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Roman - Page 80

  • Un arbre généalogique

    L’homme qui observe ses semblables dans le métro, un soir d’automne, le narrateur du roman Etat limite de Pierre Assouline, est généalogiste. Tanneguy de Chemillé l’a invité à la soirée qu’il donne pour fêter l’établissement de son arbre généalogique. François-Marie Samson, l’œil curieux, est attentif aux moindres détails en pénétrant dans leur immeuble du square Albinoni, préférant l’escalier à l’ascenseur pour se rendre au cinquième étage où il est attendu.

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    Le viaduc de Passy et le métro aérien, où débute Etat limite (source YouTube)

    Avec l’impression de marcher dans une page du Figaro, celle du « Carnet du jour », il découvre cette famille française fière de son ascendance. Le fils de Tanneguy et Inès de Chemillé, un adolescent, reste à l’écart de ces réjouissances, le regard plongé dans la contemplation d’un splendide tapis d’Aubusson. Sixte s’avère assez excentrique aussi dans la conversation, brillant élève, souligne sa mère, pour qu’on le laisse tranquille, expliquera le jeune homme.

    De la porte-fenêtre, la vue sur la station de Passy, le pont de Bir-Hakeim, le métro aérien va jusqu’à l’autre côté de la Seine où Samson loue un deux-pièces depuis sa séparation d’avec Agathe. La ligne 6 qu’il vient d’emprunter, sa ligne, relie le XVe où il habite et le XVIe des Chemillé dont il envie un peu « la durée, la pérennité, la continuité ». Son regard revient sur les invités et surtout sur la gracieuse Inès, en passant par le décor où ils se tiennent : « Rien qui sentît l’effort, chez les personnes non plus que dans les lieux. »

    Invité à rester après le départ des autres, Samson fait la connaissance de son hôte, 51 ans, « grand serviteur de l’Etat » au Quai d’Orsay, en attente d’une ambassade européenne, et de sa femme, études d’HEC, soucieuse de la scolarité de sa fille Pauline. Inès de Chémillé le surprend par la simplicité troublante avec laquelle elle enlève ses chaussures et se masse les pieds sur le canapé en sa présence, tandis que son mari sort les labradors.

    François-Marie Samson s’occupe de généalogie familiale et successorale, depuis qu’il travaille à son compte. Quand Tanneguy de Chemillé lui commande en secret l’arbre généalogique de son épouse, les Créanges de Vantoux, pour son anniversaire, il est ravi d’en apprendre davantage sur elle. Il la découvre très efficace dans le cadre de sa profession, à la conférence de presse au Ritz du grand groupe pharmaceutique où elle est directrice de la communication. Il est question de recherches génétiques à partir de l’ADN de tous les Islandais, ce qui suscite questions et protestations parmi les journalistes. Après leur départ, Inès s’approche de lui et avoue que leur rencontre l’a troublée aussi, l’autre soir. Il ne lui en faut pas plus pour passer une nuit blanche.

    Ainsi commence une certaine intimité entre Inès et lui, qu’elle lui demande bientôt d’oublier, par un petit mot. Les recherches sur les Créanges de Vantoux ne sont pas faciles, en particulier pour la branche alsacienne où Samson rencontre des difficultés imprévues. Ne pouvant interroger Inès, Samson en fait part au commanditaire tout en le rassurant : « un arbre est possible ». Tanneguy, satisfait de ses travaux, lâche un « j’ai ce que je voulais » qui l’intrigue et lui fait éprouver quelque culpabilité à l’égard d’Inès.

    Pour ce généalogiste toujours à l’affût d’une faille, d’une fêlure dans les belles apparences, cette famille devient une obsession. Une manière aussi de ne plus penser à Agathe, qui le harcèle de demandes. Quand il emmène sa mère à la Comédie française et qu’il y croise Inès avec son fils, celle-ci lui confie son inquiétude : Sixte ne parle plus du tout. Il lui laissera l’adresse d’un ami psy qui pourrait l’aider, même si son mari n’en veut pas.

    Etat limite, qui s’ouvre sur une visite mondaine, s’emplit peu à peu de mystère. Chacun des Chemillé en porte une part, Sixte d’abord, puis Inès, si belle, si proche de Samson par moments. Déstabilisée par l’attitude de son époux et inquiète du renfermement de son fils, elle n’a que cet homme suspendu à son bon vouloir avec qui en parler ouvertement. La peinture d’un milieu social – la noblesse, comme souvent chez Assouline – se double d’un suspense psychologique. Etat limite porte bien son titre.

    Dans le style classique qu’on lui connaît, Pierre Assouline nous embarque agréablement dans ce récit où affleurent ses centres d’intérêt, à en croire son portrait dans l’Express, comme le goût de la discrétion et des bonnes manières, ou encore ces pages sur la Société sportive du jeu de paume. Dans chacun de ses romans et de ses biographies, au fond, ce qui mène le jeu, c’est la curiosité, le goût des autres et de leur histoire.

  • Plaisanterie

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    « […] enfin venaient les blagues – parce que sous l’épreuve de la mélancolie perpétuelle et la prodigieuse tension pour seulement s’en sortir, il se cache toujours une blague quelque part, le portrait d’un ridicule, un mot cinglant, une plaisanterie qui se bâtit au prix d’une subtile auto-destruction jusqu’à la chute qui fait hurler de rire : « Et voilà à quoi mène la souffrance ! »»

    Philip Roth, L’orgie de Prague in Zuckerman enchaîné (Epilogue)

  • Zuckerman, épilogue

    L’orgie de Prague (1985), l’épilogue du Zuckerman enchaîné de Philip Roth dont je vous entretiens depuis quelque temps, compte moins de cent pages. Publié deux ans après La leçon d’anatomie, il se présente comme « extrait des carnets de Zuckerman ». Voici le début, daté du 11 janvier 1976 à New York :
    « Votre roman, dit-il, est absolument l’un des cinq ou six livres de ma vie.
    - Vous pouvez donner l’assurance à M. Sisovsky, dis-je à sa compagne, qu’il m’a suffisamment flatté.
    - Tu l’as suffisamment flatté, lui dit-elle. »

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    Elle, « la quarantaine, des yeux pâles, de larges pommettes, une chevelure sombre, séparée par une raie sévère – un visage frappant, égaré », toute en noir, se tient au bord du sofa de Zuckerman. Lui, « plus jeune, peut-être de dix ans », une allure d’« exilé ruiné », se dit intéressé par le scandale provoqué par le roman de Zuckerman en Amérique, parce que les Tchèques ont réagi de même à propos du sien – sans vouloir les comparer : « Le vôtre est une œuvre de génie, et le mien n’est rien. »

    Il faudra qu’Eva Kalinova intervienne pour que Zdenek explique pourquoi il a fui la Tchécoslovaquie : « Là du moins je puis être tchèque – mais je ne puis être écrivain. Tandis qu’à l’Ouest, je puis être un écrivain, mais pas un Tchèque. » Zdenek préfère parler d’elle, « la grande actrice tchékhovienne de Prague (…). Après elle, il n’est pas de Nina, pas d’Irina, pas de Macha. » Ils se disputent. Il la dit « poursuivie par des démons juifs », elle qui n’est pas juive du tout, mais a eu le tort de jouer des rôles de juive, aux yeux de l’occupant soviétique et de ses serviteurs. (On est loin, en 1976, du Printemps de Prague. L’année suivante verra la publication de la Charte 77.)

    L’orgie de Prague ferait une bonne pièce de théâtre, les dialogues y occupent la plus grande place. Zuckerman finit par comprendre ce que Zdenek attend de lui. Il voudrait récupérer les récits en yiddish de son père, restés à Prague chez son épouse Olga. Il voudrait publier en Amérique ces nouvelles d’un « écrivain merveilleux et profond » et flatte le point faible de Zuckerman : « Elle vous plairait. Elle a été très belle autrefois, avec de jolies jambes très longues et des yeux de chat gris ».

    Deuxième temps : Nathan Z. est à Prague, le 4 février 1976, il se rend à une réception chez Klenek, un cinéaste ménagé par le régime. Sa maison, connue pour ses orgies – « Moins de liberté, plus de baise » –, est truffée de micros de la police secrète.  Bolotka lui explique « qui est qui et qui aime quoi », jusqu’à ce qu’une grande femme mince aux yeux gris, « des yeux de chat » et un sourire engageant, chuchote à Zuckerman : « Je sais qui vous êtes ».

    Olga prétend que son amant veut la tuer ; les hommes la cherchent tous. Son mari s’est enfui en Amérique avec une belle actrice tchèque et elle vit avec Klenek. Olga demande à Zuckerman s’il compte faire l’amour à quelqu’un à Prague et ne cesse de le provoquer, interrompue par un sexagénaire qui veut absolument qu’elle se montre à un garçon qui l’accompagne, qui n’a jamais vu de femme. Quand elle en revient, Nathan résiste à ses avances et lui propose de déjeuner ensemble le lendemain. Ses lecteurs n’en reviendraient pas.

    Le lendemain, Olga le réveille, elle l’attend dans le hall de l’hôtel et se présente comme sa « future épouse ». Mais un employé de la réception, après s’être excusé auprès de lui en anglais, s’adresse à elle en tchèque : il veut sa carte d’identité ; elle exige qu’il lui parle en anglais aussi pour que Zuckerman comprenne la manière insultante dont on traite les citoyens tchèques. Quand elle apprendra la raison de sa présence, Olga sera furieuse : « Pour qu’il puisse gagner de l’argent sur le dos de son père mort – à New York ? Pour qu’il puisse lui acheter des bijoux à elle, maintenant à New York aussi ? »

    Zuckerman arrivera-t-il à la persuader de lui donner ce qu’il est venu chercher ? Lisez L’orgie de Prague si vous voulez connaître la suite, pleine d’imprévus. Philip Roth y restitue le climat oppressant que subissent les Tchèques dans les années 70, en particulier les intellectuels relégués aux emplois manuels et voués à la débrouille pendant que d’autres collaborent et tirent profit de leur proximité avec le pouvoir. Roth a séjourné à Prague dans ces années-là et a soutenu des dissidents tchèques, il sait comment il y était surveillé.

    Après L’écrivain fantôme, Zuckerman délivré, La leçon d’anatomie, l’épilogue de Zuckerman enchaîné change de contexte, mais les thèmes du premier cycle consacré par Philip Roth à Nathan Zuckerman restent bien présents : la relation père-fils et l’origine juive, l’écriture et la littérature, les femmes et la sexualité, la solitude et les rencontres, la liberté intellectuelle et l’audace.

  • Marié pour...

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    « Le mariage avait été son rempart contre l’extraordinaire source de distraction que constituent les femmes. Il s’était marié pour l’ordre, pour l’intimité, pour l’aspect routinier, régulier, de l’existence monogame ; il s’était marié pour ne plus jamais perdre son temps dans une nouvelle aventure, ne plus jamais devenir fou d’ennui lors d’une soirée ou se retrouver seul le soir au salon après une journée de solitude dans son studio. »

    Philip Roth, La leçon d’anatomie in Zuckerman enchaîné

  • Zuckerman va mal

    L’incipit de La leçon d’anatomie (1985) ne manque pas d’ironie, provocatrice comme toujours chez Philip Roth qui revient pour la troisième fois à son alter ego Nathan Zuckerman. Lisez plutôt : « L’homme malade a besoin de sa mère ; si elle n’est pas là, d’autres femmes peuvent faire l’affaire. Quatre autres femmes faisaient l’affaire pour Zuckerman. Il n’avait jamais eu tant de femmes à la fois, ni tant de médecins, ni d’ailleurs bu tant de vodka, abattu si peu de travail, ou connu un désespoir de proportions aussi cruelles. »

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    L’écrivain scandaleux n’est plus que douleur. Marcher, porter un sac, ouvrir une fenêtre, tout lui demande un terrible effort. Pour lire dans un fauteuil, il porte un col orthopédique censé maintenir l’alignement de ses vertèbres cervicales, ce qui le soulage parfois et l’horripile souvent. Il n’arrive quasi plus à écrire, ni sur la nouvelle machine à écrire électrique qu’on lui a conseillée à la place de sa petite Olivetti ni à la main.

    Quand il n’en peut plus, il s’installe sur un moelleux tapis de jeu pour enfants, étendu de tout son long sur le sol de son studio, avec la tête sur le Roget’s Thesaurus. Là, il donne ses coups de téléphone, suit l’affaire du Watergate à la télévision, reçoit ses visiteurs et les quatre femmes qui se relaient pour lui servir de « secrétaire-confidente-cuisinière-maîtresse de maison-compagne ». Le mariage était un « rempart », mais il a eu « trop d’épouses en trop peu d’années ».

    Ostéopathie, psychanalyse, acupuncture, physiothérapie, Zuckerman a essayé tous les traitements pour sortir de la douleur chronique. Sa souffrance n’est pas si terrible « au regard de toutes les misères du monde », mais il se sent vaincu, à quarante ans, par « une maladie fantôme sans cause, sans nom et intraitable. » Serait-ce, avec la chute de ses cheveux, une punition « pour le portrait d’une famille que tout le pays avait pris pour la sienne, pour le manque de goût qui avait outragé des millions de lecteurs, pour l’impudeur qui avait mis en rage sa propre tribu » ? La douleur lui signifie-t-elle d’abandonner à d’autres l’écriture littéraire et de renoncer à vivre en chambre ?

    Réduit au chômage, « Zuckerman avait perdu son sujet ». Les pensées déprimantes l’envahissent. Depuis trois ans, sa mère « n’est plus », selon la formule de son frère. « Ayant perdu père, mère, et terre natale, il cessait d’être un romancier. Cessant d’être un fils, il cessait d’être écrivain. » Il se souvient du temps passé dans son appartement après sa mort et des choses qui lui parlaient d’elle, du long discours écrit par son frère en une nuit « dans sa chambre d’hôtel avec trois jeunes enfants et une épouse » alors que lui « n’arrivait pas à écrire quand il y avait un chat dans la pièce. »

    « Des trésors de colère refoulée », voilà l’origine du mal d’après le jeune Dr. Felt, qui lui conseille d’ouvrir le feu contre Milton Appel. Après l’avoir considéré comme un jeune prodige, cet Appel, auteur d’une anthologie yiddish, avait revu son jugement après la parution de Carnovsky : « Sans être probablement lui-même totalement antisémite, Zuckerman n’était certainement pas l’ami des juifs : l’affreux animus de Carnovsky suffisait à le prouver. »

    Jenny, Diana, Gloria, Jaga : on découvre peu à peu les femmes qui se succèdent auprès de Nathan Zuckerman et de quelle manière elles s’occupent de lui. Aucune ne pourra le dissuader de suivre l’idée de génie qui lui vient de s’inscrire à l’université, pour devenir médecin, renonçant à la littérature. D’où un voyage en avion mémorable et de non moins mémorables leçons d’anatomie.

    Ce roman de Philip Roth consacré à la douleur physique et à la solitude, à l’impossibilité d’écrire et de vivre sans écrire, à la présence des femmes et au sexe, à la famille et aux juifs de Newark où il a grandi, ces obsessions qui reviennent d’une œuvre à l’autre, continue à explorer avec cet humour singulier qui est le sien, mêlé de chagrin, de colère et de désir, la condition humaine de l’écrivain Zuckerman, qui n’en est pas moins homme.