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Roman - Page 84

  • Mandala

    paolo cognetti,les huit montagnes,roman,littérature italienne,montagne,famille,apprentissage,marche,escalade,sommets,amitié,alpage,nature,culture« Tout en disant ces mots, il traça à l’extérieur de la roue une petite pointe au-dessus de chaque rayon, puis une vaguelette d’une pointe à une autre. Huit montagnes et huit mers. A la fin, il entoura le centre de la roue d’une couronne qui devait, pensai-je, être le sommet enneigé du Sumeru. Il jaugea son travail un instant et secoua la tête, comme s’il avait déjà fait mille fois ce dessin mais avait un peu perdu la main dernièrement. Il planta quand même son bâton au centre, et conclut : « Et nous disons : lequel des deux aura le plus appris ? Celui qui aura fait le tour des huit montagnes, ou celui qui sera arrivé au sommet du mont Sumeru ? »
    Le porteur de poules me regarda et sourit. Je fis de même, parce que son histoire m’amusait et que j’avais le sentiment de la comprendre. Il effaça le mandala de sa main mais je savais que je ne serais pas près de l’oublier. Celle-là, me dis-je, il faut absolument que je la raconte à Bruno. »

    Paolo Cognetti, Les huit montagnes

  • Amis de la montagne

    Le roman de Paolo Cognetti Les huit montagnes (2016, traduit de l’italien par Anita Rochedy) est tout à fait à la hauteur des éloges lus dans la presse et dans la blogosphère : la passion du père pour la montagne, d’abord pesante pour son fils (le narrateur), imprègne toute leur vie de famille. Les parents avaient quitté la campagne pour vivre à Milan. « Leurs premières montagnes, leur premier amour, ça avait été les Dolomites. » Ils s’étaient mariés au pied des Tre Cime di Lavaredo – un mariage rejeté par les parents de la mère, célébré entre amis, en anorak, un matin d’octobre 1962.

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    Photomontage : https://www.gliscrittoridellaportaaccanto.com/

    A Milan, ils habitent au septième étage, sur un grand boulevard, dans le vacarme. La mère infirmière travaille comme assistante sanitaire, elle accompagne les femmes enceintes jusqu’au premier anniversaire du bébé. Le père, chimiste, n’en peut plus des grèves et des licenciements dans l’usine, dort mal. Vers la fin des années 1970, ils reprennent leurs chaussures de marche : cap à l’est, « direction l’Ossola, la Valsesia, le val d’Aoste, montagnes plus hautes et sévères »

    Découvrant le mont Rose, son père tombe amoureux de la région. Il lui faut les trois mille, les glaciers ; sa mère préfère les deux mille ou mille, la vie des « villages de bois et de pierres ». C’est elle qui trouve une maison, en 1984, dans le village de Grana. Pour le père, ce qui compte alors, c’est de monter au sommet ; pour la mère, d’agrémenter la vieille maison et aussi de pousser son fils Pietro à se lier davantage avec les autres.

    Le torrent tout proche devient le terrain de jeu de l’enfant ; il finit par faire connaissance avec un garçon qui garde des vaches dans les prés, Bruno Guglielmina, qui a quelques mois de plus que lui, sans savoir encore qu’il se fait un ami pour la vie. C’est pour le retrouver à l’alpage que le garçon va suivre son père en haute montagne et apprendre ses règles : prendre un rythme et s’y tenir sans s’arrêter ; ne pas parler ; aux croisements, choisir la route qui monte.

    Heureusement sa mère lui a appris le nom des arbres et des plantes – « pour mon père, la forêt n’était rien d’autre qu’un passage obligé avant la haute montagne ». Il n’a pas son endurance, mais parvient tout de même à le suivre jusqu’à la cime où son père s’arrête enfin pour lui passer en revue « les quatre mille d’est en ouest, toujours du premier au dernier, parce qu’avant d’y aller, il était important de les reconnaître, et de les avoir longtemps désirés. »

    A la mort de son père, à soixante-deux ans, Pietro en a trente et un : « Je n’étais pas marié, je n’étais pas entré à l’usine, je n’avais pas fait d’enfant, et ma vie me semblait à moitié celle d’un homme, à moitié celle d’un garçon. » Il vit seul dans un studio à Turin. Fasciné par les documentaires, il s’est inscrit à une école de cinéma. Son père lui a légué une propriété à Grana, dont il ne sait rien, mais où Bruno va le conduire, lui qui a beaucoup accompagné son père dans ses courses en montagne.

    « Une paroi de roche lisse, haute, inhabituellement blanche, tombait sur ce plateau tourné vers le lac. De la neige dépassaient les restes de trois murs à sec, taillés dans la même roche blanche (…). Deux murs brefs et un long devant, quatre par sept, comme disait mon plan cadastral. » Un petit pin cembro. « Le voilà, mon héritage : une paroi de roche, de la neige, un tas de pierres de taille, un arbre. »

    Bruno était avec le père de Pietro quand il a vu et puis voulu ce terrain, « la barma drola » (la roche étrange), pour y construire une maison. Il en a dessiné les plans et fait promettre à Bruno de la construire. Pietro n’ayant pas d’argent, son ami lui propose de payer uniquement le matériel et de lui donner un coup de main. Ce sera « la maison de la réconciliation ».

    « Bruno et moi vivions peut-être le rêve de mon père. Nous nous étions retrouvés dans une pause de nos existences : celle qui met fin à un âge et en précède un autre, même si ça, nous ne le comprendrions que plus tard. » Cette maison devient le centre du monde pour Pietro, il y amène des amis, un jour une fille, Lara, qui tombe elle aussi amoureuse des alpages.

    Puis il repart. Sa passion pour l’Himalaya est la plus forte et quand Bruno, attaché pour la vie à « sa » montagne, l’interroge au retour de son premier voyage au Népal, il répond que « débarquer là-bas, c’est comme voir enfin un temple en entier après avoir contemplé des ruines toute sa vie. »

    Une lecture à ne pas manquer pour tous ceux qui aiment la montagne. Ceux qui ont fréquenté les chemins du Piémont ou du val d’Aoste retrouveront dans Les huit montagnes (prix Strega, prix Médicis étranger, 2017) des impressions inoubliables, en plus d’une belle approche des liens familiaux et de l’amitié.

  • Pas le mien

    PRAM le-monde-des-hommes-buru-quartet-i.jpg« Certes, les articles sur les mouvements de fonctionnaires – nominations, révocations, transferts, mises à la retraite – n’attiraient jamais mon attention. Ces événements ne me concernaient pas. Le cercle des priyayi n’était pas le mien. A quoi m’aurait servi de savoir qui était nommé responsable de la variole ou révoqué pour malversations ? Rangs, positions, salaires, escroqueries ne faisaient pas partie de mon univers. Le mien était le monde des hommes et de leurs problèmes. »

    Pramoedya Ananta Toer, Le monde des hommes

  • Le monde des hommes

    J’ignorais tout de Pramoedya Ananta Toer (1925-2006), appelé « Pram » en Indonésie, en ouvrant Le monde des hommes (Bumi Manusia, traduit de l’indonésien par Dominique Vitalyos), le premier tome de Buru Quartet : ce roman écrit en prison n’a été publié qu’après la libération en 1980 de ce « géant des lettres indonésiennes » (postface) qui a passé un quart de sa vie en captivité pour des raisons politiques.

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    Minke y raconte son histoire, celle d’un jeune Javanais brillant dans les études, ce qui lui vaut d’être éduqué à l’européenne à l’HBS, un « prestigieux lycée néerlandais » à Surabaya, privilège rare pour un indigène des Indes néerlandaises. Il est né le 31 août 1880, comme la reine Wilhelmine qui monte sur le trône au moment où commence son récit, en septembre 1898.

    Robert Suurhof, son condisciple, citoyen néerlandais bien que ses parents soient métis (il est né sur un bateau), veut lui présenter une autre « déesse à la beauté sans pareille » : il l’emmène à Wonokromo, à la ferme Buitenzorg, où son ami Robert Mellema l’accueille dans une pièce luxueusement meublée. Sa sœur, Annelies est « une jeune fille à la peau blanche, raffinée, aux traits européens, aux cheveux et aux yeux noirs d’indigène ». Minke est subjugué.

    Ce sont les enfants de Nyai Ontosoroh, la compagne du riche Herman Mellema : cette indigène qui parle un excellent néerlandais le reçoit en toute décontraction, vantant la beauté de sa fille qui ne se mêle pas suffisamment aux autres d’après elle. A table, où tout est parfait, du service de table raffiné à la disposition des couverts dont Minke observe attentivement l’emploi, la conversation va bon train. Ensuite la mère d’Ann lui fait visiter l’entreprise familiale, c’est elle qui l’administre et la fait prospérer, au grand étonnement du jeune homme.

    C’est à son premier maître d’école que Minke doit son surnom : il l’avait rappelé à l’ordre en se fâchant : « Silence, espèce de monk… Minke ! » Depuis lors, tout le monde l’appelle ainsi. A côté de ses cours, le jeune homme a lancé un petit commerce de meubles précieux, une initiative qui plaît à Nyai. L’irruption du père Mellema, furieux de l’apercevoir chez lui et le traitant de « singe », tourne court avec l’intervention de sa compagne : elle renvoie à sa chambre cet homme grossier et négligé devenu « le déshonneur de ses descendants ». Après l’avoir servi loyalement pendant des années, c’est elle qui dirige la maison à présent, sans lui.

    Obsédé depuis cette visite par la belle Annelies, conscient de la mauvaise réputation que lui vaudrait de fréquenter la demeure d’une nyai, ancienne esclave, non mariée, quelle que soit sa réussite, Minke va demander conseil à son ami et « compagnon d’affaires », Jean Marais, un peintre, qui a combattu plus de quatre ans dans les rangs de l’armée coloniale. Celui-ci l’incite à retourner voir ces gens pour se faire par lui-même une idée de leur valeur. Jean élève sa fille, May, dont la mère, une jeune combattante faite prisonnière, a été poignardée par son jeune frère qui s’est aussi donné la mort.

    Quand il reçoit une lettre de Nyai, le pressant de revenir auprès d’Annelies qui dépérit de ne plus le voir, Minke se décide à retourner à la ferme où il est même invité à s’installer – il habite une pension de famille. Fait-il une sottise ? Vaudrait-il mieux qu’il aille à B., chez ses parents ? L’attirance est trop forte. Ann raconte à Minke le bouleversement survenu chez eux quand son père, sans qu’elle sache pourquoi, est « devenu un étranger dans sa propre maison » où il n’apparaît plus que rarement. Sa mère, vendue à quatorze ans au « grand administrateur » Mellema, a tout appris de lui, si bien qu’il se reposait de plus en plus sur sa concubine et partageait les bénéfices avec elle. Quand il s’est éloigné, Nyai a dû se débrouiller seule. Robert, le frère d’An, ne s’intéresse à rien, à part le football, la chasse et l’équitation. Nyai est si insistante que Minke accepte de loger à la ferme et de profiter des services qui lui sont offerts.

    A travers l’histoire des Mellema, de Jean Marais et de Minke, dont on finira par connaître les parents – son père, promu « bupati » de B., est choqué par le refus de son fils d’entrer dans le jeu servile des Indiens en échange de titres –, Pramoedya Ananta Toer raconte l’histoire, les mœurs et les conflits sociaux d’une société profondément inégale. Un précurseur de la presse en malais, Raden Mas Tirto Adhi Soerjo, a inspiré le personnage de Minke qui tient à son indépendance d’esprit, écrit et publie des nouvelles, se débat avec ses sentiments envers Annelies si fragile et sa mère si forte, qu’il ne peut laisser tomber.

    Le Monde des hommes, à la fois romanesque et politique, relate une prise de conscience et un apprentissage, sur près de cinq cents pages qui constituent le premier volet de Buru Quartet. Buru, c’est le nom de l’île sur laquelle Pramoedya Ananta Toer l’a écrit, envoyé au bagne de 1965 à 1979 sous la dictature de Suharto, après avoir été emprisonné par le gouvernement colonial néerlandais de 1947 à 1949. Auteur de plus de cinquante romans, nouvelles et essais, cet humaniste est un grand témoin de l’évolution sociale dans son pays.

     

  • Défi

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    « On cherche parce que, au fond de soi, le mystère est un défi à ce que l’on est, on cherche pour parachever l’ordre du monde, on cherche parce que le trou béant de l’incapacité à répondre aux questions que l’on porte en soi est un outrage à l’élégance. »

    Gérald Tenenbaum, Les harmoniques