  • Cuillères

    « Sans compter les énormes bénéfices réalisés sur le trafic des cuillères.
    Le Lager n’en fournit pas aux nouveaux venus, bien que la soupe semi-liquide qu’on y sert ne puisse être mangée autrement. Les cuillères sont fabriquées à la Buna, en cachette et dans les intervalles de temps libre, par les Häftlinge qui travaillent comme spécialistes dans les Kommandos de forgerons et de ferblantiers : ce sont des ustensiles pesants et mal dégrossis, taillés dans de la tôle travaillée au marteau et souvent munis d’un manche affilé qui sert de couteau pour couper le pain. Les fabricants eux-mêmes les vendent directement aux nouveaux venus : une cuillère simple vaut une demi-ration de pain, une cuillère-couteau, trois quarts de ration. Or, s’il est de règle qu’on entre au K.B. avec sa cuillère, on n’en sort jamais avec. Au moment de partir et avant de recevoir leurs vêtements, les guéris en sont délestés par les infirmiers, qui les remettent en vente à la Bourse. Si on ajoute aux cuillères des guéris celles des morts et des sélectionnés, les infirmiers arrivent à empocher chaque jour le produit de la vente d’une cinquantaine de ces objets. Quant à ceux qui sortent
    de l’infirmerie, ils sont contraints de reprendre le travail avec un handicap
    initial d’une demi-ration de pain à investir dans l’achat d’une nouvelle cuillère. »

    Primo Levi, Si c’est un homme (Chapitre 8 – En deçà du bien et du mal)

    Primo Levi, Le devoir de mémoire.jpg
  • La défoliation

    Florilège d’automne / Récit

     

    La question des feuilles mortes agite chaque année, dès avant l’équinoxe d’automne, toutes ces racines, ces tiges, ces troncs, ces nervures, ces réseaux verticillés, qui sont des arbres.

     

    Hêtre du parc Josaphat.JPG

     

    C’est le hêtre qui en parle avec le plus d’autorité. Dans ce travail de la défoliation, c’est un maître. Passer insensiblement du vert vif au vert éteint, du vert éteint au vert doré, et de l’or à l’orangé le plus intense ; opérer cette transformation sans tache, sans heurts, d’une manière égale et sûre ; y utiliser habilement la pluie ou le soleil, et au moment où toutes feuilles rejetées, le réseau pur des rameaux se dessine sur le ciel, revêtir la face ouest du tronc et des grosses branches du voile émeraude d’un lichen granuleux !

    Le hêtre sait aussi réserver une partie de son tronc à écouler l’eau gaspillée par les pluies, et celle dont le baigne l’humidité distillée par ses branches. Un ruisselet vertical flue doucement, et forme une petite mare entre deux boulonnages de racines. Le lichen étant lavé à la place où l’eau descend ainsi, l’écorce y devient d’un noir lisse et violacé.

    Le hêtre, ce magnifique voilier de nos campagnes, est alors paré pour les grands vents et prêt à la traversée de l’hiver.

     

     

    Marie Gevers, La défoliation d’octobre in Plaisir des Météores ou Le Livre des douze mois, Jacques Antoine, 1978.