Le second tome de La Montagne Magique refermé, à regret, je reviens sur quelques scènes inoubliables racontées par Thomas Mann dans la suite du temps passé par Hans Castorp – non pas trois semaines comme prévu, mais des années – au sanatorium international Berghof dans les Alpes suisses. Le temps de s’intéresser à la botanique, à la médecine, aux astres et au mystère de la vie.
Hans (Christoph Eichhorn) et Clawdia (Marie-France Pisier) dans La Montagne magique,
un film de Hans W. Geissendörfer (1982) Photo IMDb
Dès le premier regard vers Clawdia Chauchat, une Russe mariée qui revient régulièrement au Berghof, seule, Hans est tombé amoureux d’elle. De sa place à une autre table, il épie ses faits et gestes. Quelqu’un lui a dit un jour qu’elle posait pour le conseiller Behrens – le médecin-chef peint en amateur. Quand Hans exprime le désir de voir ses œuvres, Behrens l’invite avec son cousin dans son appartement privé où ses toiles sont accrochées partout. Hans prend le temps de les examiner, même s’il a repéré aussitôt le portrait qu’il souhaitait découvrir. Une belle scène où la conversation et les gestes se déploient sur deux registres, celui de l’échange amical et celui du tumulte intérieur. Ses deux compagnons le devinent, tout en jouant le jeu.
Un soir de Mardi gras, où tout est fait au Berghof pour procurer aux résidents l’atmosphère plaisante et licencieuse du carnaval, va enfin rapprocher Hans et Clawdia (en robe de soie) dans un véritable tête à tête : s’y confirment la prégnance du souvenir d’un certain Hippe, qui fascinait Hans à l’école, et la ressemblance entre Clawdia et lui (déjà suggérée précédemment). Cet échange intense hantera le jeune homme, d’autant plus que Mme Chauchat lui annonce son départ prévu pour le lendemain.
Les répétitions, les variantes et les leitmotivs sont fréquents dans ce grand roman sur le temps – le narrateur revient souvent sur son thème principal : « Peut-on raconter le temps en lui-même, comme tel et en soi ? Non, en vérité, ce serait une folle entreprise. » L’organisation des journées, des semaines, le retour des fêtes du calendrier, les arrivées, les départs, les décès, tout contribue à cette structure cyclique qui fait de la vie au sanatorium une expérience si différente de la vie ailleurs, à moins qu’elle en soit la vertigineuse figuration.
Hans aime discuter avec Settembrini, le pédagogue, l’humaniste, et trouve un nouvel aiguillon dans les controverses qui opposent celui-ci à Naphta, un petit homme laid mais bien vêtu, formé chez les Jésuites (il occupe au village l’autre appartement dans la maison du tailleur où Settembrini s’est installé sous le toit). L’« enfant gâté de la vie », comme l’appelle son mentor, est passé de l’écoute à une participation de plus en plus assurée aux débats philosophiques, qui prennent davantage d’importance dans le second tome. Mann présente ainsi dans La montagne magique l’état d’esprit et « la problématique spirituelle de l’Europe dans le premier quart du XXe siècle » (France Culture).
Autre séquence inoubliable, une promenade solitaire en ski. Malgré le règlement qui interdit aux curistes de skier, Hans se décide un jour à acheter tout le matériel qu’il dépose chez le tailleur. Settembrini a beau lui conseiller la prudence, dès que le jeune homme skie avec plus d’assurance, il va s’échapper une après-midi, vêtu d’un simple chandail, et se laisser griser par l’atmosphère, la glisse, jusqu’à ce qu’une tempête de neige l’égare dans des visions fantasmagoriques.
Une scène formidable a lieu peu après le retour de Mme Chauchat au Berghof : à la stupéfaction de Hans Castorp et pour son malheur, elle s’est réinstallée au sanatorium en compagnie de Mynheer Peeperkorn, un planteur de café à Java, un Hollandais imposant, quoique fiévreux. Grand mangeur et gros buveur, Peeperkorn va improviser une « bacchanale » pour fêter les retrouvailles de Clawdia avec ses anciennes connaissances jusque tard dans la nuit.
Nous écouterons les battements du cœur de Hans, nous l’observerons qui s’efforce de faire bonne figure auprès du couple ou de modérer les oppositions entre Settembrini et Naphta qui se disputent la mission d’éveiller son intelligence. Avec lui, nous sentirons un glissement dans l’atmosphère du Berghof où l’on se livre bientôt à la musique (Behrens a offert un phonographe), voire, pour certains, au spiritisme (une jeune Danoise qu’on dit médium).
S’il est facile de se détacher de la marche du monde une fois qu’on réside au sanatorium, d’où le souci de Settembrini d’en faire comprendre les enjeux à Hans Castorp, certains arrivants apportent avec eux les tensions du monde d’en bas. L’atmosphère change insensiblement. Mais pour arracher Hans à la montagne magique où il se plaît « à rêver et à gouverner les ombres spirituelles des choses », il faudra un « coup de tonnerre ».